Les universités à l’heure de la gouvernance
Cette livraison de la revue toulousaine Sciences de la société est consacrée à une thématique dont l’actualité n’échappera à personne. La gouvernance des universités est aujourd’hui au cœur des débats autour du renforcement de l’autonomie des universités et ce dossier, coordonné par Jean-Louis Darréon et Daniel Filâtre, en éclaire les enjeux au travers de neuf contributions dont trois décrivent des situations à l’étranger (Belgique, Québec et Angleterre). Les articles cernent la question du pouvoir et de son management dans l’Université, centrant leurs analyses sur le rôle des « politiques » et leur rapport à leur environnement interne comme externe.
Ce qui a changé à l’Université
Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui dans le mode de gestion de l’Université qui permette d’inaugurer l’ère de la gouvernance ? L’excellent article de Christine Musselin et Stéphanie Mignot pointe les changements intervenus dans le mode de gouvernement de l’Université. Le plus notable est incontestablement la place prééminente acquise par le président qui de primus inter pares acquiert une position de manager du système. Les présidents insistent sur la dimension collective du leadership qu’ils exercent : entourés d’équipes présidentielles dont la composition, généralement centrée sur la participation des vice-présidents et du secrétaire général, est à géométrie variable, ils considèrent leur travail comme une activité à temps plein, exigeant expertise technique, relationnelle et managériale, fondée sur un engagement militant au service de leur établissement. C’est une véritable renaissance du rôle du président que soulignent les auteurs, favorisée par l’émergence d’une politique d’établissement. Celle-ci a été rendue possible par la contractualisation qui a placé les établissements en position d’interlocuteurs de la tutelle.
« Facteur de renforcement de l’université » comme le dit François-Xavier Fort dans son article, le contrat devient l’outil au service d’une politique d’établissement prenant à la fois en compte les objectifs nationaux et les réalités locales dans une démarche programmée et concertée. Au terme d’une rétrospective historique très claire, F.-X. Fort décrit la construction historique de l’autonomie, culminant dans la politique contractuelle. C. Musselin souligne la réussite du contrat qui s’est imposé comme un outil généralisé par le ministère et non au moyen d’une réforme.
Les bouleversements introduits sont cependant majeurs. Outre le renforcement de la position du président réinventée à cette occasion, la possibilité offerte de fixer des priorités au développement de l’Université favorise la mise en place d’une chaîne décisionnelle cohérente, sinon toujours efficace : le dialogue se noue entre l’équipe présidentielle et les conseils qui voient eux aussi leur blason redoré ; le Conseil scientifique et le Conseil des études et de la vie universitaire ne sont plus de simples chambres d’enregistrement composées d’enseignants-chercheurs en perte de vitesse, mais des instances qui évaluent et classent les projets issus des laboratoires et composantes suivant des critères conformes à la stratégie globale de l’établissement.
La politique d’établissement se développe aussi dans des domaines nouveaux et notamment dans la recherche, terrain jadis abandonné aux représentants des organismes de recherche (Établissements publics à caractère scientifique et technologique) et aux disciplines. Autre domaine d’exercice d’une politique, la gestion fait l’objet d’efforts de rationalisation et d’harmonisation au niveau de l’établissement. Ce puissant effet structurant du contrat, à l’origine du saut qualitatif actuellement réalisé par les universités, ne va pas sans rencontrer d’importants obstacles et de nombreuses contradictions.
Les obstacles
Le sociologue José Rose pose ainsi le problème crucial de l’Université : comment unifier des composantes dispersées, harmoniser les singularités, réaliser « un ensemble chatoyant de couleurs éparses » ? La multiplicité des lieux et niveaux de décision opérant sur des champs de compétences souvent mal balisés est un obstacle à la définition d’une gouvernance cohérente. La pluralité des légitimités (politique, administrative, intellectuelle et traditionnelle) favorise les points de fixation et de conflits. Pour Rose, les deux pouvoirs bloquants sont la Faculté, avec ses doyens et directeurs élus bénéficiant d’une forte légitimité, et le pouvoir des disciplines qui s’exerce dans les processus d’habilitation et de recrutement (hiatus entre une politique d’établissement qui va privilégier un domaine de compétence prioritaire et une commission de spécialistes qui va recruter sur des critères de valeur scientifique sans privilégier le profil du poste ni le projet d’établissement). La logique disciplinaire est une forme de cécité aux logiques transversales qui seules peuvent donner cohérence au projet universitaire et dont, incontestablement, la documentation fait partie.
D’autres obstacles à l’affirmation résident dans le poids toujours présent de la tutelle dans les choix, ne serait-ce que sous la forme bénigne des mesures incitatives. Obstacle aussi, le mode d’organisation de l’Université trop souvent apparenté à « une anarchie organisée », expression qui revient sous la plume de deux contributeurs (Rose, Filâtre) pour décrire l’imbroglio de la prise de décision et l’image donnée à l’extérieur. Daniel Filâtre souligne cette carence dans les rapports de plus en plus développés que nouent les universités avec les collectivités locales. Il retrace ce mouvement de territorialisation des établissements d’enseignement supérieur dans un contexte historique ancien, les villes, depuis le Moyen âge, recherchant activement la création d’une université sur leur territoire.
La dernière étape des années 1980, avec la création d’antennes universitaires en villes moyennes, met en lumière les enjeux économiques mais aussi de prestige qui s’attachent à la présence de lieux universitaires. La thèse de Filâtre consiste à associer ce partenariat à une évolution du mode de management de l’Université dans une relation de causalité étroite. La construction de projets communs avec les collectivités impose aux universités de structurer leur mode de décision et d’élaborer une capacité de suivi pédagogique et administratif qui leur fait souvent défaut.
Cette carence est soulignée par toutes les contributions : la mise en place d’une équipe présidentielle et d’un mode de gouvernance plus cohérent ne s’est pas accompagnée de la création d’outils d’analyse, d’évaluation et de suivi ni même de simples relais permettant de veiller à la bonne exécution des décisions dont un certain nombre demeurent, de fait, purement théoriques.
La lecture des contributions étrangères souligne l’étroite relation entre les modèles politiques et sociaux prévalant dans la communauté nationale et le mode d’élaboration de la gouvernance, nous renvoyant à notre idiosyncrasie éducative dont les défauts et les qualités nous sont bien connus, à défaut de nous servir à réformer le système.
Les bibliothécaires trouveront dans ce passionnant dossier beaucoup d’échos à leur situation vécue et la description des opportunités et des obstacles qu’ils trouvent sur leur chemin. Comme le souligne J.-L. Darréon dans sa préface, le travail universitaire sur l’Université n’est pas facile du fait de la difficulté d’établir la distance épistémologique nécessaire au traitement scientifique. Et il a raison ! Le peu de place donnée dans ces analyses et enquêtes au rôle et à la contribution des personnels « non enseignants », IATOSS et de bibliothèques, (et il faut entendre le « non » comme l’élément matriciel de la définition de ces personnels) comme à celui des usagers étudiants est porteur de sens : c’est le point aveugle de ces analyses, le continent noir de l’Université qui peine à se saisir elle-même dans sa globalité et sa diversité. Encore un effort, mesdames et messieurs les enseignants-chercheurs !