Architecture et design en bibliothèque

Séminaire international

Raymond Bérard

L’association des bibliothécaires britanniques (CILIP : Chartered Institute of Library and Information Professionals ) 1 et un petit groupe dynamique de bibliothèques d’instituts culturels londoniens (Institut français, Goethe Institut) organisent régulièrement des séminaires à visée européenne. Le dernier en date s’est déroulé le 6 mai 2003 dans le magnifique bâtiment Art déco de l’Institut français de Londres, à South Kensington, dont la somptueuse médiathèque témoigne de l’effort de modernisation et de refondation du réseau des médiathèques françaises à l’étranger.

Comment l’architecture d’une bibliothèque contribue-t-elle à l’amélioration de l’offre de service et met-elle en valeur le parcours du lecteur ? Plutôt qu’une simple présentation architecturale de leur bibliothèque, les intervenants étaient invités à illustrer la façon dont le design ou l’architecture de leur établissement, en cours de construction ou déjà en service, contribue ou contribuera à améliorer de façon générale la qualité du service rendu.

L’expérience de sept bibliothèques

Le rédacteur de ce compte rendu, auquel avait été confiée la présidence des débats, devait le marteler en ouverture auprès des intervenants, bibliothécaires et architectes : ce séminaire n’était en aucun cas un séminaire technique, personne n’était venu pour entendre parler de mètres carrés, de ratios, câblage, chauffage, etc. Plutôt que d’architecture en tant que telle, c’est de services que l’on entendait discuter pendant cette belle journée londonienne : que trouve-t-on derrière la volonté de construire une bibliothèque ? Geste architectural ? Revitalisation urbaine ? Volonté affirmée de proposer un meilleur service à la communauté ? Quand une collectivité investit des millions de livres dans une nouvelle bibliothèque, on suppose qu’elle attend un retour sur investissement, dont on peut raisonnablement juger qu’il est lié à l’amélioration des services et à leur impact politique : combien de voix rapporte une nouvelle bibliothèque ?

Sept bibliothèques avaient été invitées à faire part de leur expérience, très différentes en taille comme en ambition. Certaines n’en sont qu’à l’état de projet, d’autres sont presque achevées, d’autres enfin fonctionnent depuis plusieurs années :

– pour l’Angleterre, les bibliothèques publiques de Birmingham 2, encore en recherche de financement, et Norwich 3, ouverte tout récemment pour remplacer l’ancienne bibliothèque centrale, détruite par un incendie ;

– en Allemagne, la bibliothèque de Stuttgart 4, elle aussi à l’état de projet, et celle de Münster 5, en service depuis dix ans ;

– les deux bibliothèques françaises à l’honneur étaient celle de Rennes 6, dont le projet des « Champs libres » partagé avec le musée de Bretagne et l’Espace des sciences devrait enfin voir le jour prochainement après des années de gestation. Et la bibliothèque municipale d’Illkirch-Graffenstaden dont l’ouverture est proche.

– enfin, hors concours, la bibliothèque publique de Liberec 7, en République tchèque, dont le bâtiment présente l’originalité d’abriter aussi une synagogue.

Les bibliothèques inspirent les architectes vedettes

Dans trois cas, l’architecte s’était déplacé avec le bibliothécaire, soulignant l’importance du dialogue pour la réussite du projet, comme devaient le démontrer dans leur intervention à deux voix Sophie Jacques et Olivier Chaslin pour la bibliothèque municipale d’Illkirch-Graffenstaden.

Un constat préalable : les bibliothèques font les gros titres en Grande-Bretagne. Le très conservateur Daily Telegraph, peu prompt à s’enthousiasmer pour tout ce qui peut ressembler de près ou de loin au service public, s’étonnait que, dans notre culture visuelle, cette bonne vieille bibliothèque publique puisse attirer l’imagination d’architectes vedettes : Richard Rogers à Birmingham, Michael Hopkins à Norwich, concepteur par ailleurs du très chic nouvel opéra de Glyndebourne, le Coréen Eun Young Yi à Stuttgart, Christian de Portzamparc à Rennes, Julia Bolles-Wilson à Münster (également lauréate du projet de nouvelle bibliothèque européenne d’information et de culture de Milan). Pour Richard Rogers, « la bibliothèque victorienne traditionnelle tenait un peu de l’église alors qu’aujourd’hui, elle doit être à la pointe de la technologie. La bibliothèque est devenue un endroit où le citoyen doit pouvoir trouver toute une gamme d’activités pour les jeunes comme pour les seniors, pour tous, pour toutes les croyances. » Son projet pour Birmingham, dans un quartier à réhabiliter défiguré par une autoroute urbaine, a prévu un bâtiment truffé de nouvelles technologies, conçu pour attirer le public le plus large possible avec des collections de livres, des écrans à profusion, des restaurants, des expositions, un auditorium, des salles de conférence, des jardins paysagers, etc.

Au-delà du cas de Birmingham, la bibliothèque publique, institution si familière dans la vie des Britanniques, est en train de perdre son image poussiéreuse grâce au talent de ces architectes vedettes. Le mouvement massif de construction, le plus important depuis les années 1960 (outre les cas précités, Newcastle, Bournemouth, Brighton, Lewes, Peckham et bien d’autres villes moins importantes ont ouvert de nouveaux équipements), s’explique par les insuffisances des bibliothèques construites après guerre : souvent situées dans des environnements peu attractifs, elles ont rarement attiré des architectes créatifs. Alors que les projets qui se multiplient aujourd’hui portent sur des bâtiments phares. C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier le projet de Birmingham prévu pour remplacer la centrale actuelle ouverte il y a tout juste trente ans. Cité en exemple à des générations de bibliothécaires, c’est pourtant un édifice mal situé, mal construit, comme tant de bâtiments publics des années 1970, mal entretenu, impossible à adapter sans des dépenses prohibitives pour un résultat douteux.

Casser le stéréotype de la bibliothèque traditionnelle

Si les bibliothèques sont aujourd’hui sous les projecteurs, c’est à cause de la prise de conscience d’un besoin d’accès public à toutes les formes de transmission du savoir. Paradoxalement, c’est l’Internet, souvent désigné comme le fossoyeur du livre et des bibliothèques, qui a initié ce renouvellement d’intérêt pour la construction de bibliothèques imaginées comme des centres multimédias. Le concept dominant est celui de « magasins à idées » situés à proximité de supermarchés ou de centres commerciaux, conçus pour accéder à la formation tout au long de la vie. Ce ne sont plus des lieux encombrés de rayonnages avec quelques ordinateurs disséminés ici et là, mais des équipements ouverts sur leur environnement – à l’opposé de la bibliothèque victorienne organisée autour de l’enfermement et de l’interdiction –, où chacun peut butiner à sa guise dans les différentes sources d’information.

C’est bien ainsi qu’a été pensée la toute nouvelle bibliothèque de Norwich, ouverte avec le nouveau millénaire, complètement décloisonnée et occupant la moitié d’un complexe réunissant des boutiques, une pizzeria, un café, l’office de tourisme et la station locale de la BBC. C’est un bâtiment qui a été voulu informel (le règlement a même été aboli), non monumental : tous facteurs qui ont facilité son appropriation par le public et augmenté son taux de fréquentation, alors qu’au lendemain de l’incendie de 1994, la question s’était même posée de l’opportunité de sa reconstruction. La volonté de créer des espaces entièrement ouverts, sans frontières visibles ni audibles, permet de faire passer le message que personne n’est jugé sur son mode d’utilisation de la bibliothèque et qu’aucune barrière ne sépare le lecteur du monde extérieur.

Conséquence de cette volonté de casser le stéréotype de la bibliothèque traditionnelle, le profil du public a considérablement évolué avec une fréquentation accrue par les 18-50 ans, les groupes de minorités et les handicapés. Tout en appréciant la volonté de nos collègues de Norwich de revenir sur tant d’idées reçues, il nous sera toutefois permis de tempérer l’enthousiasme des chiffres de fréquentation : 77 % d’augmentation sur six mois rapportés à l’année précédente, quand la bibliothèque centrale occupait des locaux temporaires, ne nous paraissent guère probants. Et comme le Bulletin des bibliothèques de France s’en est récemment fait l’écho à propos des nouvelles médiathèques françaises, qu’en sera-t-il une fois passé l’effet de nouveauté ?

Améliorer les services rendus

Ce qui a emporté l’adhésion des politiques en amont des projets, comme du public une fois l’équipement ouvert, c’est une volonté affirmée haut et fort d’améliorer les services rendus : ouverture plus large, technologie abondante et omniprésente, renforcement des liens avec l’école, services spécifiques pour les jeunes et les adolescents, etc. Chaque équipe a son propre projet culturel, abondamment cité dans sa littérature promotionnelle. Le projet de Birmingham tient en 12 points, celui de Stuttgart en 21 (comme XXIe siècle) qui se recoupent forcément sur le noyau d’argumentaire, mais connaissent des variations en fonction du contexte culturel ou local. Si ces documents ont parfois un aspect convenu tant les arguments développés ont été lus mille fois, y apparaît toutefois la volonté de concevoir des équipements qui donnent du sens à nos sociétés : « Le public a besoin d’éprouver un sens d’appartenance et de constance pour combattre la futilité de notre société. […] Si rien n’est fait, notre société va sombrer dans la barbarie de l’illettrisme. […] La bibliothèque sert à transformer le savoir brut en savoir organisé. » 8« Elle combat le nouvel illettrisme dû à la consommation “fast-food” d’images. » 9

C’est sans doute cette quête de sens qui a poussé les bibliothécaires de Stuttgart à prévoir au cœur du bâtiment une salle consacrée à la contemplation, liberté étant laissée à l’architecte d’en faire sa propre interprétation : une zone de calme absolu pour la réflexion, représentant la tradition tout en étant imaginative et provocatrice. Dans son projet de cube parfait composé de briques de verre de 40 mètres de côté, Eun Young Yi a prévu que cet espace de méditation occupe un cube entier : cœur de la bibliothèque, ce sera un espace de méditation et de communication, lien entre l’univers de l’imprimé et celui du numérique.

Ce séminaire a rempli ses objectifs : la qualité des participants, la présence d’architectes ont largement permis d’échapper aux commentaires fastidieux de plans et de poser les bonnes questions sans échapper au vieux débat sur forme et fonction : le credo des architectes actuels est bien que la forme suit la fonction et non l’inverse, contrairement à ce que certaines réalisations les plus prestigieuses de notre pays pourraient laisser croire. Et il est heureux d’entendre le Premier ministre britannique affirmer que la « bibliothèque est une plate-forme unique pour le développement personnel, une porte d’accès au savoir et un catalyseur pour l’imagination ». Le romancier britannique Iain Banks écrit : « Les bibliothèques ont toujours été importantes dans ma vie d’auteur et de lecteur : que vos portes restent ouvertes, et vos rayonnages bien garnis. » Une définition sans doute limitée des services offerts par les superbibliothèques modernes, mais qui a le mérite de rappeler qu’il ne subsiste plus guère aujourd’hui de lieux où l’on peut entrer librement, lire et emprunter gratuitement des livres sans que personne ne vous demande des comptes, et qui soient accessibles à tous, sans distinction de race ni de niveau social.