Le « Livre de poche » a cinquante ans

Juliette Doury-Bonnet

Le 9 février 1953, Henri Filipacchi inaugure la collection « Le livre de poche » avec Koenigsmark de Pierre Benoît. À l’occasion de ce cinquantenaire, la Bibliothèque nationale de France s’est associée au Centre d’histoire culturelle de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines pour proposer, le 6 mars 2003, une journée d’étude consacrée au livre au format de poche, dans le cadre des Ateliers du livre, rendez-vous régulier sur l’histoire du livre et son univers contemporain (« La collection », « La traduction » et « L’édition d’art » étaient les thèmes précédemment traités).

L’aventure du « poche » en France

Jean-Yves Mollier, directeur du Centre d’histoire culturelle, a évoqué « le livre de poche avant le “Livre de poche” ». L’aventure du « poche » ne commence en effet pas en 1953. Sans remonter à l’Antiquité ou aux petits livres d’heures du XVe siècle, le livre au format de poche a une histoire qui court de Louis-Philippe aux Trente Glorieuses et qui est liée à la naissance et au développement de la culture de masse. Dès le milieu du XIXe siècle, presque tous les ingrédients sont réunis pour son essor : l’alphabétisation, l’urbanisation, le développement des transports, l’amélioration du niveau de vie et l’existence d’un système éditorial capable d’anticiper. Tout a vraiment commencé avec Gervais Charpentier, Louis Hachette et Michel Lévy vers 1838. Ces pionniers publient des ouvrages bon marché, de petite taille, maniables, mais surtout capables de toucher tous les publics. Ils « cassent les prix », augmentent les tirages. La seconde révolution date de 1904, lorsqu’Arthème Fayard lance la collection « Le livre populaire » à treize sous, aux titres racoleurs, comme Chaste et flétrie de Charles Mérouvel. Dernière étape, l’entre-deux-guerres : l’histoire du « poche » marque un temps d’arrêt, à cause de l’inflation qui a suivi la Première Guerre mondiale et de la capacité de certains éditeurs, comme Gallimard, Albin Michel ou Grasset, à tirer à beaucoup d’exemplaires et à vendre au prix « normal ». Le « poche » naîtra d’abord dans les pays anglo-saxons où l’on n’a pas l’habitude du livre broché.

Aurélie Pagnier, de l’Institut d’études politiques de Paris, a retracé les affres de la naissance du « Livre de poche » à la Librairie générale française, filiale d’Hachette, entre 1951 et 1953. Où est la révolution dans cette collection qui s’appuie sur l’exploitation d’un fonds littéraire et sur une collection d’avant-guerre, « Pourpre » ? Au tournant des années 1960, c’est un succès commercial. La société française consomme davantage de biens culturels. Les ventes décuplent en dix ans. Le lectorat est hétérogène : les étudiants et les lycéens, mais aussi les lecteurs de Cronin et ceux de Zola. Le « Livre de poche » devient un événement culturel, un objet de discours qui suscite des articles polémiques dans la presse, des débats à la radio et dans le milieu des bibliothécaires. La collection est considérée comme un instrument de démocratisation par Robert Escarpit ou le sociologue Joffre Dumazedier, mais deux livraisons des Temps modernes réfutent cette idée. Comme l’a rappelé l’éditeur Christian Bourgois, la classe intellectuelle a été longtemps hostile au « poche ». Selon ses détracteurs d’alors, ce ne serait pas « un vrai livre », mais le reflet de la « misère culturelle ». Réflexe de caste plutôt que de classe, donc. Déjà au XIXe siècle, a souligné Jean-Yves Mollier, les éditeurs avaient dû convaincre les auteurs d’accepter d’être publiés dans des collections populaires : grâce à l’insistance de Michel Lévy, George Sand, d’abord hésitante, avait fini par s’enthousiasmer à l’idée de toucher un nouveau public. De plus, l’auteur qui accepte de « passer en poche » prend un risque : Albert Camus est devenu un « philosophe pour classes terminales » et Pierre Loti n’a plus été reçu comme un grand auteur. Il y a aussi la question des droits d’auteur (5 %) : Alain Robbe-Grillet a eu l’attitude du professionnel qui vit de sa plume, par rapport au « poche ».

François Chaubet, de l’université de Tours, dans son intervention « 10/18 et le colloque de Cerisy : l’élitisme pour tous », a fait l’historique d’une collaboration qui n’allait pas de soi, entre 1969 et 1979. Cette décennie donna au « poche » ses lettres de noblesse. Cerisy, qui accueillait les nouveaux courants intellectuels, cherchait une plus grande diffusion. La collection littéraire « 10/18 » chez Plon, sous l’impulsion de Christian Bourgois, s’ouvrait à la philosophie et aux sciences humaines. La hausse des effectifs estudiantins et l’apparition d’une autre génération d’universitaires, le bouillonnement des sciences humaines et l’irruption de « maîtres à penser », l’émergence de nouveaux médias culturels (La Quinzaine littéraire, le Nouvel Observateur) ont constitué le terreau favorable. Le « poche » facilitait l’accès au livre, alors que les bibliothèques municipales et universitaires n’avaient pas encore atteint un développement décent. Il neutralisait la difficulté des textes et permettait le « braconnage intellectuel ». Trois axes se dégagent dans cette collaboration : un panorama des avant-gardes littéraires, une approche de l’histoire littéraire au XXe siècle, une tribune pour des penseurs hétérodoxes. À la fin des années 1970, le public a disparu : « les étudiants ne lisaient plus les livres de leurs professeurs » ; Christian Bourgois s’est alors tourné vers les traductions, la littérature policière.

Isabelle Olivero, bibliothécaire et chercheur associé au Centre d’histoire culturelle, dans son panorama du « poche » aujourd’hui, a retracé la naissance dans les années 1970-1980 de maisons d’éditions comme Actes Sud ou Autrement qui ont renouvelé l’esthétique du livre au format de poche. Elle a noté la résurgence actuelle de l’édition militante, à la suite de « Liber/Raison d’agir ».

L’invention, ce n’est pas le format, c’est la forme

Pascal Durand, de l’université de Liège, a retracé l’histoire du « poche » en Belgique à travers les collections Marabout nées en 1949. « L’invention, ce n’est pas le format, c’est la forme », a-t-il souligné. Marquées par l’esprit scout, les éditions Marabout visaient d’abord les jeunes, un public à conquérir. Victimes du « tropisme parisien » comme toute l’édition belge, elles se rabattaient sur la littérature de grande consommation, les livres pratiques. Les fondateurs, Jean-Jacques Schellens et l’imprimeur André Gérard, avaient opté pour une démarche industrielle en multipliant les collections. Il s’agissait de désacraliser l’objet-livre et, en diffusant dans les kiosques à journaux, la librairie. Marabout a finalement mieux atteint l’objectif de démocratisation d’Henri Filipacchi que le « Livre de poche », qui a touché davantage les étudiants que le public populaire, a conclu Pascal Durand.

À propos du format du « poche », le graphiste Massin a évoqué l’anarchie des couvertures du « Livre de poche » des années 1950, souvent inspirées des affiches de films (il fallait « viser très bas » à l’époque). Le ton a changé avec le « Livre de poche classique » et Pierre Faucheux. Massin a présenté les concepts à la base de la maquette de la collection « Folio » née en 1972 : le fameux fond blanc, l’illustration et la typographie participaient d’une volonté d’identification. Et surtout, c’était une collection à conserver, une idée que refusaient alors les libraires. Tout le monde raisonnait par rapport à Hachette : on pensait que « Folio » ne se vendrait pas.

Une table ronde a réuni trois éditeurs sur le thème « Qu’est-ce qu’éditer du “livre de poche” ? », autour de Jean-Yves Mollier : Yvon Girard, pour « Folio », Dominique Goust, pour le « Livre de Poche » et Christian Bourgois, pour « 10/18 ». Chacun a présenté l’histoire et les spécificités de la collection qu’il dirige (ou a dirigé dans le cas de C. Bourgois), et donné sa conception du « poche ». À Jean-Yves Mollier qui remarquait, à propos de la « Série noire », la faculté de Gallimard « de rendre honorables certaines littératures », Yvon Girard a répondu en insistant sur la dichotomie présente depuis les origines de la maison, entre la promotion de la « grande littérature » et des sciences humaines et la volonté culturelle de large diffusion. Il a mis l’accent sur l’importance de la prescription scolaire du « poche ».

Jean-Yves Mollier a constaté que l’expérience du livre au format de poche avait réussi. Le public a massivement ratifié ce choix : il représente désormais 13 % du chiffre d’affaires de l’édition et cent millions de volumes, soit un tiers des volumes vendus.