Les bibliothèques publiques dans la Nouvelle Europe

Martine Poulain

On ne dira jamais assez quelle heureuse idée eurent, en 1998, Élisabeth Macan et Richard Roy, tous deux en poste à Prague à l’époque, et responsables, la première de l’Europe centrale pour le Goethe Institut, le second de la bibliothèque de l’Institut français. Voulant que leurs deux pays accompagnent les évolutions, parfois difficiles, des bibliothèques publiques de l’ancien bloc de l’Est après la chute du Mur, ils inaugurèrent ce cycle de rencontres annuelles, dont la 6e se tenait en novembre dernier. Après Budapest, Prague, Ljubljana ou Zagreb, ce fut Varsovie qui accueillit cette fois ces deux jours de conférences, au cours desquels des bibliothécaires polonais, français et allemands échangèrent leurs réflexions sur les enjeux actuels de la lecture publique. L’occasion, pour le BBF, de faire un petit tour virtuel de la situation des bibliothèques polonaises, en complément de l’article d’Elżbieta Górska.

Des bibliothécaires inquiets

Les bibliothécaires polonais sont inquiets, voire désabusés. La chute du Mur, si elle a apporté la liberté, a aussi produit les apories d’une liberté formelle : liberté du marché, liberté d’être envahi par la littérature de consommation, liberté à l’État ou aux collectivités responsables de ne plus subventionner les bibliothèques, etc. Depuis 1990 en effet, les bibliothèques publiques sont sous la tutelle des collectivités territoriales ; et celles-ci, musique connue, ont bien d’autres priorités et peu de moyens. L’État, a reconnu le vice-ministre de la Culture, Mathieu Klimtock, dans son discours d’ouverture, devrait faire plus, notamment dans la perspective, aujourd’hui effective, de l’intégration à l’Union européenne. Affirmant que l’intégration à l’Union n’entraîne pas l’abandon de la spécificité polonaise, le vice-ministre estime pourtant que « l’Union attend de nous que nous soyons plus savants, plus raisonnables, plus ouverts à la diversité culturelle ».

Aux termes de la loi sur les collectivités territoriales, adoptée en 1997, tout va bien, expliquent Elżbieta Górska et Grażyna Lewandowicz… Selon l’article 19, les bibliothèques doivent proposer aux usagers un accès aisé à des documents de qualité, régulièrement renouvelés, etc. Mais les faits, estiment les responsables des bibliothèques et de leur association, sont têtus et la réalité ne ressemble que peu aux termes de la loi. Les budgets d’acquisition sont en baisse constante : si, en 1990, les bibliothèques acquéraient en moyenne 10 livres par an pour 100 habitants, elles n’en acquièrent plus aujourd’hui que 5,2, alors que les recommandations de l’Ifla sont de 25 à 30 acquisitions annuelles, 70 bibliothèques seulement offrent leur catalogue sur Internet, dont l’accès, offert par 10 % d’entre elles, est payant. Mais paradoxalement, le public augmente (19,6 % d’inscrits), et ses attentes aussi, notamment chez les jeunes, qui forment 53 % des usagers actifs.

Rien d’étonnant à une telle situation, qui est celle de nombreux pays ex-socialistes, rappelle Jan Wolosz, président de l’Association des bibliothécaires polonais. Les bibliothèques de l’ancien régime socialiste étaient sous perfusion idéologique et financière. Depuis, les bibliothèques d’entreprise, principale arme d’encadrement idéologique, ont été supprimées, et les bibliothèques publiques, effectivement, ont vu leur nombre diminuer de manière drastique, de 34 000 à 8 000 aujourd’hui. Nombre de bibliothèques ont été intégrées aux maisons de la Culture, ce qui est à double tranchant : cela sauve leur existence et leur donne une visibilité urbaine, mais ne suffit pas à faire comprendre aux élus qu’une bibliothèque ne peut vivre sans budget d’acquisition.

Tout n’est évidemment pas noir : les bibliothèques polonaises participent à de grands programmes européens ou internationaux, catalogues communs et bases informatiques se développent, la formation est meilleure, la fondation Bertelsmann aide à des projets pilotes, mais il est indispensable, estiment tous les responsables, que l’État mette en place une véritable politique d’incitation et aide financièrement au développement des bibliothèques publiques.

Des bibliothèques entre deux mondes

Les bibliothécaires eux-mêmes, estime le président de l’Association, hésitent entre deux modèles : le modèle traditionnel, éducatif, que le visiteur attentif peut considérer comme un rien nostalgique de l’ancien système, et dans lequel la bibliothèque joue pleinement son rôle de guide vers la culture reconnue et les grands auteurs ; le modèle moderniste, qui joue son va-tout sur les nouvelles technologies, Internet et l’accès à l’information.

De courtes visites, trop limitées bien sûr, dans les bibliothèques de Varsovie, convainquent de cet état d’entre-deux dans lequel sont les bibliothèques polonaises.

D’un côté, la bibliothèque publique de Varsovie, doublement bibliothèque de recherche et bibliothèque publique, riche de 1,3 million de documents (ce qui est remarquable quand on sait que 80 % des collections disparurent lors des bombardements de Varsovie par les Allemands). Fondée en 1907 grâce à l’aide d’une mécène progressiste, elle fut agrandie en 1973 par l’adjonction d’un autre bâtiment. Largement ouverte (de 9 h à 20 h, six jours par semaine), cette bibliothèque accueillerait 25 000 nouveaux inscrits par an et elle est effectivement fréquentée. Mais tout y est daté : les collections, insuffisamment renouvelées, le libre accès, maigrichon, le parc informatique, quasi inexistant pour les lecteurs, l’aménagement général.

De l’autre, exemple atypique par sa modernité, la flambante bibliothèque universitaire de 43 000 m2, voulue par les dissidents devenus ministres, comme hommage à ce foyer de résistance que fut l’université de Varsovie, construite avec l’argent des banques, auquel le gouvernement vendit le bâtiment de l’ancien siège du Parti communiste, situé en centre ville, en échange du financement de la nouvelle bibliothèque… L’architecture de M. Boujisky, qui fut paraît-il très controversée, est audacieuse et mêle verre et cuivre. Une vaste rue intérieure, proposant boutiques et services, et qui n’est sans doute pas le plus réussi de l’ensemble, mène à la bibliothèque elle-même sur laquelle veillent, du haut de grandes colonnes situées à l’entrée, quatre philosophes polonais, entourés de huit panneaux de cuivre ornés de citations faisant l’éloge du savoir et de la culture.

La bibliothèque, bien qu’universitaire, est ouverte à tous gratuitement ; seul le prêt suppose une inscription payante, et fort peu onéreuse (2,50 euros). Riche de 1,5 million de documents, ouverte tous les jours, y compris le dimanche de 15 h à 20 h, elle offre une grande partie de ses collections en libre accès. Son catalogue est informatisé depuis 1995 et elle a su faire de l’espace consacré aux fichiers papier un endroit de rêve, en les enserrant dans un écrin de verre, miroir du plus bel effet…

Si l’on en croit les personnels, au nombre de 260, qui font vivre cette bibliothèque, tout n’est pas parfait : certains se plaignent du climat de serre qui y règne, d’autres du public, parfois indiscipliné, parfois clochard, bref mal éduqué, moins respectueux qu’autrefois. En Pologne aussi, tout change, et il faut s’y faire… Le visiteur est admiratif de cette réalisation, d’une grande beauté dans ses espaces intérieurs comme extérieurs, avec vue imprenable des toits…, moins de la rue extérieure, et des fausses plantes qui dégoulinent des murs, modèle tant et tant vu dans ce que la modernité a de plus navrant… L’importance des collections offertes en libre accès réjouit, mais inquiète un peu : là encore, des budgets d’acquisition importants sont nécessaires pour que les collections soient pleinement tenues à jour.

Une Pologne entre deux mondes quant à la situation de ses bibliothèques publiques, au grand dam de ses bibliothécaires, assez désabusés, et qui voudraient bien avoir plus d’espoir. Une situation d’entre-deux, qui est souvent celle des anciens pays du bloc de l’Est, auxquels la libération a apporté aussi beaucoup d’anarchie et de capitalisme sauvage. C’est dire l’importance de ces rencontres annuelles, auxquelles participent, grâce à l’aide des organisateurs français et allemands, des centaines de bibliothécaires d’autres pays de l’Europe orientale, et qu’il serait grandement coupable de remettre en cause, alors qu’elles représentent pour nombre de ces bibliothécaires la seule opportunité d’échanges, entre eux, et avec nous.