La bibliothèque dans les quartiers défavorisés

Un espace de requalification individuelle

Mariangela Roselli

L’auteur de l’article, sociologue, porte un regard critique sur la position paradoxale que la bibliothèque occupe dans les quartiers socialement disqualifiés en se proposant d’émanciper à travers la culture leurs habitants victimes de l’exclusion sociale. S’appuyant sur le cas de Toulouse, son terrain d’étude, elle étudie les publics des bibliothèques de banlieue, leurs pratiques et leurs attentes.

The author of the article, a sociologist, takes a critical look at the paradoxical position occupied by libraries in socially deprived areas, with the intention of liberating through culture the victims of social exclusion that are their inhabitants. Based on the case of Toulouse, her area of study, she examines the clients of suburban libraries, their processes and their expectations.

Die Autorin des Artikels, eine Soziologin, wirft einen kritischen Blick auf die paradoxe Situation welche die Bibliothek in sozial benachteiligten Wohnvierteln einnimmt. Sie schlägt vor die Bewohner, Opfer der sozialen Ausgrenzung, durch kulturelle Massnahmen zu emanzipieren. Dabei stützt sie sich auf die Situation in Toulouse, ihr Studiengebiet. Sie untersucht die Klientel der Bibliotheken der Vororte, ihre Gepflogenheiten und Erwartungen.

El autor del artículo, sociólogo, echa una mirada crítica sobre la posición paradójica que la biblioteca ocupa en los barrios socialmente descalificados proponiéndose emancipar a través de la cultura a sus habitantes víctimas de la exclusión social. Apoyándose en el caso de Tolosa, su campo de estudio, ésta estudia al público de las bibliotecas de los suburbios, sus prácticas y sus esperanzas.

Le regard d’une sociologue sur les bibliothèques de banlieue est un regard critique et il s’explique par la position paradoxale que le lieu « bibliothèque » occupe parmi les espaces publics de culture dans des quartiers socialement disqualifiés. Le paradoxe réside dans le constat d’une relégation aiguë de ces banlieues et de leurs habitants dans la structure des rapports sociaux (inégalités de traitement, de parcours et de devenirs scolaires des enfants, inégalités de chances d’accès au marché de l’emploi rémunéré pour les jeunes, inégalités sur le marché du travail pour les adultes – femmes et hommes – issus de l’immigration) et de l’ambition d’émanciper ces mêmes personnes à travers la culture.

Si nous acceptons l’idée selon laquelle il existe une relation entre culture (désir de lire, par exemple) et conditions de vie (difficulté à trouver une place, pénibilité au travail, discriminations), nous pouvons admettre que l’acuité des rapports entre individus et entre groupes sociaux ne favorise pas la nécessaire requalification sociale préalable à toute envie de fréquenter un lieu de culture, fût-il situé dans un lieu disqualifié.

Malgré ce sombre point de départ, et alors que les choix politiques concernant la lecture se concentrent, pour la ville de Toulouse (qui est notre terrain d’étude), sur des projets porteurs et valorisants (grand chantier de construction d’une médiathèque au centre-ville, réhabilitation et transformation en bibliothèque d’étude et de recherche de l’ancienne bibliothèque municipale, ouverture en 2002 d’une nouvelle bibliothèque dans un quartier résidentiel coté), il est encore possible de repérer des usages et des usagers propres aux bibliothèques de quartiers difficiles.

Des publics acteurs et des publics captifs

Théoriquement ouvertes à tous, mais en dissonance apparente avec les habitudes et les pratiques environnantes, les bibliothèques de banlieue ne sont pas désertes, bien que les publics qui les fréquentent les rendent relativement spécifiques. La fréquentation de ces bibliothèques est très hétérogène, aussi bien pour les publics que pour les temps d’utilisation (créneaux horaires, jours et périodes de l’année), comme le montrent les observations accomplies dans trois bibliothèques de quartiers défavorisés de Toulouse 1.

L’un des premiers éléments frappants est ainsi l’extrême variété des publics 2.

1. En temps scolaire, on y rencontre des élèves accompagnés d’un enseignant dans le cadre d’activités d’étude et de recherche. Ce groupe est composite et ne comporte pas d’adolescents ayant un profil de lecteur. La plupart des élèves, dans ce cadre, ne reviennent pas seuls à la bibliothèque, tout en connaissant bien le lieu. Ce public aura peu tendance à s’approprier les incitations à la lecture qui lui sont faites et à évoluer librement dans cet univers.

2. En temps extrascolaire (mercredi après-midi et samedi), on y voit des collégiens et des lycéens utilisant la bibliothèque comme prolongement « naturel » du CDI, ces élèves étant par ailleurs habitants du quartier ou de quartiers limitrophes. Dans ce groupe, les filles sont largement majoritaires et ceci dans tous les cycles et niveaux du cursus scolaire (y compris les deux premières années d’études universitaires). Cette surreprésentation est directement liée à la proportion élevée que représentent les filles parmi les élèves « à durée de vie scolaire longue » habitant dans ces quartiers. Ces élèves constituent le public le plus assidu de ces bibliothèques, celui qui se sent à l’aise dans ce lieu et est prêt à se l’approprier en développant différentes stratégies, comme nous le verrons plus loin.

3. Hors temps de travail (pause déjeuner, après 17 h, samedi après-midi), on peut y croiser des usagers venant d’ailleurs, souvent habitués du lieu et fidèles au fonds d’une bibliothèque particulière. Ce groupe est composé exclusivement de forts lecteurs, exerçant ou ayant exercé une activité professionnelle intellectuelle. Parmi ces personnes, il y a une majorité d’enseignants, en activité ou en retraite, suivie d’un groupe de personnes « engagées » dans une activité associative, militante ou d’autres types (travailleurs sociaux, assistantes sociales retraitées). Parmi les motivations les guidant dans cette bibliothèque en particulier, sont évoqués 3 la connaissance et l’attachement au fonds, puis une carrière professionnelle durable sur le quartier (argument complété souvent par une sensibilité aux questions de la ségrégation urbaine et ethnique).

4. Dans des créneaux horaires et hebdomadaires transversaux aux précédents, il est possible d’y rencontrer des adultes ou jeunes adultes en groupe fréquentant la bibliothèque dans le cadre d’activités d’accompagnement, de formation ou de reprise d’études pour un dispositif d’insertion. Composé majoritairement de non-lecteurs et de faibles lecteurs qui ne connaissent pas le lieu, ce groupe est celui qui présente les personnes les plus éloignées de l’univers de la bibliothèque en tant qu’espace de culture écrite, qui sont aussi des personnes qui prennent peu d’initiatives par rapport au groupe ou à l’activité encadrée.

Bien que tous ces groupes connaissent le bâtiment et le lieu, les personnes qui attachent du sens à la présence de la bibliothèque dans le quartier se trouvent essentiellement dans les deuxième et troisième groupes, qui sont aussi les groupes de forts lecteurs. Mais pour trouver des forts lecteurs qui soient aussi des habitants du quartier, il faut en général chercher dans la catégorie des personnes scolarisées. A contrario, le fait d’être élève et d’habiter le quartier ne suffit pas pour faire du jeune (fille ou garçon) un fort lecteur. Quelles sont alors les autres conditions à remplir pour que certains élèves prolongent l’école par/à la bibliothèque ? S’agit-il exactement d’un prolongement du temps scolaire ?

La catégorie de lecteurs et lectrices-élèves

Étudiant le type et le rythme de fréquentation des bibliothèques de quartiers défavorisés, on est immédiatement frappé par l’assiduité d’un certain nombre d’élèves habitant le quartier. Une telle assiduité est d’autant plus remarquable que les élèves réguliers sont toujours les mêmes, retrouvent des places fixes et remplissent et animent la bibliothèque 4.

Pour les trois bibliothèques ensemble, les élèves lecteurs assidus sont approximativement sept cents, mais leur répartition sur les trois bibliothèques n’est pas homogène, essentiellement parce que les bibliothèques sont situées dans des quartiers différents en taille, en composition d’âge des habitants (jeunes ménages ou personnes âgées), différents aussi pour ce qui est de l’histoire et de la dynamique qui les constituent. Remarquons cependant que pour deux quartiers, comparables en taille et en structure démographique (avec une surreprésentation de ménages jeunes avec enfants scolarisés), le nombre d’élèves inscrits à la bibliothèque enregistre un écart assez sensible (allant de moins de cent pour une bibliothèque à un peu plus de cinq cents pour l’autre).

Comparativement aux autres groupes de lecteurs, la proportion des lecteurs en âge scolaire est forte de manière générale. Pour une des trois bibliothèques, le public scolaire constitue le public majoritaire de la bibliothèque, même s’il est difficile d’avancer des chiffres vu qu’une partie des élèves ne s’inscrit pas nécessairement (se limitant à lire sur place).

Par leur assiduité, les jeunes lecteurs sont faciles à observer et à interroger. Les témoignages que nous avons recueillis sont fondés sur des entretiens peu nombreux mais approfondis. Les personnes interrogées ont une valeur de cas limite d’analyse, au sens où elles permettent d’identifier certains facteurs qui entrent en jeu dans la construction d’une disposition à lire, à préférer le silence, l’isolement et le contrôle de soi alors qu’il s’agit de comportements qui coûtent beaucoup plus que des comportements immédiats et pré-réflexifs.

Le premier trait qu’il faut souligner est l’aspect minoritaire des jeunes lecteurs parmi les enfants, les adolescents et les jeunes habitant dans les cités disqualifiées. Il s’agit de personnes peu prises en compte par les médias et d’autant moins visibles qu’elles ont l’habitude de passer des journées entières dans l’espace protégé de la bibliothèque. S’ils sont minoritaires, ces individus sont remarquables par leur comportement qui les place à contre-courant des façons de faire et des conventions partagées dans les rues de banlieue : leur expérience d’assiduité est une manière de s’accrocher solidement dans un lieu qui incarne et symbolise l’accès à la culture.

Cette expérience à contre-courant ne laisse pas indifférents les autres qui restent hors des murs des livres, du silence, de la lecture. Si la décision, la détermination des écoliers, collégiens et lycéens relève d’un cheminement qui est parfois long et non linéaire, leur attitude d’éloignement porte un témoignage silencieux de renoncement à l’immédiat et de plaisir différé. D’autant que ce type de démarches peut donner une autre image du destin possible quand on est né et que l’on a grandi dans une banlieue de relégation. D’ailleurs, le fait de savoir que l’on constitue une minorité, que l’on fréquente un lieu fermé est en soi un indice de la fonction d’ancrage que peut remplir la bibliothèque de quartier disqualifié : être une bouée de sauvetage pour résister à la rue et à ce qu’elle représente, une solution pour côtoyer des gens différents. En cela, la bibliothèque est une institution à part entière pouvant offrir des moments de socialisation protégée et choisie, avant d’être un lieu d’acquisition de connaissances.

Le deuxième trait caractéristique de la population de jeunes présents à la bibliothèque de manière assidue est qu’elle est majoritairement faite de lectrices. L’assiduité de cette pratique permet de parler d’une expérience durable et marquante et de prendre la mesure des enjeux multiples qui sont liés à l’appropriation de l’écrit et à la pratique de la lecture. Parmi ces enjeux, il suffit de rappeler que le rapport à l’écrit et son appropriation ne sont pas uniquement affaire d’enjeux économiques : bien que l’insertion par le travail rémunéré demeure un objectif important pour les jeunes, c’est la structuration des formes de pensée qui change, ouvrant à la dimension symbolique du langage, à la logique, à la réflexivité. Ainsi, les documents que contient la bibliothèque sur les quartiers défavorisés aident ces jeunes à résister aux processus de ségrégation en freinant les tendances à l’auto-marginalisation et à l’autocensure dans lesquelles ils peuvent s’enfermer et être enfermés.

Fréquenter la bibliothèque implique un effort de domestication de l’organisation formelle des supports : formalisation des classements, formalisation des titres et des supports de recherche, formalisation de la répartition de l’espace, ordres de classement à maîtriser (alphabétique, par matières, par thèmes, chronologique, etc.). L’apprentissage du degré de formalisation nécessaire à l’organisation de la bibliothèque (fonds, vecteurs de recherche, supports de visibilisation des ouvrages et équipements de lecture et d’audio-vision) n’est pas étranger à l’autre apprentissage implicite dans toute connaissance formalisée : pour accéder au savoir, il faut une certaine formalisation du langage et une certaine rigueur du raisonnement. La découverte de cette formalisation ailleurs que dans les manuels scolaires permet de s’habituer aux connaissances écrites, de résister à une représentation dramatisée du savoir – qui est l’image habituellement associée au savoir dans les milieux peu lettrés – et de ne pas limiter les connaissances au savoir purement instrumental et immédiatement utilisable.

Une culture peu cultivée est un point de départ possible pour les personnes peu familiarisées à l’écrit et à la lecture, mais elle ne doit pas se contenter de modalités et de supports de transmission de deuxième classe. Si, au début, on peut conseiller une littérature accessible, il n’est pas interdit d’orienter par la suite les nouveaux lecteurs sur des textes plus exigeants, plus forts. L’accès à l’écrit est un effort pour s’arracher à des façons de penser hâtives et pré-critiques ; s’il n’ouvre pas à des expériences plus universelles – donc éloignées des destins individuels, de la subjectivité –, il ne peut pas fonctionner comme vecteur d’émancipation.

Pratiques assidues et pratiques aléatoires

Une remarque subsidiaire mérite d’être faite ici à titre de piste d’analyse à poursuivre. Les « permanences » en bibliothèque, qui sont à la base de cette analyse, ont permis également de saisir en négatif, comme sur une pellicule de photo, le visage de la majorité des adolescents et des jeunes garçons qui gravitent autour de l’espace bibliothèque et qui restent hors de ses murs. Il existe des actions « incitatives » par lesquelles cette majorité de non-lecteurs, adolescents et jeunes, entre en contact avec l’univers de la bibliothèque : lectures publiques pour des publics jeunes, lectures mimées, animations et ateliers ouverts autour de la lecture et de l’écriture, du théâtre, de la poésie, de l’improvisation, de la musique et de la création musicale, dans les locaux de la bibliothèque, les mercredis après-midi et les samedis.

Ces contacts sont occasionnels et aléatoires, mais ils existent et fournissent des moments où certains de ces jeunes peuvent devenir des usagers inhabituels et peu habitués au monde de la bibliothèque, voire des lecteurs intermittents. Ces lecteurs aléatoires sont des personnes présentes dans l’environnement proche de la bibliothèque de quartier qui est au demeurant un lieu significatif – repère géographique et symbolique dont ils s’auto-excluent la plupart du temps – par rapport auquel ils organisent une partie de leurs mouvements et regroupements quotidiens. Pour certains d’entre eux, la bibliothèque a commencé à exister en tant que telle le jour où ils y ont fait une entrée non conflictuelle, non contestée, non remarquée ; bref, lorsqu’ils y sont entrés comme des usagers ordinaires, ce qui signifie sans stigmate social et sans représentations négatives systématiques les accompagnant dans cet acte.

Il n’est pas aisé d’avancer sur ce terrain, compte tenu de la difficulté de saisir à la fois une population extrêmement mobile et ce qui, pour le moment, est simplement considéré comme une non-pratique. Mais il est tout aussi difficile de continuer à ignorer les regroupements devant la bibliothèque, les tensions évidentes entre une pensée claire de ce qu’est la culture et à quoi elle donne accès et l’incapacité à se faire violence pour s’extraire du mimétisme facile et des habitudes ambiantes.

Comment interroger ces contradictions sans admettre d’abord que ces jeunes ont une conscience de la puissance symbolique du lieu et la rejettent dans le même temps, de la place qui leur est faite et qui est la leur (et celle de leurs parents) aujourd’hui dans la société française. Pour preuve, certains des jeunes qui gravitent autour de la bibliothèque disent ne pas avoir envie de lire et regrettent dans le même temps que les bibliothécaires ne viennent pas « les chercher » ou que la bibliothèque ne soit « jamais ouverte quand je suis libre, je ne fonctionne pas aux heures qu’il faut, c’est pas pour moi, de toute façon ». Les arguments avancés ne doivent pas faire écran à une réelle autocensure par rapport à ce lieu et à la honte avouée de ne pas maîtriser le cadre prescriptif attendu : « Il faut rester en silence, il faut se tenir, il faut savoir où aller, il faut savoir parler comme eux, ne pas dire de bêtises, parler bien, savoir les mots qu’il faut. »

Accepter l’idée qu’il y a des médiations compliquées vers la lecture, c’est faire l’hypothèse que ce n’est pas parce que l’on ne lit pas que l’on ne comprend pas la puissance de la chose écrite. On sait que la valeur émancipatrice de l’accès aux textes écrits est directement liée à la conscience de l’enjeu que représente la maîtrise du français : quand on est fils d’immigrés et/ou d’illettrés, quand l’expérience sociale des parents a été durablement marquée par l’écran que représente la langue, et la langue écrite notamment, on a un rapport aux livres et à l’écrit, ne serait-ce qu’à travers la conscience de ne plus dépendre des autres pour déchiffrer et prendre la parole 5.

Il serait possible, dans ce domaine, d’interroger l’usage qui est fait concrètement des « espaces péri-bibliothèque » et de prendre comme objet d’enquête le bâtiment où est installée la bibliothèque, les espaces autour et les habitudes qui s’y sont développées, pris dans un ensemble constitué des professionnels de la bibliothèque, des lecteurs et de leurs pratiques, mais aussi des autres, de leurs pratiques et de leurs discours.

Des bibliothécaires plutôt qu’une bibliothèque

De même, lorsque l’on considère les modalités pratiques de permanence dans la bibliothèque de cette minorité de jeunes lecteurs, on est frappé par la singularité des pratiques, compte tenu du fait que l’on est dans une bibliothèque : une forte demande de conseils et d’avis que ces écoliers, collégiens et lycéens sollicitent auprès du personnel. La fréquentation de la bibliothèque est caractérisée par des durées longues et continues (surtout le mercredi et le samedi), temps essentiellement occupé à faire les devoirs et à les comparer/corriger (parfois à l’aide du personnel, dont les témoignages convergent pour dire que les interventions sont sollicitées surtout pour les devoirs de français).

Au cours de nos observations, il est progressivement devenu clair que la pratique assidue de la bibliothèque par ces jeunes lecteurs, souvent peu lettrés, inclut des occupations peu familières à un lecteur lettré. Les façons de s’orienter dans les locaux, de chercher des titres, de s’aventurer d’un petit espace documentaire à un autre « ouvert » à tout public, de se déplacer dans les locaux sans se sentir observés et devoir des explications, la manière de solliciter le bibliothécaire en établissant une relation privilégiée constituent autant d’apprentissages graduels auxquels se prêtent ces enfants et ces adolescents. Une pratique assidue de la bibliothèque commence donc comme un prolongement de l’école mais va bien au-delà des devoirs si le jeune est amené à y passer du temps. Créer les conditions d’un éveil, donner un prétexte pour inviter le jeune écolier à prendre des initiatives peut amorcer une dynamique de projection et de découverte dans un espace non maîtrisé mais ne présentant pas trop de risques : manier un livre est déjà plus risqué que déambuler en regardant les titres ou les affiches, choisir un titre parmi d’autres est déjà plus audacieux que prendre sur un présentoir des titres présélectionnés, etc.

Sur ce plan, nous pouvons constater une dimension relationnelle spécifique au personnel des bibliothèques des quartiers défavorisés : non seulement les relations sont privilégiées entre les personnes, mais les contenus de la relation portent la marque de la situation particulière dans laquelle se trouvent ces enfants et ces adolescents, c’est-à-dire la nécessité de se faire décoder les entrées vers les écrits et vers tout autre support (pour l’audiovisuel ou l’audio, contrairement à une opinion répandue, les choses ne sont pas plus faciles : sélection d’auteurs et de genres, par exemple, pour éviter que la richesse du fonds ne se traduise en chaos) par d’autres personnes que les parents ou l’environnement familial immédiat.

C’est dans ce sens que le poids du personnel de la bibliothèque dans les relations aux usagers et dans l’accès (accessibilité) au fonds est ici particulier. Parce que ces lecteurs jeunes n’ont souvent pas d’autres lieux pour manier des livres à titre personnel, la fonction spécifique du bibliothécaire réside surtout dans la nature des tâches pour lesquelles il est sollicité : conseil, accompagnement et orientation dans le lieu encore plus et avant toute découverte de la richesse des collections, invitations répétées au silence et à la concentration, au respect des autres lecteurs, accompagnement à l’hexis corporelle de la lecture cultivée. Il s’agit de rôles interstitiels, permettant de jeter des ponts entre la rue et l’école, entre l’école et la maison, entre la culture domestique et la culture cultivée, plus difficile d’accès dans certaines conditions sociales.

Ces lecteurs en apprentissage, ces apprentis lecteurs, sont en train de se forger des outils de maniement des livres et de mouvement dans la bibliothèque qui vont constituer le savoir-faire nécessaire à guider leur curiosité et parfaire leurs goûts, devenir autonome dans la recherche des titres et savoir explorer pour découvrir d’autres voies. Cette compétence informelle est essentielle et souvent passée sous silence lorsque l’on essaie d’expliquer les médiations entre un écolier qui lit et un enfant lecteur. Ce que l’on oublie souvent est que ce passage n’est ni naturel, ni systématique et que les conditions sociales dans lesquelles les enfants voient lire et voient intervenir l’écrit marquent durablement le rapport qu’ils établissent avec les livres et la culture, en général.

Apprendre que, au-delà des manuels scolaires, il y a des sources écrites qui permettent de prolonger la réflexion et de répondre ou de soulever des questions, est une piste à explorer pour encourager l’apprentissage de l’espace bibliothèque. Apprendre aussi qu’il y a sans doute des façons de savoir autres que celles que l’école propose et les découvrir en explorateur présente l’avantage de pouvoir s’approprier les outils et les contenus et de s’inventer des détours et des retours possibles. Des lecteurs-élèves, libres de tâtonner et d’errer, de se perdre aussi, mais dans un espace protégé. Il n’y a pas beaucoup de risques à admettre les déambulations et les débordements des nouvelles générations de lecteurs remuants – même si les désagréments immédiats ne sont pas faciles à gérer –, alors qu’il y en a beaucoup à long terme à rejeter hors des murs de la bibliothèque les inaptes au silence, rejet qu’impose la pratique de la lecture telle que les lettrés peuvent la pratiquer et l’imaginer pour toute autre personne, de manière exclusive.

La lecture, même lorsqu’elle est une pratique intermittente, permet d’effectuer des déplacements dans plusieurs champs de la vie d’une personne, des allers et retours utiles pour mettre en communication la vie scolaire, les relations avec les proches et avec les autres, les relations familiales et les relations sociales, les projets d’avenir avec les conditions de vie réelles. Pouvoir faire entrer en résonance les réalités et les mythes, les faits et les rumeurs veut dire parfois s’armer pour changer de façon de se représenter soi-même, de se représenter son destin d’être sexué, d’habitant d’une ville, de membre d’une société.

En définitive, c’est la mise en communication entre les divers champs de l’expérience individuelle qui peut être considérée comme l’apport essentiel et immédiatement perceptible du lieu-bibliothèque dans ces quartiers. Un accès à la lecture et à l’univers des connaissances permet à chacun d’accéder aux différents registres de l’écrit, que la frontière entre lecture utile et lecture d’évasion n’épuise pas. Il existe une relation entre plaisirs et nécessités qui résulte des dispositions intériorisées par chaque personne : si, dans les milieux peu lettrés, la nécessité de lire peut devenir vertu, cette compétence, une fois acquise, doit trouver des manières d’être entretenue, d’être significative, de servir à quelque chose, ne serait-ce que donner du plaisir (dans une liberté conquise). Si la préférence (en termes de moyens à déployer pour atteindre un but ou en termes d’occupation du temps) peut être donnée à la lecture, c’est déjà que cette pratique est significative, qu’elle interpelle, que l’on soupçonne ses retombées et ses effets (la méfiance vis-à-vis des livres est aussi un bon indicateur – et pas forcément négatif – de cette conscience).

Des usages compensatoires

S’il est vrai que, pour la plupart de ces élèves, la bibliothèque est le lieu de rencontre avec des personnes maîtrisant le français écrit (le lieu de correction des résumés de français, des dissertations), elle ne fonctionne pas uniquement comme étude. Le dernier point sur lequel nous voudrions insister est que, sous couvert d’aide et – plus exactement – de soutien aux devoirs, la bibliothèque de quartier est un lieu de proximité facile d’accès pour se documenter, se stimuler les uns les autres, qui a sa propre spécificité dans les pratiques déambulatoires de la jeunesse scolarisée des quartiers défavorisés.

Les ressources (surtout) humaines que l’on rencontre à la bibliothèque sont une bouée de sauvetage au départ, mais ce lieu offre rapidement les conditions pour se fabriquer de la manière la plus économique un capital culturel et une socialisation institutionnelle dégagée des spécificités de classe et d’appartenance communautaire. Il faut souligner cette dimension socialisante de la bibliothèque à la fois comme lieu public et d’appartenance collective : la bibliothèque de proximité est le lieu où des sociabilités transversales aux groupes d’âge, de sexes et d’ethnies sont possibles, où des relations sont établies en dehors du jugement social et des rôles à tenir et, dans le même temps, un espace d’appartenance où ces jeunes ont le sentiment de participer à quelque chose qui transcende les individus (avec leurs spécificités socialement construites), mais dans le respect des individualités, protégées du regard familial, du contrôle communautaire, des catégories d’inscription sociale que la rue – autre espace public, mais non protégé – leur réserve.

La portée de la dimension publique de la bibliothèque est sa capacité à neutraliser certaines des variables identitaires qui, à l’extérieur, constituent des individus inscrits dans des rapports sociaux extrêmement lourds. La bibliothèque de quartier – parce qu’elle est proche mais fermée – délimite un périmètre respecté et formalisé où l’individualité de la personne n’est pas une option, mais une posture attendue. Une approche individuelle (et non individualiste) des jeunes est la seule qui permette de repenser l’identité en se dégageant des signes extérieurs et collectifs qui tendent à constater la disqualification et à produire la relégation.

Nous pouvons aussi ajouter que cette posture peut émaner d’un choix politique plus général : si nous voulons que des processus de requalification individuelle s’amorcent dans différents lieux, nous ne pouvons pas raisonner en dissociant les conditions d’accès à la culture des jeunes de banlieue et les conséquences des rapports sociaux et économiques exacerbés. Le lieu public et ouvert qu’est la bibliothèque se prête – encore mieux que l’école puisque les élèves ne sont pas, normalement, mesurés à une norme – à ce type d’actions constructives et volontaristes.

Dans la liste non exhaustive des usages des bibliothèques de banlieue, la fonction de lecture et de connaissance ne correspond qu’à une partie infime des usages que nous avons répertoriés. Espace de socialisation, d’abord, la bibliothèque de quartier ne socialise pas n’importe qui et n’importe comment. Elle semble remplir aux yeux de ces jeunes la fonction de garantie quasi institutionnelle : cela signifie à la fois « lieu public, neutre, ouvert à tous » et « lieu reconnu (par les autres, notamment les parents) comme légitime, lieu où l’individu est affranchi de toute forme d’appartenance, lieu protégé ». Les deux triptyques que nous proposons pour qualifier les fonctions des bibliothèques sont concomitants, c’est-à-dire vrais dans le même temps et chez le même usager, mais ils peuvent aussi être lus en croisant deux par deux les qualifications. Cela donne : « Lieu public et reconnu », puis « lieu neutre et favorisant l’émergence de pratiques individuelles » et enfin « lieu non discriminant dans ses murs et discriminant par rapport à l’extérieur ».

La valeur contrastive de ces désignations n’en fait pas pour autant des adjectifs exclusifs les uns par rapport aux autres : il paraît normal, en effet, de trouver dans un lieu économiquement accessible, un espace d’individualisation et d’expérimentation de choix individuel arraché au reste du temps où l’on s’inscrit ou l’on est inscrit dans des groupes ou des catégories. Que cette culture soit une marque de cette distinction, cela paraît logique et assez rationnel lorsqu’on voit qui sont ces lecteurs et lectrices : marginaux et marginales dans leur milieu, cette minorité occupe la bibliothèque avec le sentiment de faire partie d’un groupe privilégié ayant déjà accédé à autre chose que leur milieu, faisant partie d’un ensemble qui se structure autour d’une idée libératrice de la culture.

Les jeunes filles et les (rares) garçons de cette minorité y cherchent des voies compensatoires à l’effet de marginalisation des études et de la lecture par rapport aux sociabilités de rue et de voisinage. Ces voies compensatoires passent souvent par le zèle au travail scolaire, la rigueur, l’exigence et une certaine forme de respect pour la discipline et le silence, une assiduité rigide dans des lieux de protection qui deviennent des lieux de résistance.

Ces attitudes qui sont naturalisées dans les milieux lettrés se traduisent par une (auto)exclusion du reste des jeunes du quartier et une marginalisation par rapport à des liens d’appartenance (relations amicales, de parenté, de voisinage pouvant alimenter rumeurs et mauvaise réputation). Ce qui en dit long sur le coût (et la valeur) symbolique de la culture écrite et de l’émergence d’une pensée individuelle qui l’accompagne (ou la précède).

C’est en ce sens qu’une bibliothèque n’est jamais comme une cathédrale dans le désert : qu’ils soient lecteurs ou non, les habitants d’un quartier ne restent pas longtemps indifférents aux mouvements qu’elle crée.

Septembre 2003

  1. (retour)↑  Les bibliothèques de la Reynerie, d’Empalot et de Soupetard.
  2. (retour)↑  Rappelons que Toulouse compte vingt bibliothèques de quartier, deux bibliobus qui font du prêt direct dans les quartiers, avec 38 581 emprunteurs qui représentent 11 % de la population. Source : Capitole Infos, avril 2003, p. 15.
  3. (retour)↑  Lors d’entretiens informels avec quelques-uns de ces usagers que nous avons fini par bien connaître.
  4. (retour)↑  Les assidus ont été d’abord observés, et approximativement recensés ; il a été possible par la suite de croiser ces observations avec les cartes de lecteur régulièrement renouvelées.
  5. (retour)↑  Voir, à ce propos, les travaux de Bernard Lahire sur les enjeux scolaires en milieu défavorisé et peu lettré.