Les bibliothèques pour adolescents en Russie

Genèse

Valentina Vasil’evna Il’ina

Les jeunes de 15 à 24 ans représentent le quart des inscrits des bibliothèques russes. Les bibliothèques pour la jeunesse, développées surtout dans les années 1970, avaient alors une fonction essentiellement idéologique. Depuis la perestroïka, elles ont connu une profonde crise structurelle. Le programme fédéral « Culture en Russie, 2001-2005 » a financé un nombre significatif de projets depuis 2001.

Young people aged 15 to 24 represent a quarter of the membership of Russian libraries. Libraries for young people were developed particularly in the 1970s. At that time they had a function that was essentially ideological. Since perestroïka, they have experienced a profound structural crisis. The federal programme “Culture in Russia, 2001-2005” has financed a significant number of projects since 2001.

Jugendliche im Alter von 15 bis 24 Jahren machen ein Viertel der in russischen Bibliotheken eingeschriebenen Benutzer aus. Jugendbibliotheken florierten vor allem in den 70er Jahren; sie hatten hauptsächlich eine ideologische Funktion und befanden sich nach der Perestroika in einer tiefen strukturellen Krise. Das bundesweite Programm »Kultur in Russland, 2001-2005« hat seit 2001 eine bedeutende Anzahl von Projekten finanziert.

Los jóvenes de 15 a 24 años representan la cuarta parte de los inscritos de las bibliotecas rusas. Las bibliotecas para la juventud se desarrollaron sobre todo durante los años 1970. Por entonces tenían una función esencialemente ideológica. Desde la época de la perestroika, éstas conocieron una profunda crisis estructural. El programa federal “Cultura en Rusia, 2001-2005” financió un número significativo de proyectos desde el año 2001.

Dans le monde entier, la place de la jeunesse est considérée comme l’un des problèmes de société les plus importants. Reconnaissant en la jeunesse un puissant facteur de formation de la société, la majorité des chercheurs de divers pays en souligne la vulnérabilité sur le plan social. Aujourd’hui, la jeunesse russe non seulement traverse des difficultés que tout le monde connaît, mais aussi subit pleinement les effets des changements globaux survenus dans notre société, où se mettent en place de nouveaux modèles de relations sociales, de nouveaux genres culturels, de nouvelles formes de liens économiques, de relations entre les personnes, etc.

La fragilité de la jeunesse, son manque de repère, l’inadéquation entre sa propre expérience indirecte de la vie et la réalité rendent difficiles sa socialisation, son intégration dans toutes les sphères de la vie sociale. Ce processus est d’autant plus complexe que les éléments les plus significatifs de socialisation de la jeunesse – l’instruction, l’organisation du travail, mais aussi les institutions sociales qui incarnent traditionnellement cette fonction de socialisation, comme la famille, les médias, l’école – ont subi cette dernière décennie en Russie de sérieux changements. L’expérience des parents sert de moins en moins aux enfants à s’orienter dans la vie, à prendre de l’assurance. La maîtrise des technologies de l’information par les jeunes, leur faculté d’adaptation aux conditions de l’économie de marché sont nettement plus développées que celles de leurs parents. Les rôles sont inversés et les parents deviennent souvent, dans ces domaines, les élèves de leurs propres enfants. Dans ce contexte, les repères et les valeurs sociales et personnelles de la jeune génération changent.

Les jeunes et les bibliothèques

La relation des jeunes au livre, à la lecture, à la bibliothèque, qui, traditionnellement, a joué un rôle important dans la vie de la jeunesse russe et a réellement favorisé sa socialisation, est elle aussi soumise à une profonde révision. Le comportement réel des adolescents lecteurs, et plus spécifiquement lecteurs en bibliothèque, témoigne d’un fléchissement constant du rôle culturel (au sens large) et esthétique du texte imprimé, alors qu’il se développe comme source d’informations concrètes et factuelles. Les demandes de l’adolescent qui vient à la bibliothèque sont essentiellement matérielles et pratiques. Plus de 80 % de ces demandes concernent la réalisation de leurs devoirs scolaires.

Selon les statistiques officielles, en 2001, plus de 12 millions d’utilisateurs de 15 à 24 ans étaient inscrits dans les bibliothèques publiques en Russie

Illustration
Le Réseau des bibliothèques publiques en Russie

, c’est-à-dire environ le quart de tous les inscrits en bibliothèque. Ce sont les usagers les plus actifs de ces établissements, et ils constituent, quotidiennement, pas moins de la moitié (quelquefois même 80 %) des lecteurs tant des bibliothèques publiques que des bibliothèques d’étude.

Les lecteurs adolescents (jusqu’en 1999, cette population statistique concernait les 14-21 ans et, depuis 1999, d’après les statistiques officielles du Centre général de calcul et d’information du ministère de la Culture de Russie, cette population regroupe les lecteurs de bibliothèque âgés de 15 à 24 ans) fréquentent tous les types de bibliothèques : les bibliothèques municipales réunies dans les Systèmes centralisés de bibliothèques, comptant plus de 18 000 sections pour adolescents ; les bibliothèques centrales et encyclopédiques d’étude de la Fédération de Russie, au nombre de 89 ; et les bibliothèques centrales spécialisées pour enfants et adolescents de la Fédération de Russie, au nombre de 53.

Les bibliothèques pour adolescents

En bibliothèque, les services spécifiques pour adolescents ont vu le jour à l’époque soviétique. Quelques bibliothèques pour adolescents furent créées dans les années d’avant-guerre et pendant la guerre, mais c’est surtout durant les années 1970 que le réseau des bibliothèques pour la jeunesse s’est développé.

La fonction principale que le gouvernement soviétique reconnaissait aux bibliothèques publiques était une fonction idéologique, les bibliothèques servant, auprès de la population, de vecteurs de la ligne du Parti communiste. Comprenant, de ce fait, l’importance que pouvait avoir, dans une optique de propagande, une approche différenciée, c’est-à-dire qui prenne en compte les particularités liées à l’âge des adolescents, et face à l’intensification des mouvements de la jeunesse à la fin des années 1960 et au début des années 1970, il fut décidé de créer, dans le pays, un réseau de bibliothèques pour adolescents.

Le 11 octobre 1966, fut ouverte, à Moscou, la Bibliothèque d’État pour adolescents, qui devint le centre scientifique et méthodologique de toutes les bibliothèques pour la jeunesse de Russie.

En 1968, le ministère de la Culture publia un « Règlement d’une bibliothèque centrale pour la jeunesse dans un centre régional, territorial, ou de l’une des Républiques », ratifié par un arrêté du ministère de la Culture de la République de Russie du 23 septembre 1968. Au titre de cet arrêté, dans 54 des 89 régions furent ouvertes des bibliothèques centrales pour la jeunesse, qui devinrent des centres méthodologiques pour tout ce qui se rapportait à l’organisation du travail avec les jeunes en région.

En 1974, c’est un « Règlement concernant la création en bibliothèque de sections pour la jeunesse dans la Fédération de Russie » et décrivant la structure et l’organisation de ces bibliothèques spécialisées pour la jeunesse, que le ministère de la Culture publia. Conformément aux normes édictées elles aussi par le ministère de la Culture, des structures spécifiques aux adolescents – sections, services éducatifs, commissions – ont été conçues dans les bibliothèques faisant partie du Système centralisé de bibliothèques.

Mais la création de bibliothèques pour adolescents n’a pas été l’apanage de la seule Russie ; d’autres républiques de l’Union soviétique comme l’Ukraine, la Moldavie, le Kazakhstan, etc., en ont également créé.

Missions et locaux

Le noyau initial de la collection de ces bibliothèques pour adolescents s’est constitué à partir du transfert d’une partie du fonds des Bibliothèques centrales et encyclopédiques d’étude de région. Les bibliothèques pour adolescents apparues dans les années 1970, n’ayant pas de difficultés budgétaires, avaient la possibilité d’acheter tous les ouvrages de qualité qu’elles voulaient, ce qui explique que les collections de base de ces bibliothèques sont, en règle générale, d’un bon niveau et répondent aux exigences d’une bibliothèque encyclopédique.

Les missions de ces bibliothèques étaient conformes à celles des Bibliothèques centrales pour adolescents, qui étaient encouragées à « contribuer activement à éduquer les jeunes gens et les jeunes filles, à leur transmettre une conscience communiste, l’amour et le respect du travail, à les préparer à la défense de leur patrie socialiste, à être intransigeant sur l’idéologie bourgeoise, à seconder les jeunes dans leurs études, dans leur travail, à les aider à élever leur niveau culturel et technique et à réaliser un développement harmonieux. »

Tout n’allait pas aussi bien en ce qui concernait les locaux de ces bibliothèques nouvellement créées. Elles avaient droit, en général, à des locaux inconfortables, de petite superficie, qu’on avait aménagés au rez-de-chaussée et dans les sous-sols d’immeubles d’habitation. Seules quelques bibliothèques centrales pour adolescents avaient été installées dans des bâtiments indépendants. Tout ceci explique les problèmes actuels de ces bibliothèques : bon nombre d’entre elles se trouvent dans des immeubles très délabrés, nécessitant de grosses réparations.

Formation et coopération

Il n’y avait pas, dans les écoles techniques ou supérieures des bibliothèques, de formation spécialisée en tant que telle pour les professionnels travaillant avec les jeunes. Seules quelques écoles supérieures des bibliothèques organisaient des cours dans les départements de littérature pour enfants. Une promotion de l’Institut culturel d’État de Moscou constitua l’exception : y furent organisés des cours du soir, patronnés par la Bibliothèque d’État pour la jeunesse, et réservés aux spécialistes des bibliothèques pour adolescents de Moscou.

La Bibliothèque d’État pour la jeunesse offrait une formation professionnelle spécialisée aux bibliothécaires pour la jeunesse des bibliothèques régionales, territoriales ou des différentes Républiques : les directeurs, spécialistes en méthodologie, bibliographes, personnels des sections Art, de l’Orientation professionnelle, de l’Environnement, etc. pouvaient bénéficier de ce perfectionnement professionnel. Ce travail était réalisé avec l’aide de spécialistes du Système centralisé des bibliothèques et celle des bibliothécaires scolaires.

La collaboration avec les principales organisations pour la jeunesse du pays joua un rôle essentiel dans l’activité des bibliothèques pour la jeunesse, dès leurs débuts. Ces bibliothèques participaient activement, à l’échelon gouvernemental, à toutes les actions importantes à destination de la jeunesse. Elles apportaient une aide méthodologique aux bibliothèques des organisations des jeunesses communistes en cours de création, qui participaient à des opérations d’envergure comme la construction de la ligne de chemin de fer Baïkal-Amour (BAM)…

La section Art de la Bibliothèque d’État pour la jeunesse, quant à elle, apportait son aide aux bibliothèques pour la jeunesse désireuses de monter une phonothèque et d’acquérir des documents audiovisuels.

En tant que centre méthodologique, la Bibliothèque centrale pour la jeunesse se chargeait de la collecte systématique des informations concernant les problèmes des jeunes. Les fichiers bibliographiques « Jeunesse russe » et « Jeunesse des pays étrangers » virent s’accumuler, au cours de plus de trente années, des documents concernant les jeunes, parmi lesquels une liste de périodiques, de monographies, un signalement des recherches sociologiques… Aujourd’hui, ces fichiers ont été convertis sur des supports électroniques et présentent un intérêt non négligeable pour les chercheurs.

Dans les bibliothèques pour la jeunesse, des enquêtes étaient lancées sur la lecture des jeunes, sur leurs intérêts en tant que lecteurs. Parmi les plus importantes études sociologiques menées, dans les années 1970-1980, par des spécialistes de la Bibliothèque d’État pour la jeunesse, on peut citer celles concernant « Le livre et la lecture dans la vie des jeunes travailleurs », « Le livre dans la vie de la jeunesse rurale », « La lecture chez les élèves des grandes classes », ou encore « Le jeune lecteur des années 1980 ».

On remarque, en même temps, que l’idéologie occupait une grande place dans l’activité de ces bibliothèques. Cette idéologie avait une influence négative, qui se traduisait par une uniformité des services offerts, et un manque de variété dans la promotion du livre, que ce soit dans son contenu ou dans sa forme.

Les collections

L’absence, dans l’ensemble des bibliothèques spécialisées comme dans les sections pour la jeunesse à l’intérieur des bibliothèques encyclopédiques du Système centralisé des bibliothèques, d’une politique d’acquisitions bien définie représente, à notre avis, une des faiblesses des bibliothèques pour la jeunesse. Ainsi, les chercheurs spécialisés dans ces bibliothèques et les services qu’elles offrent à leurs lecteurs ne pouvaient définir ce qu’était la littérature pour la jeunesse, ni en quoi consistaient les particularités de la constitution d’une collection en bibliothèque pour la jeunesse, ou encore quelle était la spécificité des acquisitions dans ces bibliothèques.

L’étude des besoins en lecture des jeunes démontre la nécessité de leur proposer un fonds encyclopédique, car la diversité des intérêts atteint, à cet âge, un point culminant, c’est à ce moment que se forme sa conception du monde ; aussi, réduire arbitrairement l’éventail de la littérature qui lui est proposée nous semble-t-il injustifiable.

On s’est ainsi souvent trouvé, lors de la création d’une section jeunesse (avec une salle de lecture à part) dans une bibliothèque publique encyclopédique face, d’une part, à des collections en de multiples exemplaires, et, d’autre part, en l’absence de dépôt légal, à un appauvrissement du fonds de la section jeunesse (ou de toute la bibliothèque), qui se répercutait sur la qualité des services rendus au lecteur.

Les changements

C’est donc vers le milieu des années 1980, jusqu’au début de la perestroïka, que les bibliothèques pour la jeunesse se sont institutionnalisées, avec des côtés positifs et d’autres négatifs, et ont constitué un type indépendant de bibliothèques spécialisées, desservant une catégorie d’âge spécifique : les jeunes. Nombre de ces bibliothèques étaient, à cette époque, juridiquement indépendantes, elles avaient des locaux séparés, un support logistique particulier, une collection d’ouvrages, et un personnel formé. Elles avaient élaboré des méthodes précises de travail avec une catégorie de lecteurs donnée, et elles avaient rassemblé une solide documentation sur les spécificités sociales et psychologiques des adolescents, sur leurs intérêts et préférences, sur leurs lectures et leurs relations avec les bibliothèques. Les bibliothèques répondaient à une commande sociale bien définie : elles contribuaient à l’éducation communiste des jeunes.

Avec le début de la perestroïka, et surtout depuis le début des années 1990, quand le Parti communiste de l’Union soviétique quitta l’arène politique, et, à sa suite, l’Organisation soviétique des jeunesses communistes (les komsomols) et les organisations de pionniers, les bibliothèques pour la jeunesse, ayant perdu leur principal client social et leur employeur, ont subi (et beaucoup continuent encore aujourd’hui à subir) une période de profonde crise structurelle. Ce n’est que l’année dernière que la communauté des bibliothécaires, les responsables des bibliothèques pour la jeunesse et la Bibliothèque d’État pour la jeunesse – en tant que centre méthodologique – ont commencé à élaborer une « Conception du développement et de la modernisation des bibliothèques pour la jeunesse en Russie ».

Jusque-là, chacun survivait dans son coin. Près d’une dizaine de bibliothèques centrales régionales pour adolescents avaient perdu leur indépendance, ou avaient été absorbées par des Bibliothèques centrales et encyclopédiques d’étude (par exemple dans les régions de Tioumen’ et de Briansk), ou encore avaient été regroupées avec des bibliothèques pour enfants (par exemple dans les régions de Mourmansk, Ivanovo, et bien d’autres).

Une grande part des autres bibliothèques a su s’adapter au nouveau contexte. Le plus souvent, le déclic a été dû à la présence d’un directeur à forte personnalité et aux idées progressistes, au développement dans la bibliothèque des nouvelles technologies, à la capacité de mener un projet, à celle de trouver des moyens budgétaires extérieurs auprès de différents organismes, à l’attribution de subventions, enfin, à l’art de coopérer avec les pouvoirs locaux.

Depuis 2001, dans la Fédération de Russie, un nombre significatif de projets a été financé par le programme fédéral « Culture en Russie, 2001-2005 ». Les principales tendances de ces projets sont :

–le positionnement des bibliothèques pour la jeunesse dans le monde des bibliothèques et dans la société ;

–l’acquisition d’une pensée novatrice et l’apprentissage des technologies nouvelles par les directeurs de bibliothèque ;

–l’engagement actif des bibliothèques pour la jeunesse dans des activités professionnelles, leur implication dans des associations professionnelles ;

–le soutien de projets destinés à moderniser les bibliothèques, tout d’abord en développant les nouvelles technologies de l’information, et en introduisant de nouveaux services aux lecteurs, etc.

Personne ne se risquerait aujourd’hui à prédire ce que seront dans le futur les bibliothèques pour adolescents en Russie. Ce que l’on sait, c’est que la politique du gouvernement n’envisage pas la fermeture de ces bibliothèques. Bien au contraire, dans les « Recommandations des débats parlementaires du Conseil de l’Assemblée fédérale de Russie », débats qui ont eu lieu à Moscou le 31 octobre 2002, il est écrit qu’il faut « considérer comme l’une des missions les plus importantes de la politique sociale et culturelle des régions de maintenir le réseau actuel des bibliothèques spécialisées pour enfants et pour adolescents et de le développer ».

Les bibliothèques pour adolescents les plus performantes actuellement se distinguent très nettement de celles des années 1970-1980. Beaucoup d’entre elles sont devenues des centres de formation sur l’environnement et le droit, des centres d’information sur les problèmes d’éducation et d’orientation professionnelle. Elles donnent l’impulsion au développement d’un mouvement volontaire de la jeunesse, elles offrent les services de psychologues, travaillent avec les jeunes à problèmes, etc.

Mais cela mériterait un article à part entière.

Mars 2003