Du conditionnement à la lecture

l'offre de lecture des Lumières à la Troisième République

par Philippe Hoch

Noë Richter

Bernay : Société d’histoire de la lecture, 2003. – 103 p. ; 25 cm. – (Matériaux pour une histoire de la lecture et de ses institutions ; 13). ISBN 2-912626-12-9 : 21 €

La Société d’histoire de la lecture (SHL), établie à Bernay (Eure) et animée par Noë Richter, rassemble dans le cadre d’une très utile collection des « matériaux pour une histoire de la lecture » encore à venir. Certes, la publication, observée depuis quelques années, de travaux de recherche – d’inégale importance d’ailleurs – atteste l’intérêt grandissant que suscite ce chapitre de l’histoire culturelle, inscrit dans le prolongement du complet renouvellement de l’histoire du livre auquel nous assistons depuis un quart de siècle et qui se poursuit sans faiblir. Néanmoins, de vastes vues d’ensemble font encore défaut. Dès lors, les monographies d’institutions vouées à la lecture populaire, les recueils de textes peu connus, oubliés, et soigneusement commentés, des répertoires biographiques ou de cabinets de lecture, ou encore l’une ou l’autre étude de catalogues du XIXe siècle, constituent autant d’éléments préparatoires à une synthèse que Noë Richter, gageons-le, ne manquera pas d’offrir à la communauté savante.

Sous le titre Du conditionnement à la culture, le treizième fascicule de la collection se propose d’étudier « l’offre de lecture des Lumières à la Troisième République ». Des différentes approches possibles (en particulier du type bibliographique ou bibliothéconomique), l’auteur a choisi une analyse menée « sous l’angle politique et social », sans exclure toutefois le recours ponctuel à des considérations plus techniques auxquelles les bibliothécaires seront sensibles.

À la conquête d’une laïcité ouverte

Le propos de l’auteur vise, exemples et longues citations à l’appui, à « expliquer comment, sous la pression d’intellectuels éclairés, de prêtres et de pasteurs d’avant-garde, de bourgeois républicains et libéraux, de militants issus des élites prolétariennes, l’offre de lecture faite aux masses est passée en moins d’un siècle du conditionnement à la culture, de la prose édifiante à la littérature d’agrément, de la ségrégation lectorale à l’égalitarisme, de la tentation fondamentaliste hégémonique à une laïcité ouverte et tolérante ».

Un chapitre introductif, succinct mais dense, permet à Noë Richter de présenter « les médiateurs et leurs objectifs », qu’il situe dans un contexte historique marqué, comme on sait, par une production en très forte croissance et un élargissement continu du lectorat. À la fin de l’Empire, « les offres de lecture sont venues de tous les horizons » et cette diversité ne s’est pas démentie au long du siècle.

Les initiatives prises n’étaient d’ailleurs parfois pas exemptes de tout paradoxe, un « catholique nîmois » et « un ancien enfant de chœur et fouriériste militant » pouvant ainsi devenir, à Mulhouse, « les maîtres à penser des industriels réformés de Haute-Alsace ». Mus par des motivations divergentes, voire opposées, s’appuyant sur des institutions elles aussi de nature variée, les « médiateurs » développèrent naturellement des conceptions de la lecture que séparaient la plupart du temps d’étanches cloisons : tout opposait, ainsi, la lecture « utilitaire » à la lecture « amusante » et la lecture « acculturative » pouvait ne pas être une lecture « agréable ».

Un peu, mais pas trop

L’auteur développe cette typologie au long des quatre chapitres suivants. La question de l’utilité de la lecture, pour les couches de la population qui en restaient éloignées, a suscité différentes sortes de discours, analysées avec finesse. Le premier genre, « obscurantiste », considère le développement de l’instruction plus comme une menace pour les classes dirigeantes que comme un facteur de progrès social. Tout à l’opposé, le discours « égalitaire » d’un Condorcet, par exemple, assure que « l’instruction doit être universelle, c’est-à-dire s’étendre à tous les citoyens », cet idéal dût-il paraître lointain.

D’aucuns, pourvus d’une forte dose de « pragmatisme », plaçaient l’accent sur la nécessité et l’utilité de la lecture, favorisant « l’accession de la masse laborieuse au savoir » tout en assurant son contrôle. Ainsi, l’« invariable maxime » d’un Philipon de la Madelaine était, en 1783 il est vrai : « Un peu, mais pas trop ; beaucoup de pratique, point de science. » Dans un tel contexte, la lecture devient aisément instrument de conditionnement, en particulier de nature religieuse, mais aussi, bien sûr, politique.

Les deux autres catégories mises en évidence par Noë Richter – lecture amusante et lecture agréable – ne sauraient être considérées comme équivalentes. Non seulement la synonymie que l’on serait tenté d’établir ne repose sur aucun fondement, mais, qui plus est, nous sommes en présence de concepts antinomiques ; l’opposition « agréable/amusant » constituant du reste « une des clés de l’histoire de la lecture populaire ». La lecture amusante peut être définie comme « une lecture utile présentée sous un dehors aimable », et, à ce titre, elle constitue « un outil pédagogique complémentaire de l’instruction ».

Lecteurs « d’en bas »

Il n’est point, en revanche, de finalité didactique ou moralisatrice dans la lecture agréable. Cette dernière se caractérise en effet, tout au contraire, par sa gratuité, son caractère de pur délassement. « Ni nécessaire, ni utile, souligne Noë Richter, la lecture agréable est le privilège de l’aristocratie et de la bourgeoisie aisée. » Elle suscite la défiance des pédagogues, qui voient en elle la source de bien des périls, contre lesquels ils se font un devoir de mettre un chacun en garde, faisant fi des nuances. « Les interdits jetés sur la lecture d’agrément ont nourri un discours dominant ininterrompu jusqu’au-delà du dix-neuvième siècle. Passionné, violent, il dénonce les dangers de la lecture en des termes qui défient l’analyse. »

On ne sera pas surpris que les lecteurs de la France « d’en bas » expriment à ce sujet un point de vue tout différent. Pour les « autodidactes plébéiens » et les membres « des élites ouvrières », en effet, « la lecture de divertissement offerte par le colporteur et le cabinet de lecture relève d’un vécu personnel et collectif », sur lequel les hommes du peuple ayant accédé à la « culture légitime » posent un regard finalement « distancié et critique ».

Le berger bibliothécaire de l’empereur d’Autriche

Mais peut-être la clé de l’accès à cette culture se trouve-t-elle dans le dernier type de lecture, que l’auteur appelle, avec les sociologues et anthropologues, la lecture « acculturante » ou « acculturative » (sans que l’on perçoive très bien la nuance entre ces deux notions), celle qui, en définitive, ouvre l’accès au savoir et permet à un berger lorrain analphabète, Valentin Jamerey-Duval, de devenir numismate et bibliothécaire de l’empereur d’Autriche, ou à un serrurier de la Brie de trouver le salut en ouvrant « Jean-Jacques »

La situation que décrit l’auteur évolue de façon très sensible dans les années 1860, à tel point qu’il est légitime, à ses yeux, de parler d’« une révolution culturelle de 1862 » à laquelle le chapitre 6 est consacré. La bibliothèque scolaire, organisant pour la première fois la lecture en milieu rural, est en effet créée ; des associations, comme la Société Franklin, par exemple, apparaissent, qui visent à diffuser et soutenir la lecture ; le roman occupe à présent – et la nouveauté est de taille – une place de choix tant dans l’offre que dans les discours, étant considéré désormais comme « un facteur puissant du développement de la pratique de lecture ». Enfin, se produit un « décloisonnement du public » dans le monde de la lecture populaire, ce qui n’était toutefois pas encore le cas « dans les bibliothèques municipales traditionnelles où le lecteur populaire a longtemps été inopportun, mal perçu, mal reçu, mal-aimé »

En quelques pages de conclusion, Noë Richter étudie l’élaboration, par des médiateurs autodidactes, d’outils bibliothéconomiques ou, pour reprendre le mot de l’auteur, « bibliotechniques », tels que les registres d’inventaire et catalogues, les choix effectués dans l’identification et la description des livres, ou encore ceux consécutifs à l’indexation. Enfin, quelques documents proposés en annexe, ainsi que les index des personnes et des institutions citées complètent l’ouvrage. Il eût en effet été paradoxal que l’historien prêtât le flanc à la critique par un manque qu’il dénonce à plusieurs reprises, celui, précisément, d’index, dont l’absence dessert parfois d’excellents ouvrages.