Le centenaire de la Bibliothèque nationale indienne

Gernot U. Gabel

La Bibliothèque nationale indienne, qui possède la plus grande collection de livres de l’Inde, a eu cent ans au printemps 2003. Elle avait été fondée par le gouvernement britannique au début du siècle dernier.

Lord Curzon

George Nathaniel Curzon, marquis de Keddleston (1859-1925) passe pour avoir été l’un des plus efficaces administrateurs dépêchés en Inde par le gouvernement britannique. Il administra le sous-continent de 1899 à 1905 en tant que vice-roi. Peu après son entrée en fonction, Lord Curzon dut assumer la tâche de créer à Calcutta la bibliothèque dont avaient besoin les divers services gouvernementaux. Calcutta, qui est aujourd’hui la ville la plus densément peuplée du pays, est restée le siège de l’administration anglaise pendant la longue domination britannique sur l’Inde.

Elle avait été dotée d’une bibliothèque publique dès 1836, mais cette institution était en fait gérée à partir de fonds privés : en échange d’une somme modique, tout un chacun pouvait détenir une part de la bibliothèque publique de Calcutta. Cette dernière a certes joué un rôle important dans l’histoire culturelle de la ville, et les habitants de Calcutta ont pu bénéficier de ses services pendant une bonne vingtaine d’années, mais elle a entamé son long déclin à partir de 1857, quand, suite à la révolte des Cipayes, l’administration coloniale affermit son emprise sur le sous-continent. Dans le dernier quart du XIXe siècle, alors que plusieurs autres bibliothèques financées sur fonds publics s’ouvraient à Calcutta même, la bibliothèque publique de Calcutta avait de plus en plus de difficultés à réunir les sommes nécessaires à son fonctionnement. Pour finir, ses propriétaires ont officiellement averti les autorités municipales de leur intention de leur céder l’établissement.

Quand il eut connaissance de ce développement, le vice-roi décida d’agir sans tarder. Diplômé d’Oxford, auteur de plusieurs livres et grand bibliophile, Lord Curzon savait quels bienfaits on pouvait attendre de services de bibliothèque efficaces. Informé de l’affaire par ses conseillers, il se laissa vite convaincre de la nécessité de créer en Inde une bibliothèque nationale unique, sur le modèle de celle du British Museum de Londres. Ce projet a par ailleurs bénéficié du fait qu’il existait déjà deux bibliothèques ministérielles riches de collections de grande valeur, mais pauvrement dotées en personnel comme sur le plan matériel : d’une part, la Bibliothèque impériale, fondée en 1871 par la fusion des bibliothèques de plusieurs services administratifs ; de l’autre, celle du ministère des Affaires indiennes, à laquelle appartenaient notamment les fonds d’ouvrages de l’ancienne bibliothèque de l’université des Indes orientales et de celle du ministère en charge des Indes orientales.

Quand il visita la bibliothèque publique de Calcutta, Lord Curzon découvrit avec consternation l’état pitoyable dans lequel étaient ses collections. Au terme d’une série de négociations, il fut décidé de réunir ces trois ensembles uniques en leur genre et de les mettre à la disposition du grand public. Avant de franchir ce pas, il fallait néanmoins résoudre les aspects juridiques et financiers liés au statut de la bibliothèque publique de Calcutta, qui imposaient de dédommager de manière adéquate ses copropriétaires. Une fois la chose réglée, les trois fonds d’ouvrages furent transportés à Metcalf Hall, un imposant bâtiment administratif réaménagé pour accueillir la nouvelle institution. Baptisée « Bibliothèque impériale », celle-ci fut inaugurée le 30 janvier 1903.

La Bibliothèque impériale

Sa mission et ses buts, décrits en détail dans la Gazette of India, la destinaient à devenir « une bibliothèque de référence, un lieu de travail pour les étudiants, un dépôt de documents pour les futurs historiens de l’Inde, leur permettant dans toute la mesure du possible de consulter n’importe quel ouvrage écrit sur l’Inde à quelque époque que ce soit ». La création de la Bibliothèque impériale dotait donc l’Inde d’une institution destinée à conserver le trésor de la littérature nationale, en même temps que quantité de livres et de revues extrêmement rares, et des plus précieux pour les recherches sur le patrimoine culturel du pays.

Elle était ouverte aux personnels des services gouvernementaux britanniques, ainsi qu’aux enseignants et aux étudiants de l’université de Calcutta, fondée en 1857. Lorsque, en 1912, l’administration coloniale fut transférée à Delhi qui venait de devenir la capitale de l’Inde, la Bibliothèque impériale resta à Calcutta. Cette décision motivée par un long enracinement dans l’histoire et la culture de la ville devait s’avérer lourde de conséquences. Désormais, la Bibliothèque se trouvait à treize cents kilomètres des centres du pouvoir, ce qui n’était pas négligeable à une époque où les voyages en avion n’existaient pas plus que les moyens de communication modernes. Un rapport publié soixante ans après la définition de sa mission nationale déclare en conclusion qu’elle a conservé la plus grande partie de ses caractéristiques régionales.

John Macfarlane, bibliothécaire à la bibliothèque du British Museum, fut le premier directeur de la Bibliothèque impériale. Il y a introduit le système d’administration et d’organisation observé en Grande-Bretagne, et a contribué de manière décisive à asseoir la nouvelle institution sur des bases solides. Après son décès prématuré, en 1906, le poste échut pour la première fois à un Indien, le linguiste Harinah De. En l’espace de quelques années, les collections s’accrurent considérablement, au point qu’il fallut envisager de trouver de nouveaux locaux. Ce n’est toutefois qu’en 1925, au bout d’un très long délai, que la Bibliothèque impériale a enfin pu disposer de salles plus spacieuses.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’immeuble où elle était hébergée ayant été réquisitionné par l’armée, il fallut, provisoirement, transférer à nouveau les collections. Cette situation devait se prolonger jusqu’en 1948, quand, un an après l’indépendance de l’Inde, la Bibliothèque impériale put enfin réintégrer ce bâtiment. La même année, le Parlement indien vota une loi qui la transformait en Bibliothèque nationale. Le déménagement n’était toujours pas achevé lorsque le gouvernement, fermement appuyé par le Premier ministre Jawaharlal Nehru, décida qu’au lieu de la réinstaller dans les locaux exigus du centre ville, on lui attribuerait le château du Belvédère, ancienne résidence d’hiver des vice-rois de l’Inde. Cette élégante construction victorienne qui se dresse au milieu d’un vaste parc est de fait un endroit idéal pour accueillir les collections nationales. Inauguré le 1er février 1953 par le ministre indien de l’Éducation, l’édifice est depuis ouvert au public. Ainsi, après un demi-siècle d’arrangements provisoires, la bibliothèque était enfin dans ses murs.

La Bibliothèque nationale

Malgré sa vocation de bibliothèque nationale, qui, en principe, lui impose de recevoir en dépôt les titres publiés sur le territoire du pays, elle souffre d’une contradiction inhérente à ses statuts puisqu’il s’agit à la fois d’une bibliothèque nationale et d’une bibliothèque publique. Elle doit en conséquence répondre à des exigences nationales aussi bien que locales – ces dernières posant bien sûr le problème de la saturation des salles de lecture et du prêt des documents à domicile. Dans les pays dits en développement, où il n’existe pas de réseau de bibliothèques fonctionnant de manière satisfaisante, ces tâches supplémentaires ont bien souvent un caractère inéluctable.

La loi sur le dépôt légal, adoptée en 1954 par le Parlement indien, fait obligation aux éditeurs d’envoyer à la Bibliothèque nationale et à trois autres institutions du pays un exemplaire de chacune de leurs publications. Deux ans plus tard, ce texte a été amendé pour inclure également revues et journaux. Le premier numéro de la Bibliographie nationale indienne a vu le jour en 1958. Ces différentes mesures sont à l’origine de la phénoménale croissance des collections de la bibliothèque. De 350 000 volumes à l’époque de l’indépendance, on est passé à plus de trois millions de titres à la fin du millénaire. Outre l’apport constant assuré par la loi sur le dépôt légal, la Bibliothèque nationale reçoit à titre de legs des collections de grande valeur. Grâce à ses généreux donateurs, elle est de plus en possession de plusieurs fonds de manuscrits infiniment précieux.

Dans les premières décennies de son existence, la majorité des publications qu’elle recevait étaient en anglais, langue parlée sur l’ensemble du sous-continent. Depuis, des livres et des périodiques écrits dans toutes les langues du pays arrivent à Calcutta. Qu’elles soient en hindi ou en bengali, en sanscrit, en gujrati, en ourdou, en panjabi ou en cachemiri, les nouvelles publications qui lui parviennent sont traitées par ses quelque huit cents employés, tous au moins bilingues. Il a fallu constituer des fonds distincts pour chacune des quinze langues du pays, et l’ensemble de ces ouvrages a désormais franchi la barre des 560 000 volumes. Cette extension rapide des collections a imposé d’ajouter à l’édifice une annexe inaugurée à la fin des années 1960.

Une centenaire bien discrète

Ceux qui la fréquentent ou qui y travaillent s’accordent à considérer les années 1960 comme une sorte d’âge d’or pour la Bibliothèque nationale. Depuis, d’un point de vue administratif, la situation n’a cessé de se dégrader à cause de toute une série de luttes d’influence et de dissensions personnelles entre ses responsables. Les problèmes évidents surgis aux plus hauts échelons de cette institution nationale ont amené le gouvernement indien à nommer successivement deux commissions d’enquête chargées d’indiquer des solutions à même d’en améliorer le fonctionnement. Le pouvoir politique ne s’est toutefois jamais donné la peine d’appliquer les recommandations précises émises par ces deux instances. À l’heure actuelle, la Bibliothèque nationale n’est toujours pas une institution autonome, mais un organisme placé sous la tutelle du ministère du Tourisme et de la Culture.

Le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne s’est pas employée à redorer son blason au cours des dix dernières années. La bibliographie nationale pâtit d’un programme de publications très irrégulier qui lui attire énormément de critiques. Aucun supplément mensuel, aucune compilation annuelle n’a paru depuis 1993. De plus, le gel des recrutements a empêché pendant des années de pourvoir un certain nombre de postes professionnellement importants.

Parmi les points positifs, il faut signaler la construction d’un immeuble de six étages destiné à héberger maints services qui ont impérativement besoin de se développer ; ou encore le service informatique en pleine évolution, constitué pour créer des bases de données ainsi que des outils destinés aux lecteurs. Cela étant, les sites web de la bibliothèque souffrent d’un défaut patent d’entretien et de mise à jour ; la section des nouveautés elle-même a des mois de retard. Dans ces conditions, le public n’a sans doute pas été surpris du silence entretenu autour du centième anniversaire de la bibliothèque. Il est vraiment dommage qu’une institution d’envergure nationale n’ait pas saisi cette occasion de mieux faire connaître les services qu’elle pourrait rendre à l’immense population de l’Inde.