Les entretiens de la Bibliothèque nationale de France
Autour des collections spécialisées
Annie Le Saux
Après le point fait l’an dernier sur Tolbiac 1, ce fut un autre versant de ses richesses que la Bibliothèque nationale de France s’est attachée à nous faire découvrir, les 31 mars et 1er avril : les collections spécialisées, réparties essentiellement dans des départements situés dans ce que l’on nomme familièrement le quadrilatère Richelieu 2.
Tolbiac étant entré dans des « eaux plus calmes », Jean-Noël Jeanneney, président de la BnF, a résumé, en introduction de ces entretiens, les projets dont va faire l’objet le site Richelieu : « La réhabilitation du bâtiment et des équipements, le développement et la mise en valeur des collections, l’amélioration de la conservation, l’élargissement des services offerts et la diversification du public. » Parlant de ce site, il ne pouvait pas ne pas être question de l’Institut national d’histoire de l’art. Alain Schnapp, directeur général de cet institut, et Jean-Noël Jeanneney se sont accordés à reconnaître qu’une coopération entre leurs deux établissements ne pouvait qu’être renforcée par leur proximité et bénéfique à leurs publics respectifs.
L’intégration des collections spécialisées
Suzanne Jouguelet, chef du projet Richelieu, a commencé par situer la place et décrire les spécificités des collections spécialisées – estimées à 20 millions de documents – au sein de ce qui constitue le cœur des collections de la BnF : les imprimés. Constituées au fil des siècles, certaines à partir des collections des rois de France, ces collections spécialisées ont été regroupées, chacune selon ses spécialités, en départements, créés au gré de l’histoire et de la politique de la bibliothèque. Pour ne prendre qu’un exemple, rappelons que le département des Arts du spectacle doit son origine à la collection qu’Auguste Rondel, banquier passionné de spectacles, offrit à la bibliothèque, en 1920.
La première des spécificités des départements spécialisés vient de ce qu’ils sont constitués de collections de « non-livres », bien que l’on y trouve également des imprimés. C’est la diversité et la caractéristique de leurs supports qui sont à la base de la dénomination des départements (Estampes et Photographie, Monnaies, Cartes et Plans…), bien que l’on puisse trouver des photos et des manuscrits d’explorateurs dans le département des Cartes et Plans, ou des cartes, des estampes et des documents musicaux au département des Manuscrits… C’est également leur rareté qui en fait des documents particuliers et précieux (manuscrits de Dunhuang, portulans, manuscrits autographes de compositeurs…).
Plusieurs questions sont nées de ces spécificités des collections spécialisées, dont celle de leur légitimité dans une bibliothèque. Bernard Falga, directeur de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, et l’un des « grands témoins » invités à participer à ces journées, s’est interrogé, à l’occasion du chantier de rénovation de la BNUS, sur le maintien des collections spécialisées à la bibliothèque ou sur leur cession à des musées. Si la consultation et l’étude de ces documents dans le cadre de la recherche justifient leur existence dans une bibliothèque plutôt que dans un musée, que penser de la conservation du moule en plâtre des mains de Feydeau à la BnF ?
Autre question : ces spécificités sont-elles conciliables avec une dimension collective ? Oui, répond-on à la BnF, où cette appartenance à une collection commune se perçoit dans des actions transversales, comme certains programmes de numérisation, dont Gallica, des projets de recherche, ainsi que les expositions, qui ont, les premières, participé au rapprochement des départements. Cependant, ce qui fédère le plus visiblement les différents fonds de la bibliothèque, et qui concerne le plus directement le public, ce sont le signalement des collections et les catalogues.
Les catalogues
Caroline Wiegandt, directrice générale adjointe et directrice des services et des réseaux, fit part de la réflexion menée à la BnF sur l’évolution de la politique d’élaboration des catalogues, et sur la place des collections spécialisées dans ces catalogues. Un et/ou des catalogues est la question qui se pose, et dont la réponse ne se limite pas à un choix technique.
Au départ, les catalogues de la bibliothèque, conçus non pas comme un tout, mais comme des catalogues multiples, répondaient à une double logique, d’une part une logique de sous-ensembles correspondant à des supports – BN-Opale pour les imprimés et les périodiques et BN-Opaline pour les non-livres –, et d’autre part, une logique de départements, tous types de supports confondus. Aujourd’hui, les apports du web et de la numérisation permettent d’évoluer de l’idée d’un catalogue unique à celle d’une interface unique, avec des solutions différenciées selon les types de documents.
Pour l’instant, BN-Opale Plus ne contient pas les références des documents spécialisés signalés dans BN-Opaline et dans les catalogues et fichiers des départements spécialisés. Cependant, la conversion et les migrations dans cette base des notices des imprimés de l’Arsenal, des Estampes et des Cartes et Plans, ainsi que, pour certaines collections spécialisées, la renaissance des bibliographies nationales – non plus sur papier mais en ligne –, entrent dans les projets de 2003 et 2004.
Politiques et pratiques des enrichissements
Les différentes façons d’accroître les collections des départements spécialisés, se font, comme pour les imprimés et les périodiques, par le dépôt légal, des acquisitions onéreuses, des dons, des legs et des échanges, mais en plus complexe.
Le dépôt légal, par exemple, ne se déroule pas de manière aussi uniforme et systématique, notamment pour les monnaies et la musique. Il nécessite une surveillance et des moyens humains importants. Il en va de même pour les acquisitions onéreuses, où la veille documentaire, les contacts personnels et les liens avec les milieux professionnels s’avèrent des moyens complémentaires indispensables, comme l’a expliqué Noëlle Guibert, directrice du département des Arts du spectacle, qui a pour difficile mission de collecter des documents et objets souvent fugitifs 3. L’importance de ces liens étroits avec les spécialistes et les chercheurs a été également mentionnée par un autre « grand témoin », Vincent Giroud, de la Beinecke Rare Book and Manuscript Library (Yale University), qui a rappelé qu’aux États-Unis il existe une forte tradition de collaboration entre les bibliothèques et les librairies spécialisées locales, nationales, mais aussi internationales, qui favorise une bonne connaissance par les libraires des collections de la bibliothèque et est d’une grande aide pour combler les lacunes. « Les institutions dépendent des hommes », avait anticipé Alain Schnapp dans son introduction.
Les limites des budgets d’acquisition des bibliothèques – la BnF ne faisant pas exception à la règle – imposent aux acquéreurs en général et à ceux de documents spécialisés, en particulier, de faire des choix. Deux tendances s’opposent : faire des acquisitions retentissantes et portées par les médias, ou des acquisitions plus modestes mais régulières ? Ou sinon, espérer bénéficier d’autres modes d’enrichissement des collections, plus aléatoires, que Laure Beaumont-Maillet, directrice du département des Estampes et de la Photographie, présenta et qui furent repris, sous un angle juridique, au cours de l’un des huit ateliers organisés durant les deux après-midi.
– Du don manuel ne nécessitant aucune formalité à la donation, effectuée également du vivant du donateur, il y a la différence d’un acte notarié indispensable dans le second cas. Le conseil, lié certainement à quelques mésaventures vécues, de ne pas oublier d’estampiller les biens avant le décès du donateur, révèle une prudence nécessaire.
– Le legs (universel, à titre universel, ou particulier) suppose un testament, que l’établissement est libre d’accepter ou de refuser (tout comme d’ailleurs les dons). Un seul exemple, mais célèbre, celui de Victor Hugo qui a légué ses papiers et les manuscrits de ses œuvres à la BnF.
– La dation en paiement (loi du 31 décembre 1968) permet aux héritiers de payer les droits de succession et de l’ISF en remettant à l’État des œuvres d’art, des objets ou des livres à haute valeur artistique ou historique. Comme exemple, les manuscrits et la correspondance de Francis Poulenc, les manuscrits d'André Jolivet…
– Le dépôt est un contrat par lequel le propriétaire d’un objet (le déposant) le confie à une institution (le dépositaire), à charge pour cette dernière de le garder et de le restituer sur demande du propriétaire. Ce mode est précaire car révocable à tout moment, mais, en même temps, il permet de mettre à la disposition du public des collections contemporaines et la bibliothèque peut toujours espérer qu’un jour ce dépôt sera transformé en don ou en legs. Les manuscrits d’Olivier Messiaen et de Iannis Xenakis sont ainsi accueillis sous forme de dépôt au département de la Musique.
– Autre mode d’accroissement non onéreux, l’échange, qu’il est conseillé de faire valider par des experts. C’est une façon de faire devenue assez exceptionnelle. La BnF l’a pratiquée avec l’Algérie dans le domaine de la musique.
– Enfin, le mécénat, peu développé en France, contrairement aux États-Unis, a cependant permis d’acquérir le manuscrit du Boléro de Ravel, grâce aux AGF, et le manuscrit des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand grâce à l’association des Amis de la BnF.
Ces diverses procédures se partagent avantages et inconvénients juridiques, auxquels Sophie Sepetjan, du service juridique de la BnF, a ajouté d’autres obligations qui apparaissent dès lors que l’on cherche à exploiter ces documents, à les numériser, à les diffuser sur Internet. Ces obligations, liées au respect de la propriété littéraire et artistique, sont d’autant plus contraignantes dès lors que les documents sont récents, comme l’a souligné Michel Fingerhut, directeur de la médiathèque de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique), confronté au problème de l’accès à distance à la musique contemporaine.
La conservation
La diversité des types de documents spécialisés et de leurs supports – citons, à côté de pierres gravées, de une mèche de cheveux d’Érik Satie – implique des techniques de conservation adaptées et des choix et priorités imposés par les coûts de ces techniques. Plusieurs questions posées par Isabelle Giannattasio, directrice du département de l’Audiovisuel, et Jean-Charles Niclas, du Centre Joël Le Theule à Sablé, ont servi d’introduction à une réflexion sur les politiques suivies à la BnF dans le domaine de la préservation et de la conservation. Faut-il privilégier la restauration du support ou la préservation du contenu ? Que faut-il préférer : la fidélité ou la re-création ? Enfin, faut-il choisir la pérennité des matériaux ou de leur lecture ?
Si la politique de transfert de support est soutenue, comme l’a indiqué Jean-Charles Niclas, pour les documents incommunicables, ceux de la période du papier acide et ceux soumis à une communication intensive, il n’en reste pas moins qu’il est impossible de transférer toutes les collections. Un plan de sauvegarde, qui ne doit pas négliger les travaux en amont, est donc nécessaire en fonction de l’urgence et de la valeur des documents.
Les choix de la BnF, dit encore Jean-Charles Niclas, font passer la restitution de la lisibilité originale avant la qualité esthétique, privilégient des pratiques de moins en moins interventionnistes sur les documents.
Quant à la question de la pérennisation des documents, et surtout des documents originaux, elle a provoqué l’ire de Jean-Michel Rodes, directeur de l’Inathèque (Institut national de l’audiovisuel), qui a rejeté « cette sorte d’absolu » à vouloir tout sauver, hors de propos selon lui étant donné la pénurie de moyens à laquelle doivent faire face les bibliothèques. À l’Inathèque, près de la moitié des fonds – environ 500 000 heures pour la télévision française et autant pour la radio depuis 1950 – est menacée de destruction. Les sélections, indispensables, mais intrinsèquement sujettes à erreurs, reflètent le compromis auquel nous devons accepter d’être confrontés. Il nous faut nous détacher du « fétichisme de l’original, le désacraliser », conclut Jean-Michel Rodes. Une nuance cependant : une des missions de la BnF n’est-elle pas de préserver et de conserver ses collections ? Et ne peut-on pas voir dans la bibliothèque, tout comme Georges Vigarello, président du Conseil scientifique de la BnF, « le lieu d’un rêve possible d’exhaustivité, l’idéal du bibliothécaire et du chercheur » ?
Isabelle Giannattasio trouve dans « la marche inéluctable vers la numérisation » une des solutions envisageables non seulement pour la sauvegarde des collections, mais aussi pour leur accessibilité. La mort, qui en découle, de l’analogique est imposée par la disparition de certains consommables, ou par une hausse rédhibitoire de leur prix et par des pertes de qualité à chacun des transferts. De plus, que penser d’être condamnés à une étourdissante spirale de recopie des recopies jusqu’à la fin des temps ?
La numérisation
La numérisation permettant, au-delà d’une simple juxtaposition des différents documents et supports, d’unifier des documents et objets hétérogènes et dispersés, d’en faire une lecture croisée, interactive, la BnF a entrepris l’intégration des collections spécialisées à l’ensemble de ses collections numérisées. Actuellement, on les trouve dans Gallica, dans l’Anthologie des collections : mille trésors de la BnF, et dans Mandragore 4.
Tout comme pour les enrichissements et la conservation, les spécificités des documents spécialisés posent des problèmes particuliers pour leur numérisation, sur lesquels Catherine Lupovici, directrice du département de la Bibliothèque numérique, a particulièrement insisté. Outre les contraintes budgétaires et juridiques, Catherine Lupovici a abordé la complexité des choix techniques, différents selon que l’on privilégie la mise à disposition de sources pour les chercheurs, ou la mise en valeur de documents rares et précieux, sous forme d’anthologies, d’expositions, de dossiers… à l’attention d’un public très large. Or, ce sont bien là les deux publics que la BnF a désormais pour mission de servir.
Georges Vigarello a conclu ces deux journées, grâce auxquelles, à travers une richesse et une diversité méconnues de documents et d’objets, nous avons été confrontés à la dimension à la fois spécifique et collective des collections spécialisées de la BnF. Un équilibre fragile entre diversification et unification, qui nécessite d’apprendre à travailler et à s’organiser autrement qu’avec les documents imprimés.