L'avenir des bibliothécaires est-il derrière eux ?

Laurence Tarin

Traditionnellement, le Bulletin des bibliothèques de France organise au Salon du livre de Paris un débat. Cette année, au risque d’apparaître nombriliste, tendance attribuée (à tort ?) à la profession et fortement dénoncée lors dudit débat, la question un rien provocatrice de la revue était : « L’avenir des bibliothécaires est-il derrière eux ? »

Et, qu’ont répondu les bibliothécaires présents à la tribune le 22 mars dernier ? N’oublions pas que le bibliothécaire est non seulement nombriliste mais aussi masochiste : « Peut-être, mais quand même, ce n’est pas si sûr. » En effet, avant d’être nombriliste ou masochiste, le bibliothécaire est surtout compliqué.

Quatre scénarios pour l’avenir

Le sociologue présent – Jean-Pierre Durand – a tenté de simplifier le problème en le schématisant dans un triangle aux trois sommets en tension. Un triangle ou plutôt, à notre sens, une pyramide labyrinthique au sein de laquelle l’avenir du bibliothécaire se jouerait. Avec au sommet (bien sûr) les élus qui décident de l’orientation stratégique de la politique documentaire et à la base, aux extrémités opposées (évidemment ?), les collections et le public. Des collections provisoires, selon le sociologue étonné, voire un peu choqué, par la pratique du désherbage, mais surtout renouvelées et entretenues par les bibliothécaires qui les rendent accessibles au moyen de catalogues aujourd’hui de plus en plus concurrencés par les moteurs de recherche. Un public au contact duquel l’ensemble du personnel de la bibliothèque se trouve avec cependant des nuances, les catégories A étant beaucoup moins proches des usagers que les vacataires ou les bénévoles. Un public, surtout, qui entretient des relations avec les élus puisque ce sont eux qui sont censés le représenter.

Ces constatations faites, Jean-Pierre Durand a proposé quatre scénarios qui décrivent les orientations que pourraient prendre les bibliothèques à l’avenir. Ces scénarios constituent en réalité les conclusions d’une étude intitulée Bibliothécaires en prospective réalisée à la demande du département Études et prospective du ministère de la Culture et de la Communication. Cette étude a pour objectif de décrire ce que sera la profession dans une dizaine d’années. Elle a porté uniquement sur les bibliothèques de lecture publique, mais s’est intéressée à toutes les catégories de personnels, les titulaires bien sûr et aussi les vacataires et les bénévoles.

Le premier scénario, dit de médiation sociale, perçoit la bibliothèque du futur comme une institution tentant de répondre en même temps à toutes les demandes sociales. Cette évolution serait due au déficit des institutions proches de la bibliothèque : école, ANPE, mission locale, maison des jeunes… Il s’agirait alors de faire face à un public diversifié et de répondre à ses demandes par une médiation accrue. Les personnels les plus concernés par cette évolution sont ceux qui sont le plus directement en contact avec le public, c’est-à-dire les bénévoles et les vacataires.

Le deuxième scénario, dit du consumérisme culturel, anticipe l’importance de la notion d’accès qui prendrait le pas sur celle de possession. Le public ne chercherait plus en effet à posséder un bien culturel mais à le louer. La bibliothèque devient alors un lieu de consommation de masse, mais l’on peut se demander si la personne qui distribue ces biens est encore un bibliothécaire.

Le troisième scénario, dit du tout informationnel, met l’accent sur le développement futur de la notion d’information. L’information serait accessible à chacun depuis son domicile. La bibliothèque, qui se fonde sur la notion de collection, et, par conséquent, le bibliothécaire perdraient donc de l’importance. Cependant, le public rencontrera inévitablement des difficultés pour sélectionner une information pertinente dans la masse de documents qui s’offre à lui. Le bibliothécaire pourrait retrouver une utilité en lui apportant un soutien dans ce tri, mais il se transformerait alors en courtier en information.

Le quatrième scénario, dit du numérique et du décloisonnement, envisage la médiathèque comme un centre de ressources et surtout comme le seul lieu d’accès gratuit à l’information et à la culture. Une pression s’exercerait ainsi sur elle pour qu’elle développe des animations de haut niveau et prenne la tête d’un réseau d’institutions culturelles. Les collections garderaient de leur importance, car elles prendraient en compte l’actualité éditoriale, culturelle et technologique. Certes, la place du papier irait en diminuant, mais le cœur du métier ne changerait pas.

On notera que si ces différents scénarios sont plus ou moins réalistes, le quatrième est le plus optimiste, les trois autres entraînant à plus ou moins long terme une disparition des bibliothécaires ou du moins une diminution de leur nombre.

Le point de vue des professionnels

Le débat ayant été introduit par un sociologue, la parole est ensuite donnée à des bibliothécaires invités à réagir aux conclusions de l’étude menée par Jean-Pierre Durand et à donner leur opinion sur l’avenir de la profession.

Le premier à s’exprimer, François Cavalier, directeur du Service commun de documentation de Lyon I, appartient à l’univers des bibliothèques universitaires. Son discours est centré sur les évolutions liées au développement de la documentation électronique. On remarquera qu’effectivement les bibliothèques universitaires ont été les premières à percevoir l’importance de la prise en compte du numérique pour l’avenir des bibliothèques. Après avoir évoqué les changements institutionnels qui s’opèrent actuellement dans les universités (réforme du LMD, rôle accru des régions) et indiqué que, à son sens, ils peuvent être l’occasion de rediscuter de la place de la documentation au sein de l’université, il insiste sur le rôle joué désormais par la documentation électronique. Le développement de cette dernière a eu un effet positif sur les bibliothèques universitaires en les replaçant au centre de la politique documentaire des universités. En effet, le coût des périodiques électroniques est tel que seules les structures les plus importantes comme les BU ont pu y faire face, et encore, en se regroupant au sein de consortiums. Cela a permis de résoudre (du moins en partie), de façon inespérée, le problème de l’éparpillement des ressources documentaires en obligeant les universités à adopter une politique de site. Par ailleurs, le développement du web et de l’accès à une quantité d’information toujours plus grande depuis son laboratoire de recherche ou depuis chez soi, mais en tout cas à l’extérieur de la bibliothèque, fragilise le bibliothécaire qui doit développer de nouveaux services : formation des usagers à la recherche documentaire, aide à la recherche d’information, développement de service d’aide en ligne…

Après le bibliothécaire d’université, deux professionnels exerçant dans le domaine de la lecture publique – Raphaële Mouren de la bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence, codirecteur de l’ouvrage Le métier de bibliothécaire et Bertrand Calenge de la Bibliothèque municipale de Lyon qui a dirigé l’ouvrage Bibliothécaire, quel métier ? à paraître au Cercle de la librairie – ont pris la parole. Tous deux ont souligné l’importance de la formation dans la construction de l’identité professionnelle des bibliothécaires.

Raphaële Mouren a rappelé que, pendant des siècles, une bibliothèque a été avant tout une collection alors qu’aujourd’hui c’est surtout un établissement qui s’adresse à des usagers. Elle a souligné également que les missions des bibliothèques se modifient et que les bibliothécaires doivent tenir compte à la fois du public auquel ils s’adressent et des élus et personnels administratifs de leur collectivité de tutelle. Elle explique qu’il est nécessaire de former le mieux possible les bibliothécaires pour assurer l’avenir mais que, dans un univers en constante et rapide évolution, le contenu de ces formations doit sans cesse se renouveler ; elle se demande d’ailleurs s’il ne vaudrait pas mieux se contenter d’enseigner une méthodologie.

Bertrand Calenge relève une difficulté du même ordre en faisant remarquer que les formations de demain sont pensées par les pédagogues d’aujourd’hui. Mais, au-delà de la question de la formation, il cherche à nous faire réfléchir sur l’utilité sociale du bibliothécaire en proposant deux pistes de réflexion.

Ce qui devrait nous préoccuper, dit-il, ce ne sont pas seulement nos « clients » mais plus largement l’intérêt général de la collectivité dont nous dépendons. L’intérêt général prend une dimension particulière dans le contexte de monopole dans lequel se trouvent certains éditeurs comme Elsevier (cf. le cas des périodiques électroniques évoqué par F. Cavalier) et dans la situation nouvelle créée par la loi sur le droit de prêt. On peut en effet s’interroger sur la place de l’information libre de droits dans une collectivité et sur le rôle de défense de l’intérêt général que pourraient jouer les bibliothèques.

La deuxième question que devraient se poser les bibliothécaires, c’est celle du sens de leur action. Pour B. Calenge, le fondement de notre métier c’est l’information, il estime donc qu’un bibliothécaire doit avant tout se préoccuper des contenus. Ce que l’on attend de lui, c’est d’abord une capacité de discrimination : qu’il sache sélectionner les bons contenus pour une collectivité donnée. Mais on exige aussi de lui une compétence en matière d’interface : qu’il soit capable de former les usagers et de les conseiller. B. Calenge – comme d’ailleurs F. Cavalier – estime que ce sont ces compétences-là qui permettent de légitimer la bibliothèque.

Il restait peu de temps pour le débat avec la salle qui a porté essentiellement sur les qualités que devrait avoir un directeur de bibliothèque : doit-il être un manager ou un bibliothécaire ?

Jean Pierre Durand et Bertrand Calenge ont habilement éludé la question en avançant la nécessité d’une double compétence. Et le débat s’est conclu, comme beaucoup de débats, sur le rôle crucial de la formation, ce qui a au moins eu le mérite de rassurer sur leur avenir les bibliothécaires-formateurs !