Premières transmissions de la littérature

ACCES, vingt ans après

Juliette Doury-Bonnet

Pour fêter ses vingt ans, l’association Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations (ACCES) 1 a organisé le 21 octobre 2002 à la Bibliothèque publique d’information (BPI) un colloque intitulé « Premières transmissions de la littérature : ACCES, vingt ans après ».

Devant une salle comble et dont il a noté avec humour le caractère presque exclusivement féminin, Gérald Grunberg a ouvert la journée. Il a fait un parallèle entre la BPI 2 qu’il dirige et ACCES : même génération, mêmes convictions, bien que les publics soient différents. Le monde a changé et les lecteurs sont devenus plus autonomes, mais ils ont toujours besoin des bibliothèques.

« ACCES a inventé la relation individuelle dans un petit groupe »

Véronique Auclair et Nathalie Virnot, animatrices d’ACCES, interrogées par Éliane Contini, la journaliste qui animait le débat, ont décrit le principe des interventions qu’elles font, l’une à l’école maternelle, en présence des parents s’ils le souhaitent, l’autre dans des lieux d’urgence pédiatrique : ce sont des lectures individuelles au sein d’un petit groupe d’enfants. L’animatrice répond à la demande d’un enfant et suit son rythme pour raconter l’histoire, feuilleter l’album. Les autres enfants sont libres de se déplacer, de venir vers l’animatrice ou de s’emparer d’un autre album pour lire tout seuls.

Marie Bonnafé, psychiatre, psychanalyste et présidente d’ACCES, a rappelé que son association défendait une approche individuelle de la lecture, celle qui se pratique en particulier à la bibliothèque, car les enfants ont tous une trajectoire différente qu’il faut respecter. « ACCES a inventé la relation individuelle dans un petit groupe », n’a-t-elle pas hésité à proclamer. Elle a insisté sur le nécessaire « professionnalisme de la lecture ». Dans son intervention (« Bibliothèque, éducation, école : pour une culture mieux partagée, quels apports de la psychanalyse ? »), elle a évoqué le plaisir partagé entre le bébé, qui construit son « roman individuel », et l’adulte qui s’efface mais demeure présent dans la lecture à haute voix. Elle a mis l’accent sur l’importance de la transmission de la littérature et sur le pouvoir de l’œuvre d’art. Il faut aider les enfants qui ne trouvent pas leur « nidification culturelle », pour reprendre une expression de Tony Lainé, dans la famille.

L’apport de la linguistique et de la psychanalyse

Evelio Cabrejo-Parra, psycholinguiste et maître de conférences à l’université de Paris VII-Denis Diderot a rendu hommage à René Diatkine, l’un des fondateurs 3 d’ACCES, comme plusieurs des intervenants (« De la langue orale au récit chez l’enfant »). Il a évoqué l’importance du travail en équipe au sein de l’association. Jusque dans les années 1970, il n’y avait pas de dialogue entre la psychologie cognitive et la psychanalyse. E. Cabrejo-Parra a insisté sur les compétences langagières du nourrisson et sur le rôle d’accompagnateur de l’adulte. L’enfant découvre très tôt la différence entre la langue utilitaire et la langue du récit imaginaire. Avant la langue, le langage est un jeu gratuit : les « games » doivent d’abord être du « play ». La famille, l’école doivent aider l’enfant à trouver du plaisir dans le récit qui est une mise en scène de la représentation de l’absence.

Rémy Puyuélo, psychiatre et psychanalyste, travaille auprès de populations très défavorisées (« Du bouche à oreille en passant par le regard »). Il a fait revivre avec humour son enfance africaine et les livres qui l’ont jalonnée (Kipling en particulier). Les livres de notre enfance sont des supports appartenant à la mémoire collective qui prend le relais lorsque la mémoire individuelle fait défaut. Le récit permet de décliner la souffrance. R. Puyuelo a évoqué la rumeur et sa valeur d’appartenance et a joliment conclu : « Faire rire les bébés, c’est les faire accéder à la vie. »

Le rôle irremplaçable de la littérature

Nadine Decourt, maître de conférences en littérature comparée à l’Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Lyon et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), est intervenue sur le thème des contes de tradition orale, grâce auxquels des liens entre les cultures et entre les générations peuvent se nouer (« Autour des contes de tradition orale : pour une poétique de la transmission »). Elle a souligné d’une part la nécessité d’oraliser ces récits, de « tisser des chemins entre l’écrit et l’oral » et, d’autre part, l’importance du collectage des contes.

Bernadette Bricout, professeur de littérature orale à l’université de Paris VII-Denis Diderot, a identifié trois qualités pour la littérature orale de l’enfance (« Savoirs d’hier et mémoire d’aujourd’hui ») : la relation chaleureuse à l’autre, la part active que prend celui qui reçoit, la tradition. Les « petits genres » de l’enfance abolissent les cloisons (barrière des savoirs, des règnes, etc.) et permettent d’entrer dans le merveilleux. Ils ont une fonction d’apprentissage du langage et des nombres (comptines, formulettes), du corps chaleureux (devinettes, mimologismes 4). Ils donnent une explication des origines adaptée aux enfants. Et enfin ils ont un rôle moral : proverbes (que les enfants seront tentés de subvertir), contes d’apprentissage (les seuls contes à l’usage des enfants qui se finissent mal, au grand dam de Bruno Bettelheim, mais qui mettent en garde, posent des repères et des limites). Il nous appartient de cultiver et de transmettre ce patrimoine pour faire barrage à l’« amnésie programmée » d’aujourd’hui, même si, selon certains, nous sommes passés d’une civilisation de tradition à une civilisation de l’information.

Et l’école dans tout ça ?

Anne-Marie Chartier, maître de conférences à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) s’est interrogée sur la mission de transmission des savoirs à l’école (« Transmission ou construction de savoirs ? : l’école entre des modèles contradictoires »). Elle a appuyé sa réflexion sur des contes 5, publiés dans la collection des « albums du Père Castor » entre 1940 et 1960, sur lesquels les professeurs des écoles stagiaires avec lesquels elle a travaillé ont achoppé. Comment transmettre un récit qu’on n’assume pas, une morale à laquelle on n’adhère pas, à un groupe hétérogène et nombreux ?

Cette intervention a paru un peu en porte-à-faux et a suscité les réactions de Marie Bonnafé et d’Évelyne Cevin, conteuse et bibliothécaire à la Joie par les livres, qui a insisté sur la nécessité de s’approprier les histoires que l’on raconte.

Le colloque s’est achevé par un entretien entre Claude Ponti, auteur-illustrateur pour la jeunesse 6, et Joëlle Turin, formatrice à ACCES. Les illustrations projetées sur un écran, foisonnantes et pleines de clins d’œil tant à destination des enfants que des adultes, en ont dit plus long que le dialogue un peu emprunté qui a eu du mal à s’établir devant un public si nombreux. La journée a été scandée par les contes dits par Évelyne Cevin 7, illustrant le plaisir d’écouter et de partager l’émotion.

  1. (retour)↑  28, rue Godefroy-Cavaignac, 75011 Paris mailto:acces.lirabebe@wanadoo.fr
  2. (retour)↑  Voir le compte rendu du colloque « les 25 ans de la BPI » dans ce numéro, p. 129-131.
  3. (retour)↑  Avec Tony Lainé et Marie Bonnafé.
  4. (retour)↑  Petits récits qui donnent une interprétation humaine aux bruits de la nature, aux cris des animaux.
  5. (retour)↑  Deux contes traditionnels adaptés, Roule galette de Natha Caputo et Boucle d’or et les trois ours de Rose Celli, une nouvelle littéraire, La Chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet et une création, Michka de Marie Colmont.
  6. (retour)↑  L’album d’Adèle est paru chez Gallimard en 1986 et de nombreux autres titres ont suivi.
  7. (retour)↑  La version de Blanche Neige des frères Grimm, choisie en souvenir de René Diatkine, un conte africain et un conte juif sur le thème de la mémoire et de la transmission.