Réception de la littérature de jeunesse par les jeunes

par Christine Péclard
sous la dir. de Christian Poslaniec. Paris : INRP, 2002. – 201 p. ; 30 cm. – (Documents et travaux de recherche en éducation ; 48). ISBN 2-7342-0896-2 : 20 €

Il est difficile de rendre compte de la densité de cette étude où s’entremêlent des théories de référence, posées comme hypothèses de travail, et le décryptage des entretiens avec les enfants, qui les confirment ou les infirment. Les témoignages des enfants sont transcrits de façon littérale, ce qui donne des rapprochements stylistiques vertigineux entre des théories extrêmement techniques et leur transcription en langage enfantin.

L’enquête porte sur 96 enfants (moitié filles, moitié garçons), du CE 1 à la 5e, répartis dans huit départements, qui ont été désignés par leurs enseignants selon le double critère « aimant lire » ou « n’aimant pas lire ». Quatorze titres pour la jeunesse (albums et romans) leur ont été proposés à la suite d’un premier entretien destiné à cerner leur comportement habituel de lecture. Un second entretien porte sur la réception du livre qui leur a été laissé, sans consigne stricte de lecture.

Trois profils de lecteurs

Les enquêteurs posent comme cadre de référence les théories de la réception de l’École de Constance, illustrées par Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser dans les années 1970, et les rapprochent des théories sémiotiques d’Umberto Eco. Même si ces théories sont trop techniques pour des lecteurs débutants, elles contribuent cependant à définir le cadre général de référence.

Une précédente enquête en1994, portant sur 200 élèves de CM 2 répartis dans cinq départements avait permis de définir trois profils de lecteurs : les « déjà lecteurs » (25 %), les « stagneurs » (50 %), les « démarreurs » (25 %). Cette recherche avait permis de confirmer les constantes d’autres enquêtes (Pratiques culturelles des Français, enquête 1973-1981 du ministère de la Culture, ou Lire à 12 ans de François de Singly).

La nouvelle recherche a permis de mettre en évidence, à côté des trois profils de lecteurs déjà cités, un « comportement adaptatif » : les enfants qui utilisent cette technique de défense glanent des informations sur les livres autrement qu’en lisant ou font passer des lectures scolaires obligatoires pour des lectures personnelles. Le comportement adaptatif fait tellement illusion auprès des adultes en primaire qu’il se transforme en technique délibérée au collège dans une sorte de « survie scolaire ».

Les questionnaires, conçus pour permettre de recouper les réponses des enfants, ont également mis en évidence le fait que les enseignants et les documentalistes se trompent souvent sur le goût de lire des enfants concernés dans un sens ou dans l’autre (28 erreurs de signalement ont été décelées, soit 29 % de l’échantillon).

Les enfants qui ont des lectures personnelles les considèrent comme un acte intime, sans relation avec les lectures scolaires, ce qui explique qu’ils ne soient pas décelés, d’autant plus qu’ils empruntent leurs livres à la bibliothèque municipale plutôt qu’à la BCD (bibliothèque centre documentaire) ou au CDI (centre de documentation et d’information).

Les enquêteurs ont pu retracer l’évolution du profil de lecteur du CE 1 à la 5e : ainsi la plupart des enfants du CE 1 et CE 2 ont le désir d’aimer lire, même s’ils ont du mal à décoder. Après le premier plaisir de la lecture-suspense, les enfants découvrent d’autres aspects du livre : la symbolique, l’implicite, les références, le mode de construction, l’intertextualité. Mais dès la 6e, la surcharge de travail scolaire fait apparaître une moindre lecture chez les « déjà lecteurs », tandis que la rupture avec la lecture s’approfondit et que le bluff s’accroît chez les « stagneurs », les mettant en danger d’illettrisme. En effet, il y a un seuil à franchir pour que le « savoir lire » devienne irréversible ; il correspond à l’automatisation du processus de décodage.

Trois types de lectures

La maîtrise du récit, la connaissance de ses propres goûts par l’enfant, celle de l’univers du livre, enfin la mise en place d’un système de références, font partie des compétences préalables à la réception. L’entrée dans la réception se fait par l’implication affective, l’illusion référentielle ou par la construction d’une interprétation. Pour se faire co-énonciateurs, les lecteurs comblent les blancs du livre et parviennent à fusionner l’horizon du livre et leur propre horizon d’attente.

Partant des différentes théories linguistiques et littéraires issues du structuralisme et de la sémantique interprétative, les auteurs considèrent qu’il y a des effets programmés dans un texte qui n’induisent cependant pas un sens, mais une polysémie. Par rapport à une lecture savante de chacun des livres proposés, ils tentent de vérifier auprès des enfants la perception de ces effets programmés et en déduisent trois types de lectures : la lecture-suspense, la lecture experte et la lecture littéraire. Pour accéder à l’intertextualité ou à la perception de la structure littéraire, il faut être capable de prendre du recul par rapport au récit, ce qui est le fait de lecteurs chevronnés.

La lecture, considérée pendant longtemps comme seul moyen d’acquérir des connaissances et principal mode d’accès social, est mise aujourd’hui en concurrence avec tous les autres loisirs. Ce qui a changé, c’est la représentation sociale dominante de la lecture : loin d’être une référence pour les groupes sociaux qui ne la pratiquent pas, la lecture est carrément rejetée par certains d’entre eux. D’où le rôle essentiel de la médiation mis en lumière par les chercheurs qui ont démontré que les parents ou les enseignants peuvent avoir un rôle incitatif ou au contraire coercitif, en imposant des contraintes de lecture, alors qu’un projet de lecteur ne peut se construire que librement.

Dans la recherche précédente déjà, ils avaient constaté que les « stagneurs » avaient souvent des problèmes à régler avec l’obligation de lire, généralement attribuée à la mère qui, croyant bien faire, impose parfois à l’enfant de lire chaque jour à haute voix pour vérifier s’il lit bien, ce qui est un facteur entravant la mise en place d’un projet de lecteur autonome.

Du côté de l’école, les « stagneurs » se trouvent surtout dans les classes qui pratiquent une pédagogie traditionnelle de la lecture, caractérisée par l’obligation de lire (manuel, « lecture suivie »), tandis que les enfants qui aiment lire bénéficient souvent d’animations lecture (présentation de livres, « défi lecture »).

Les chercheurs en concluent qu’il faut proposer aux enfants un grand choix de livres riches qui offrent l’occasion d’aller au-delà du récit, ou les interroger sur leurs goûts (ce que font fréquemment les bibliothécaires et les documentalistes).

En tant que bibliothécaire convaincue du rôle d’incitation à la lecture que cette profession peut jouer, parallèlement aux missions de l’école et à l’influence des parents, je ne peux que me réjouir de cette conclusion !