À portée de notes
Musiques et mémoire
Anne-Marie Bertrand
Comme tous les ans dans le cadre du mois du patrimoine écrit et graphique, la Fédération française pour la coopération des bibliothèques, des métiers du livre et de la documentation (FFCB) et l’Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation (ARALD) organisaient, avec le soutien de la Direction du livre et de la lecture, un colloque autour/sur/à propos du patrimoine, le thème de l’année étant le patrimoine musical, le lieu Grenoble.
Mémoire et patrimoine
Une intéressante indécision sur le sous-titre du colloque annonçait, de fait, un des axes les plus riches de la réflexion : sur certains documents le sous-titre était, en effet, « musiques et patrimoines », sur d’autres « musiques et mémoire » – si l’on y ajoute le répertoire, on obtient un cadre largement susceptible de susciter la glose.
Trois interventions traitèrent plus particulièrement cette question, qui se prolongèrent en écho tout au long du colloque. C’est ainsi dans l’intervention de clôture (qui aurait été mieux placée en ouverture) que Dominique Hausfater (conservatoire de Paris) exprima clairement le paradoxe qui nourrit ce colloque – « la nature par excellence éphémère de la musique » –, tandis que Denis Laborde, dans une intervention stimulante quoiqu’un peu chaotique, soulignait le rôle de l’archive, qui « organise le regard rétrospectif » et « neutralise la fragilité de l’instant ». Il y a ainsi contradiction de temporalités entre la musique et l’archive – au reste, Dominique Hausfater affirmait sans soulever d’objections : « Ce n’est pas la musique qu’on conserve, mais sa transcription. »
Trois interventions, donc. La première (par ordre chronologique), celle de Michka Assayas (auteur, notamment, du Dictionnaire du rock, Laffont, 2000) : « Pourquoi le rock est devenu l’ultime mythe littéraire de notre temps ». Le rock comme mémoire – de la musique noire, le blues, les Work Songs, les gospels. Le rock comme patrimoine – un élan collectif qui traverse les classes sociales et les pays. Le rock comme religion – avec ses prophètes (Presley, Jerry Lee Lewis, Little Richard, plus tard Dylan et les Beatles), ses autodafés (les disques brûlés dans le Tennessee), ses interdits, son culte, ses rituels : le rock « comme croyance et comme cause ». Le rock comme tentative d’enchantement du monde, qui affirme « la supériorité de la vie rêvée sur la vie réelle ». Le rock, enfin, comme mythe littéraire : il m’a permis, dit Michka Assayas, de lier deux modes d’existence, le savant et le fou, l’être civilisé et le sauvage (l’illuminé, le fétichiste) – le rock et le livre ? « Chacun est soi-même un autre : il faut s’habituer à vivre avec tous les fous qui sont en nous », conclut-il.
Dans un registre plus académique, le sociologue Antoine Hennion, auteur notamment de Figures de l’amateur (La Documentation française, 2000), évoqua ce phénomène proprement occidental qu’est la « consommation présente d’une musique produite au passé ». Ce « goût pour une musique du passé » (« La musique classique, c’est la musique écrite autrefois », résume-t-il) amène à réinterroger la querelle des anciens et des modernes, à travers, ici, l’exemple de la musique baroque. Les « modernistes » jouent Bach sur leur piano Yamaha : ils ont un rapport traditionnel, sans distance, a-historique au répertoire. Les « baroqueux » passent par des moyens techniques (notation, instruments, posture du corps, espaces de concert, etc.) pour « entendre comme dans le passé une musique écrite dans le passé » : ils effectuent « un travail historique bien réel ». Les uns ont un rapport au répertoire, les autres au patrimoine. En réintroduisant la dimension historique, les baroqueux ont réintroduit l’altérité, ils nous ont permis d’« écouter l’altérité ». Citant Paul Ricœur (Soi-même comme un autre), Antoine Hennion rejoignait ainsi Michka Assayas.
Interprète de plain-chant et musicologue, Katarina Livljanic présentait, à propos de la musicologie médiévale, une autre querelle des anciens et des modernes – au-delà de la « guerre des chantres », qui opposait interprètes du Nord et du Sud de l’Europe, les hommes du Nord moqués pour leurs « gorges ivres de barbares qui grincent comme un chariot qui descend des marches ». La querelle porte, ici, sur la question de l’authenticité, du « modèle imaginaire de l’authenticité d’une œuvre ancienne », alors que « le répertoire liturgique s’est transmis très longtemps oralement avant d’être écrit » et qu’il a fait l’objet d’une « restauration » au XIXe siècle – il s’agit donc d’une « authenticité de seconde main ». La transmission de ce répertoire et, donc, son exécution posent de sérieux problèmes. Comment le chantait-on ? Les modèles étaient divers, explique Katarina Livljanic, les notations sont imprécises, et « le problème du rythme ne sera jamais résolu ». D’où sa question un peu désenchantée : « Si nous entendions ces musiques comme elles étaient chantées au Moyen Âge, est-ce que nous les aimerions ? »
Musiques et patrimoine
Le colloque fut aussi le lieu de nombreuses séquences (trop nombreuses pour qu’il puisse en être rendu compte ici), sérieuses ou ludiques. Sérieux, voire abscons, quelques développements théologico-classificatoires sur les sources disponibles ou byzantino-nostalgiques sur les dérives de l’enseignement supérieur musical. Intrigant, le caractère cénaculaire (de cénacle, n.m.) ou bocalin (de bocal, n.m.) de certaines questions de la salle. Inutile (et fausse), la réflexion polémique sur la surreprésentation d’intervenants parisiens. Brillante, l’intervention liminaire de Claude Burgelin, président d’ARALD, évoquant Proust, Boris Vian, Quignard, Beaussant, mais aussi Gerber sur Chet Baker ou François Bon sur les Rolling Stones et concluant sur « l’imaginaire des polyphonies » (Perec, Butor ou Novarina). Étonnante (pour des bibliothécaires), la présentation des musées d’instruments de musique, avec des collections qui peuvent ne compter que sept ou neuf instruments. Audacieuses, des affirmations comme : « Les chansons sont faites pour être chantées », explicitées par des concepts non moins audacieux (le style comme « mode d’énonciation agissant », l’écoute comme « processus mouvant d’une intensité modulable »). Motivante, l’intervention sur l’iconographie musicale, des fresques de Pompéi jusqu’aux tableaux de John Sargent, en passant par François Puget ou Watteau. Intéressante, la comparaison entre la correspondance (privée) de Berlioz et son activité (publique) de critique musical dans ses Feuilletons. Ludique (mais sérieux), le concert de musique ancienne donné par les élèves du conservatoire de Grenoble, à partir de partitions inédites de la bibliothèque municipale. Ludico-sérieuse, la visite de l’exposition « Berlioz, l’aventure musicale », réalisée par la bibliothèque municipale de Grenoble dans ses anciens locaux de la place de Verdun. Émouvante, dans le hall de cette ancienne bibliothèque, la liste des fondateurs de la première bibliothèque publique (1772) : le chapitre de Notre-Dame, les secrétaires de la chambre des comptes, l’évêque de Grenoble, le corps des notaires, les Dominicains, les Chartreux, les Cordeliers, etc. Drôle, la dernière (ce jour-là) inscription sur le livre d’or de l’exposition : « C’était trop cool ! »
Les actes du colloque 2003 seront publiés. Le colloque 2004 aura lieu à Chambéry, sur le thème des « Curiosités et éphémères ».