Bibliothèques et documentations numériques

Quelles compétences ? Quelles formations ?

Laurence Tarin

Le 24 juin 2003, l’Association des professionnels de l’information et de la documentation (ADBS) et l’Enssib organisaient les septièmes rencontres recherche-profession autour du thème « Bibliothèques et documentations numériques ». Il s’agissait de s’interroger sur les compétences professionnelles et par voie de conséquence sur les formations à organiser pour gérer des documents numériques.

L’impact sur le métier de bibliothécaire

La journée d’étude a été introduite par Catherine Lupovici, du département des bibliothèques numériques de la Bibliothèque nationale de France, qui s’est tout d’abord efforcée de définir la bibliothèque numérique. Elle a insisté sur le fait que, dans le cas de ressources électroniques (préférant le terme de ressource à celui de document), le contenu prime sur le support. Elle a souligné également l’importance des notions d’accès et de lien et surtout de la notion de vue : une ressource électronique est vue à un moment précis dans un contexte donné.

Elle a ensuite présenté l’impact de la gestion des ressources électroniques sur le métier de bibliothécaire. Il ne s’agit plus en effet d’enrichir une collection présente physiquement mais de faciliter l’accès à des ressources, voire de mettre en place des opérations de reproduction qui peuvent aller du simple transfert de documents existants jusqu’à l’élaboration d’une véritable politique d’édition.

Les modalités traditionnelles du traitement des documents sont elles aussi remises en cause par le web qui traite des masses importantes de documents et où tout est à la fois information primaire et information secondaire. Quant aux métadonnées incluses dans le document lui-même, elles permettent non seulement de le décrire, comme le faisait le catalogage, mais aussi de le gérer.

Catherine Lupovici note d’autre part que la rupture technologique par rapport à l’informatisation des bibliothèques est profonde. Il s’agit de passer d’une logique liée au système de gestion de base de données (SGBD) et aux catalogues à la gestion du document lui-même et à son stockage : « Ce qui change fondamentalement avec la bibliothèque numérique, c’est que l’on a un système d’archivage qui va être un véritable magasin numérique et que ce système va devoir gérer le numérique et l’analogique (et non l’inverse). » Le modèle fonctionnel de l’OAIS (Open archive initiative system) qu’elle a présenté ensuite et qui permet de gérer des documents numériques est d’ailleurs tout à fait compatible avec la gestion de documents classiques.

Catherine Lupovici a poursuivi son intervention par un rapide historique des formations à la bibliothèque numérique. On peut distinguer trois périodes. De 1994 à 1998, il n’existait qu’un seul cours structuré par la formation technique (SGML et XML par exemple). De 1999 à 2001, deux cours apparaissent : l’un, pour les gestionnaires, centré sur la gestion du changement lié aux NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) et l’autre sur les rapports entre l’édition électronique et les bibliothèques. À partir de 2002, un autre cours est créé, sur la construction des bibliothèques du futur à partir des usages.

Elle a conclu son exposé en soulignant ce qui lui semble manquer dans les formations françaises. Pour elle, il s’agit plus d’un problème de veille que de formation à proprement parler. Les professionnels français, par exemple, s’intéressent peu au fonctionnement des moteurs de recherche et à ce qui se passe en matière de stockage et de métadonnées. Elle déplore aussi que peu de bibliothécaires français aient suivi ce qui se passait autour du Dublin Core et que seul un petit nombre d’entre eux participent aux travaux de l’OAIS.

Les centres de documentation

En ce qui concerne les nouvelles compétences à acquérir par les professionnels, les témoignages de deux responsables de centre de documentation ayant eu à faire face aux évolutions numériques ont permis de mettre l’accent sur les nouvelles connaissances nécessaires pour exercer dans un service documentaire.

Didier Rioux, qui dirige le centre de documentation du quotidien Le Monde, a indiqué que le numérique prend de plus en plus d’importance. Sur douze personnes travaillant aujourd’hui dans le service, seules deux gèrent le papier. La collection papier du Monde est aujourd’hui numérisée ; les dossiers documentaires sont désormais en ligne et accessibles sur une banque de données entièrement en XML et interrogeable en langage naturel. Didier Rioux a remarqué par ailleurs que si le documentaliste est toujours un intermédiaire indispensable, il devient de plus en plus invisible. En effet, les usagers, du fait de l’accès en ligne à distance, fréquentent de moins en moins le centre de documentation.

Martine Guérin, du centre de documentation de Saint-Gobain-recherche, a complété l’intervention de Didier Rioux en présentant un profil de poste qui a été élaboré par son entreprise pour un recrutement de documentaliste. Parmi les compétences jugées comme indispensables (en dehors de l’anglais et de la connaissance des thèmes de recherche de la structure), on notera que non seulement des compétences de base en informatique mais aussi la connaissance de logiciels de GED (gestion électronique des documents), de veille et de création de pages web figurent en bonne place.

Formation initiale : exemples étrangers

Les autres interventions de la journée portaient sur des exemples de formation tant initiale que continue. Deux exemples étrangers en formation initiale ont été exposés, ceux de la Suisse et du Royaume-Uni.

La Haute École de gestion de Genève, issue d’écoles professionnelles genevoises, est un établissement de formation supérieure qui forme en trois ans et demi des professionnels dans le domaine de l’économie d’entreprise, de l’information de gestion et de l’information documentaire. Les élèves sont recrutés au niveau du baccalauréat mais doivent aussi avoir au moins un an d’expérience professionnelle. Le cursus présenté par Yolande Estermann Wiskott vise à former des bibliothécaires concepteurs et organisateurs du fonds d’une bibliothèque numérique.

Les objectifs et le contenu de cette formation ayant déjà fait l’objet d’une publication dans le BBF 1, l’intérêt de la communication de Yolande Estermann résidait donc essentiellement dans l’autocritique de cette formation qui a été testée durant trois ans. Avec le recul, il apparaît que la formation reprend le même canevas que les formations aux bibliothèques traditionnelles, alors que des cours existant aux États-Unis partent de la spécificité de la bibliothèque numérique. Il est également regrettable que les enseignements concernant les bibliothèques numériques soient dispersés dans différents cours et que certains aspects techniques comme l’XML et la structure des documents ne soient abordés qu’en fin de parcours. D’autre part, il conviendrait de consacrer plus de temps au Dublin Core. Yolande Estermann souhaiterait enfin que la question des relations entre bibliothèques numériques et bibliothèques traditionnelles soit approfondie et surtout que l’étude de l’impact des bibliothèques numériques sur les usagers soit développée.

Ann O’Brien, de l’université de Loughborough, a ensuite présenté les formations organisées au Royaume-Uni. Les formations aux bibliothèques numériques se déroulent dans ce pays essentiellement dans le cadre des formations en science de l’information à des niveaux correspondant à la licence et à la maîtrise en France. Deux modèles coexistent : certaines universités ont choisi de proposer des cursus spécialisés, alors que d’autres préfèrent traiter la question de la bibliothèque numérique au sein de chacun des thèmes développés dans l’ensemble de la formation des bibliothécaires.

À l’issue de ces deux exposés, plusieurs questions ont été posées. On retiendra en particulier une certaine inquiétude des participants concernant l’articulation entre les différents niveaux d’enseignement. Le thème des bibliothèques numériques devrait être traité dès le niveau bac + 2 (IUT en particulier) et être approfondi ensuite au niveau des futurs mastères (bac + 5).

Formation continue : l’exemple de l’INRIA

Quant à la question de la formation continue, elle a été abordée à travers l’expérience de l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et automatique) qui fait référence dans son domaine.

Jean Claude Le Moal a indiqué que le cours « IST et informatique » a été mis en place en 1982 sous le patronage de l’ADBS et des directions ministérielles en charge de l’IST (information scientifique et technique). L’objectif de cette formation est de faire connaître aux professionnels de l’information et de la documentation les nouveaux outils informatiques. Il s’agit d’un séminaire résidentiel qui favorise les échanges entre intervenants et stagiaires et entre les stagiaires eux-mêmes qui sont souvent porteurs d’expériences intéressantes. Les conférenciers sont d’origine diverse : enseignants, professionnels de l’IST, chercheurs, informaticiens, bibliothécaires… Le but de ce cours est en effet de traiter d’un thème sous ces différents aspects, de faire le point sur une situation existante et d’en dégager les perspectives d’évolution.

Les créateurs de ce séminaire estiment que les professionnels de l’information ont vu apparaître au fil des ans de nombreuses innovations. Or ils n’ont pas à les subir mais plutôt à devenir acteurs de ces changements. Les technologies ne sont que des outils, innover doit permettre de respecter les caractéristiques d’une bibliothèque ou d’un centre de documentation. Les professionnels de l’information ne doivent donc pas être tentés d’exercer des fonctions voisines car ces nouveaux outils peuvent les aider à remplir leurs missions, certes de façon différente mais sans doute avec une efficacité accrue. Il s’agit donc pour eux de les maîtriser, voire de les faire évoluer dans un sens qui leur serait utile. Pour cela, il est nécessaire qu’ils mettent à jour régulièrement leurs connaissances afin d’exercer efficacement leurs compétences professionnelles et d’inventer les bibliothèques numériques du XXIe siècle. C’est ce que le cours de l’INRIA tente de faire. Les intitulés des derniers séminaires semblent prouver qu’ils y réussissent : « Créer et maintenir un serveur web » (1998), « Les bibliothèques numériques » (2000), « La recherche d’information sur les réseaux » (2002) 2.

La journée du 24 juin a été clôturée par le directeur de l’Enssib, François Dupuigrenet Desroussilles, qui a présenté la réforme des études à l’Enssib dans le cadre des mastères. Il existera tout d’abord un tronc commun pour tous les élèves de l’école qui se divisera ensuite en deux branches : bibliothèques et documentation d’entreprises. Des spécialisations seront possibles en particulier dans le domaine des bibliothèques numériques.

En conclusion, on peut dire qu’il s’agissait d’une journée fort intéressante qui a démontré combien il est nécessaire d’adapter les formations tant initiales que continues aux évolutions numériques. La nécessité qu’il y aurait à pratiquer de façon plus systématique une veille dans ce domaine apparaît également comme un enseignement de cette journée.