La coopération entre les bibliothèques face aux enjeux du web et de la numérisation partagée

Yves Jocteur Montrozier

Pour la seconde année consécutive, la journée des pôles associés s’est tenue en région. C’est la ville de Marseille qui accueillait, le 3 juillet dernier, les bibliothécaires à l’Alcazar, sa nouvelle médiathèque à vocation régionale en cours d’achèvement, afin de dresser un état des lieux de la coopération entre les bibliothèques face aux enjeux du web et de la numérisation partagée 1.

Le président de la Bibliothèque nationale de France (BnF), Jean-Noël Jeanneney, ouvrit la partie professionnelle de cette journée en détaillant les prochains champs d’action de son institution, en particulier la sauvegarde de la mémoire de la « toile », la diversification des modes d’accès en matière de numérisation par l’intégration des ressources des bibliothèques de province, et l’élargissement du Catalogue collectif de France (CCFr) par le signalement des manuscrits, en collaboration avec le ministère de la Culture. Dans le même sens, intervint Éric Gross, directeur du livre, qui mit l’accent sur la coopération entre les bibliothèques et la BnF : collaboration entre la BnF et la Bibliothèque publique d’information (BPI) au niveau des signalements des outils de référence, développement des services à distance et réforme du dépôt légal.

Les bibliothèques face à l’offre du web

La première table ronde, réunie autour de Georges Perrin, directeur du service commun de la documentation de l’université d’Aix-Marseille I, était consacrée aux bibliothèques face à l’offre existante du web.

La signalisation partagée des ressources en ligne est un souci des bibliothèques universitaires. Thierry Samain a évoqué comment, à la suite d’un état des lieux réalisé par le groupe ABF des bibliothèques universitaires en matière de référencement, un programme a été mis en place avec le consortium Couperin et hébergé par le Cerimes (Centre de ressources et d’informations sur les multimédias pour l’enseignement supérieur). Fondé sur une logique de partage et de diffusion grâce à une administration décentralisée, le projet en est encore au prototype opérationnel, mais une phase d’alimentation débutera à l’automne 2003 à partir d’établissements volontaires. C’est un pari sur la mutualisation pour d’autres développements.

Les signets de la BnF comprennent actuellement 2 800 références. À partir d’exemples concrets, Dominique Chrismann a montré comment le processus mis en œuvre pour la création et la mise à jour des signets est le résultat du croisement de composantes ayant chacune sa logique propre : la ressource documentaire dans laquelle il a été introduit de la valeur, les collections de la BnF, le public, enfin le réseau des sélectionneurs, quatre-vingt-cinq personnes dans les quatorze départements de la BnF, coordonnées pour garantir la cohérence. Ces dernières vont disposer bientôt d’une base de données permettant une mise en commun et un partenariat. L’évolution des signets devrait se faire par ajustement au public de la BPI, avant d’élargir le cercle d’un répertoire partagé.

Les services en ligne des bibliothèques

Le prêt interbibliothèques (PIB) était la suite logique de cette dernière intervention. Chantal Weill inaugura la seconde table ronde, en évoquant le développement du PIB en parallèle avec le CCFr depuis novembre 2002. Outil de coopération réunissant plus de 400 bibliothèques et mis en lien avec le PEB du réseau Sudoc (Système universitaire de documentation), il doit faciliter la coopération entre tous types de bibliothèques. Des indicateurs permettent de mesurer les flux entre bibliothèques, l’usage du prêt et de vérifier leur augmentation. Il reste encore à faire et l’évolution du PIB passe par « l’extension des bibliothèques partenaires du CCFr, une meilleure diffusion auprès des internautes et la fidélisation des usagers ». Dans un sens beaucoup plus immédiat, Alain Duperrier faisait part d’une expérience originale, mais qui demande à être revue : le développement d’un prêt interbibliothèques fondé sur une fourniture des documents dans des délais extrêmement rapides avec paiement par carte bancaire.

L’offre et l’accès aux documents numériques

Gallica

Gallica, comme l’a indiqué Valérie Tesnière, qui animait la troisième table ronde, « c’est la valeur ajoutée de la BnF ». Très utilisé (20 000 consultations par jour), il lui faut évoluer en ce qui concerne les contenus, où le XIXe siècle est un peu trop présent, et dans ses modalités d’accès (actuellement mode image fixe). La page d’accueil est à revoir en même temps que la charte dans le sens d’une simplification pour l’usager, en se servant d’une mutualisation des ressources documentaires. Mais pour qui et pour quoi ? Les résultats d’une enquête menée dans le cadre du projet R&D bibUsages ont été détaillés par Thierry Cloarec 2. La typologie de l’usager qui s’en dégage bouscule certaines idées reçues : une consultation majoritairement à domicile, avec des sessions longues, un téléchargement massivement utilisé pour la reconstitution chez soi d’un document, dans un domaine de prédilection. On aboutit ainsi à une meilleure connaissance d’une population privilégiée : cadre moyen, ayant une bonne pratique du web (au moins trois ans) et utilisant Gallica comme source parmi d’autres.

Expérimentations en cours

Plus concrètement, Marie-Françoise Rose intervenait sur un projet qui sera appelé à faire école, celui de la reconstitution virtuelle d’un fonds : en effet la BnF et la bibliothèque municipale de Versailles possèdent en commun un fonds de manuscrits, provenant de la Bibliothèque de la musique du roi. Ce fonds qui s’est avéré essentiel pour la renaissance de la musique baroque est constitué de 4 500 pages pour la BnF et de 7 000 pages pour Versailles. La numérisation pour la BnF sera achevée à la fin de l’année ; pour Versailles, les tests sont terminés. En ce qui concerne la signalisation des fonds, les notices sont faites sur les mêmes bases. À terme, il y aura un portail commun avec interrogation sur les deux sites.

Après la musique, ce fut le tour des mathématiques, et Laurent Guillopé montra tout l’intérêt de l’enrichissement des accès par une indexation des articles de revues de mathématiques, en exposant le projet Math’Doc/BnF, fédération de plusieurs projets. Le premier réunit l’université de Nantes, la BnF et la cellule Math’Doc 3 à l’université Joseph Fourier de Grenoble, pour mettre à disposition des ressources mathématiques numérisées en lien avec Gallica, notamment les 45 volumes du Journal des mathématiques pures et appliquées. Numdam est un projet du CNRS, piloté par la cellule Math’Doc, destiné à préserver le patrimoine culturel mathématique et à en faciliter l’accès. Il possède à la fois un aspect rétrospectif et contemporain. Cinq revues vivantes constituent la première partie de ce programme qui doit s’achever à l’automne 2003. Le dernier projet, qui unit le Laboratoire d’histoire et de philosophie des sciences de Nancy et la BnF, est celui de la numérisation du Répertoire bibliographique des sciences mathématiques, créé sous Poincaré, riche de 20 000 références. Enfin, à long terme, l’ambition est de constituer, par la construction de guichets d’accès à des fonds numérisés en France et à l’étranger, une « Digital Mathematical Library », riche de près de 50 millions de pages.

Dans le domaine des sciences sociales et humaines, un autre projet de numérisation partagée de revues a été présenté par Jean-Émile Tosello-Bancal. Situé à la croisée des chemins entre rétrospectif et contemporain, il cherche une alternative aux sites payants en mettant en place un dispositif de diffusion des revues en sciences humaines et sociales en accord avec les responsables de revues. Le projet immédiat, mis en œuvre par la MOM (Maison de l’Orient et de la Méditerranée) et l’université de Lyon II avec l’université de Nice, se base sur un corpus volontairement restreint de sept revues de haut niveau permettant de travailler sur un calendrier contraint.

Des pistes à explorer

Pour conclure, Caroline Wiegandt, directrice des Services et des réseaux à la BnF, a souligné que les pistes offertes par la numérisation démontrent la nécessité du renforcement des partenariats. En matière de coopération, il est nécessaire de « dépasser le stade de l’actuel partage documentaire fondé exclusivement sur les acquisitions de documents physiques et le dépôt légal imprimeur ». Bien des directions sont possibles : la reconstitution de corpus virtuels, la mise en commun de pratiques aidant à la réflexion et à la méthodologie (signets BPI/BnF), la mise à disposition de documents grâce au PIB réel ou virtuel, la définition de points d’accès spécialisés avec mise en commun des compétences, enfin des actions de diffusion culturelle comme les expositions élaborées en commun.

Il y a encore de nombreuses pistes à explorer et des rapprochements à mener que le resserrement des moyens rendra d’autant plus nécessaire.