Place et rôle de l'image dans l'éducation
2es rencontres nationales de la liste CDIDOC-FR
Hervé Le Crosnier
Les 23 et 24 octobre, se sont tenues au Centre régional de documentation pédagogique de Lyon, à l’initiative de la liste de diffusion des documentalistes de l’Éducation nationale CDIDOC-FR, deux journées consacrées à l’image. Le public de documentalistes des établissements scolaires a pu entendre plusieurs intervenants qui ont essayé de cerner le phénomène de l’intégration des images dans l’école 1.
Une « société de l’image »
Indubitablement, nous sommes entrés, et l’école avec nous tous, dans une « société de l’image ». Terme général et générique, c’est pourtant bien de toutes ces images autour de nous, de l’image télévisuelle à l’image documentaire scientifique, de l’image historique à l’actualité la plus violente que ce colloque a traité.
Serge Tisseron, psychanalyste, a souligné le « changement quantitatif provoqué par l’abondance d’images autour des enfants, dans la publicité, la télévision… ». Mais ce qu’il repère et qui intéresse le pédagogue comme le citoyen, c’est le « changement qualitatif : l’image devient imprévisible, hyperréaliste et de plus en plus stressante, faite pour émouvoir ». Il ajoute : « Toutes les machines à images ont pour but de faire rentrer les gens dans l’image. »
Cette « société de l’image », prégnante et cherchant à envoûter le lecteur, conduit Philippe Meirieu, directeur de l’Institut universitaire de formation des maîtres de Lyon, à considérer que la résistance à l’image est le nouveau combat pour la laïcité : « Quand Jules Ferry envoie les “hussards noirs” dans les campagnes pour contrer les superstitions religieuses répandues par les curés, les élèves passaient moins de temps au catéchisme que maintenant devant la télévision. »
Une « société de la parole »
Pour autant, l’image ne vit jamais toute seule. Maryvonne Masselot-Girard, dans un exposé illustré sur l’analyse de l’image, nous confronte à la contradiction des livres scolaires qui sont de véritables « livres d’images », alors même que « les images mentent : il faut des explications, par le langage, des percepts visuels. Ce n’est pas l’image qui installe le sens commun mais la verbalisation de l’image ».
Cet élément essentiel a aussi été rappelé par Cécile Kattnig (Bibliothèque nationale de France) dans sa présentation des règles d’indexation des images. Elle a longuement insisté sur la qualité et la précision de la « légende » et sur la description du « contexte », deux éléments qui ne sont pas intrinsèques à l’image, mais essentiels à sa compréhension.
Le juriste Philippe Gauvin insista lui aussi sur le contexte, cette fois juridique, de l’utilisation des images et nous incita à imaginer une véritable « ingénierie juridique avant la mise en œuvre d’un projet pédagogique utilisant des images ».
En nous invitant à « apprendre à voir », Philippe Meirieu nous dit que « l’image est un choc d’intentions entre celui qui la produit et celui qui la reçoit. Elle ne montre rien : voir et lire, c’est pareil. Dans la lecture de l’image, il nous faut apprendre à l’élève à se distinguer de l’image ».
Une notion qu’en psychanalyste, homme de « parole » par excellence, Serge Tisseron reprit en nous invitant à « sortir de l’image » ou, du moins, « à y entrer sans peur ». Les adolescents peuvent évacuer la violence et le stress de l’image en parlant avec des adultes : « Les jeunes réagissent en cherchant un interlocuteur pour donner du sens à ce qu’ils ont vu. »
Cette confrontation de l’image et de la parole, dans une enceinte pédagogique, est certainement un élément fondamental de la capacité à créer de la citoyenneté dans un univers peuplé d’images. C’est parce qu’ils ont le magistère de la parole que les éducateurs peuvent libérer le citoyen qui somnole dans l’élève zappeur, hypnotisé par les images et la « communication ».
Enjeu de la réception des images
L’image, durant ces deux jours, n’a jamais été considérée sous son angle plastique et esthétique. Des œuvres d’art côtoyaient des documentaires ou des photos d’actualité, mais quand il s’agit de l’analyse, le caractère esthétique disparaît. À l’extrême, avec le nouveau système documentaire de recherche d’images présenté dans un atelier par Nozha Boujemaa (Institut national de recherche en informatique et en automatique), les descripteurs se calculent par une « signature » de l’image qui ne prend en compte que la couleur, la texture et les formes.
Maryvonne Masselot-Girard nous a expliqué comment les informations factuelles contenues dans une image ne deviennent connaissances que si on « transforme » l’image, ce qui est le rôle des dessinateurs de biologie. Dans le même ordre d’idées, André Nuel, qui animait l’atelier cinéma, précisa qu’il y a toujours un aspect documentaire dans la fiction.
Ainsi il ne sera pas possible de partir de l’intérieur de l’image, de ses qualités visuelles, mais bien de sa réception par le lecteur pour réveiller un regard pédagogique et citoyen.
Or les images qui circulent tout autour de nous, parce qu’elles sont produites dans ce but par des « industries de la consolation », cherchent à éviter le regard critique du lecteur. Serge Tisseron repéra deux types de réponses au stress provoqué par des images violentes : l’attaque-fuite et la diplomatie. Les personnalités diplomatiques sont réduites au silence par la violence des images alors que celles-ci poussent aux comportements grégaires, qui peuvent conduire à une violence de groupe.
Heureusement, un changement global et souterrain vient modifier profondément la réception des images, lié au fait que les enfants, de plus en plus tôt, deviennent des « fabricants d’images ». Cela leur permet de mieux concevoir que les images ne peuvent pas représenter la réalité. Ce changement est rendu encore plus sensible par le fait que les enfants sont souvent les sujets des images (photographie familiale).
Philippe Meirieu développa l’idée que, dans un monde d’images, le pédagogue est celui qui incite à développer une pensée critique, à « se voir en train de voir », qui apprend à l’enfant à distinguer les situations de regard, afin d’éviter que « l’élève ne rentre en classe comme dans son salon. Le prof parle comme la télé dans son coin et l’élève a une attention flottante… mais ne peut pas zapper ».
Produire
Pour une réception dégagée de l’emprise de l’image, la capacité des élèves à produire des images est essentielle. C’est « l’image-projet » de Philippe Meirieu : « On ne comprend jamais aussi bien la grammaire de l’image qu’en la faisant. » La difficulté devient alors de faire produire des images, notamment animées, en vidéo, sans tomber dans la fascination du produit, le résultat devançant l’intérêt pour la formation, à l’inverse de la majeure partie des autres exercices pédagogiques.
Mais produire des images nous fait entrer dans l’ère merveilleuse du « droit à l’image » et de son cortège d’accords écrits, qui doivent accompagner tout projet pédagogique, comme le rappela Philippe Gauvin.
Avec la production, on met le doigt sur l’apprentissage de la lecture de l’image. Une image est choix et interprétation, tout autant que les autres productions de connaissances, alors qu’elle se présente comme immanente, comme preuve, comme représentation du réel. C’est en fabriquant des images que l’on découvre le modèle sous-jacent, le « choix du cadre ».
On retrouve cette préoccupation dans les pratiques documentaires : Cécile Kattnig insista sur la nécessité d’intégrer dans le traitement des images les conditions de production (support d’origine, contexte…). D’autant plus, comme l’a indiqué Maryvonne Masselot-Girard, qu’il y a un postulat implicite : « S’il y a des images, elles apportent de l’information, elles donnent à voir, alors que l’on s’interroge peu sur leurs conditions de production. »
Laïcité
Dès son exposé introductif, Philippe Meirieu nous a engagés à considérer l’émergence d’une nouvelle laïcité à mettre en place devant la « religion de l’image ». La nouvelle industrie de l’image nous emporte dans un fleuve, nous incite à plonger dans la douce chaleur de l’image. Le rôle laïc de l’école est alors de dégager l’élève de cette emprise en lui offrant les moyens d’un recul, de pouvoir entrer et sortir à sa guise de la douceur de l’image et de garder son propre imaginaire.
Dans les manuels scolaires, l’image est souvent un « cliché », au sens populaire, qui s’éloigne de la fonction de représentation pour s’installer dans une fonction de pure « communication ». « Le pouvoir symbolique, l’embrayage poétique, est tel que le rôle du maître devient essentiel dans le décryptage, pour la protection des regardants » (Maryvonne Masselot-Girard).
En présentant le poids des enjeux économiques dans le droit de l’image, Philippe Gauvin, au travers de son discours technique, appela à réfléchir au nécessaire renouvellement de la notion de laïcité dans une école ouverte aux apports souvent très peu désintéressés des producteurs d’images, de mallettes pédagogiques, de films et de logiciels.
Le pouvoir de l’image nous conduit, suivant Philippe Meirieu, à reconsidérer la laïcité « comme l’éducation à la résistance à l’emprise, à toutes les formes d’emprise ».