Les bibliothèques universitaires françaises et nord-américaines

Prolégomènes à une étude comparative

James H. Spohrer

L’auteur fournit un aperçu des publications françaises sur l’évaluation statistique dans les bibliothèques universitaires, notamment l’Enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires, et confronte cette dernière aux Statistics de l’Association of Research Library. Il envisage le développement d’un modèle statistique commun destiné à comparer les BU en France et en Amérique du Nord, ainsi que la création d’un groupe de travail franco-américain sur le sujet. Une autre mesure statistique est proposée, celle de « l’étude de satisfaction de la clientèle », actuellement en usage dans les bibliothèques de recherche américaines.

The author provides a overview of the French publications regarding statistical evaluation in academic libraries, and of the Enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires. He contrasts the latter with the Association of Research Libraries (ARL) Statistics. He envisions the development of a common statistical model for comparing French and North American academic libraries, and the creation of a joint French/North American working group about the subject. He proposes an additional statistical measure: the «user satisfaction» now coming into use in US research libraries.

Der Autor bietet einen Überblick der französischen Veröffentlichungen über die statistische Auswertung in Universitätsbibliotheken, im Besonderen die Enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires (allgemeine statistische Untersuchung in Universitätsbibliotheken) und vergleicht diese mit den Statistics der »Association of Research Libraries«. Er schlägt die Entwicklung eines gemeinsamen statistischen Modells vor, um die Universitätsbibliotheken in Frankreich und Nordamerika zu vergleichen, darüber hinaus die Schaffung einer französisch – amerikanischen Arbeitsgruppe zu diesem Thema. Eine weitere statistische Größe wird vorgeschlagen und zwar eine »Studie der Zufriedenheit der Kunden«, wie sie zur Zeit in den amerikanischen Forschungsbibliotheken angewendet wird.

El autor suministra una idea general de las publicaciones francesas sobre la evaluación estadística en las bibliotecas universitarias, particularmente la Enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires, y confronta ésta última con las Statistics de la Association of Research Library. El autor contempla el desarrollo de un modelo estadístico común destinado a comparar las BU en Francia y en América del Norte, así como la creación de un grupo de trabajo franco-americano sobre el tema. Se ha propuesto otra medida estadística, la del «estudio de satisfacción de la clientela», actualmente en uso en las bibliotecas de investigación americanas.

Depuis longtemps les bibliothécaires de tous les pays ont développé des moyens statistiques pour dresser le bilan de la croissance de leurs institutions et de leurs services au public. Une bibliothèque peut choisir d’appliquer sa propre méthode pour établir ses statistiques, mais le plus souvent les différents types de bibliothèques – municipales, nationales, spécialisées, universitaires, etc. – sont regroupés pour être soumis à une analyse statistique systématique.

Cette analyse est répétée à intervalles réguliers afin de suivre l’évolution des différentes données. La portée des statistiques est très variable selon le caractère et les spécialisations des bibliothèques et selon leurs usagers, et elle passe du simple chiffrage des œuvres imprimées dans la collection à une analyse détaillée des interactions avec le public.

ARL et Esgbu

Pour ce qui est des bibliothèques universitaires, l’analyse statistique a pris des formes bien spécifiques en France et aux États-Unis. Aux États-Unis c’est surtout l’Association des bibliothèques de recherche (ARL, Association of Research Libraries) qui gère les enquêtes statistiques depuis plus de 80 ans ; elle a mis en place un dispositif qui permet une comparaison annuelle des institutions membres de l’association selon quarante-neuf critères, ayant pour but d’établir un portrait statistique détaillé de chaque bibliothèque. Cette analyse statistique est publiée chaque année sous le titre général d’ ARL Statistics et est attendue avec impatience par les dirigeants des bibliothèques membres, ainsi que par les entités gestionnaires dont dépendent ces bibliothèques. Elle fonctionne comme une sorte de bulletin de santé financière pour les bibliothèques membres et pour l’ensemble de l’association, car elle contient une grande richesse d’informations sur les ressources financières de chaque bibliothèque, l’évolution de son budget, le nombre de son personnel, le niveau salarial de ses employés, l’accroissement des collections et le taux de fréquentation de ses différents services.

En France, cette fonction est assurée par l’Enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires (Esgbu) publiée par le ministère de l’Éducation nationale 1. Les données récoltées par l’Esgbu concernent :

– les locaux, le budget, le personnel ;

– les acquisitions, les abonnements, les dépenses documentaires ;

– les collections, sur tous supports ;

– l’informatisation et le système d’information documentaire ;

– les Cadist (Centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique) ;

– les services rendus (prêt, ouverture, formation, public) ;

– les centres de ressources documentaires associés.

L’Application statistique interactive des bibliothèques universitaires (Asibu 2) regroupe en quatre grandes catégories l’ensemble de l’information statistique relative aux bibliothèques universitaires de France. Ces grandes catégories sont le public et l’accueil, les collections et leur accroissement, les services, et les moyens, et elles sont elles-mêmes composées de 105 catégories plus développées qui donnent des précisions sur chaque élément statistique surveillé.

En comparaison avec les ARL Statistics, les statistiques de l’Esgbu sont plus détaillées, surtout en ce qui concerne le chiffrage des acquisitions et des abonnements ; en revanche, la méthode nord-américaine comprend au moins une catégorie qui semble ne pas figurer dans les statistiques françaises, celle de « reference queries » (demandes d’information). Celles-ci sont importantes car elles sont une des mesures fondamentales de l’interaction des bibliothécaires nord-américains avec leurs usagers.

Les publications statistiques

Un des atouts ARL Statistics est leur portée chronologique : elles sont publiées annuellement sous une forme quasiment invariable depuis 1961-1962 et de très bonnes données rétrospectives existent pour les bibliothèques universitaires nord-américaines depuis les années 1907-1908 jusqu’à 1961. Les données concernant cette période antérieure se nomment les Gerould Statistics, du nom de leur collecteur, James Gerould, et elles sont également disponibles sur le site Internet de l’ARL 3. Cette longue période d’observation permet d’obtenir une image très complète de l’évolution des principales bibliothèques universitaires en Amérique du Nord à travers presque un siècle de statistiques.

Outre les rapports annuels de l’Esgbu, quelques études capitales ont été réalisées en France durant la dernière décennie, qui mettent en relief le travail statistique concernant les bibliothèques. Un article de Pierre Carbone 4 présente une vue d’ensemble sur la méthode statistique des bibliothèques universitaires, et un autre de Gernot U. Gabel 5, bien qu’il traite exclusivement des bibliothèques publiques, utilise les statistiques pour démontrer que le niveau de formation du personnel et les heures d’ouverture des bibliothèques sont toujours insuffisants malgré l’augmentation des moyens.

Encore plus intéressante me semble l’excellente étude d’Aline Girard-Billon sur « Les Bibliothèques à Paris : une nouvelle approche des statistiques 6 », où il est surtout question de bibliothèques publiques, mais où l’auteur introduit des éléments de comparaison statistique entre les bibliothèques parisiennes, d’abord en séparant les moyens des bibliothèques municipales de ceux de l’ensemble des membres de l’Observatoire permanent de la lecture publique à Paris (OPLPP), et ensuite en les comparant avec les réseaux de bibliothèques publiques à Madrid, New York, Chicago et Hambourg. À la suite de ces comparaisons l’auteur constate que « les bibliothèques de la capitale [française] ne peuvent se comparer aux bibliothèques publiques nord-américaines que si l’on réunit l’ensemble des moyens disponibles et de l’offre documentaire proposée… » C’est sur cette analyse intermunicipale, basée pourtant sur relativement peu de critères statistiques, qu’elle s’appuie pour affirmer qu’il faut multiplier les efforts de coopération entre bibliothèques municipales et membres de l’OPLPP en région parisienne pour parvenir à un niveau de service et de collections comparable à celui qui existe en Amérique du Nord.

Enfin, dans le cadre des écrits récents sur les statistiques en bibliothèques, il importe de mentionner l’article de Jacqueline Gascuel : « Réflexions incongrues à propos de quelques chiffres, ou le triomphe des grands nombres 7 ».

Il est toujours bon, en matière de statistiques, de se rappeler qu’un progrès apparemment confirmé par la « preuve » des statistiques est parfois éphémère, et que certains n’hésitent pas à utiliser cet outil pour renforcer un parti pris aux dépens d’autres interprétations possibles.

On peut conclure, à partir de ces textes, que l’idée d’une comparaison statistique des bibliothèques est bien établie, en France comme aux États-Unis. Depuis longtemps le monde francophone débat de la méthode la plus efficace pour représenter en chiffres ses bibliothèques et leurs fonctions. Aux États-Unis, l’analyse statistique est aussi devenue une pierre de touche pour apprécier l’état de santé des bibliothèques. Néanmoins il convient de se demander si, au fond, l’analyse statistique en France et aux États-Unis repose sur un raisonnement logique et une méthode défendable, ou si elle est simplement la confirmation de pratiques antérieures selon lesquelles on mesure des choses qui sont faciles à mesurer et qui ne servent qu’à défendre une thèse particulière.

Une analyse comparative

La meilleure façon de tester les analyses statistiques françaises et nord-américaines est de les comparer. Dans l’un et l’autre cas, l’idée à l’origine était de mesurer une quantité qui exprimerait quelque chose d’important sur ces bibliothèques. Quels étaient les buts des analyses classiques ? Dans le cas des analyses répétées à intervalles réguliers, quelles étaient les conclusions tirées après une étude approfondie des résultats ? Quels changements ont été effectués à la suite des analyses et en conséquence de ces conclusions ?

Comme le suggère l’étude d’Aline Girard-Billon, il est possible de tirer des conclusions d’une analyse comparative statistique des bibliothèques de différents pays, à condition toutefois de s’appuyer sur des données qui permettent une réelle et légitime comparaison. Quand on compare les outils français et nord-américains d’élaboration de statistiques en bibliothèques universitaires, on constate que la méthode française est bien plus détaillée que celle qui est utilisée pour les bibliothèques nord-américaines.

D’où vient cette différence méthodologique ? Est-ce que c’est le fruit d’une meilleure analyse des besoins statistiques ou le résultat de différences entre les systèmes gestionnaires des bibliothèques des deux pays ? Une partie de la différence pourrait s’expliquer par le fait que les bibliothèques de recherche traitées dans l’ARL Statistics sont largement, mais pas uniquement, des bibliothèques universitaires, et que certains indicateurs ne s’appliquent que difficilement à un regroupement de divers types de bibliothèques dans un seul et même instrument statistique.

Une autre explication pourrait être que le système ARL intègre les données de bibliothèques de recherche d’une grande diversité, dont un petit nombre de très grandes et très petites et un grand nombre de taille moyenne. Il a fallu développer une méthode qui convienne à toutes ces bibliothèques et, du fait que la participation à l’analyse annuelle est facultative, il fallait une méthode qui ne soit pas trop compliquée ni trop lourde, surtout pour de petites bibliothèques. En France, la participation à l’Esgbu est une obligation institutionnelle et l’éventail des participants comprend moins d’écarts qu’aux États-Unis.

Quand nous nous posons la question de la méthode à adopter pour créer un outil statistique adapté à une comparaison rationnelle et équitable des bibliothèques nord-américaines et françaises, la réponse consiste à établir quelques critères qui doivent être satisfaits pour que les résultats puissent être validés.

Il faut tout d’abord se demander quel est le but de l’analyse. Est-ce que nous cherchons tout simplement à montrer la différence quantitative entre une bibliothèque nord-américaine donnée et une bibliothèque française concernant certaines catégories de renseignements ? Si oui, il faut bien se demander pourquoi nous comparons ces institutions. Ou bien sommes-nous en train de définir des normes statistiques qui nous permettraient de dire que telle ou telle bibliothèque est en dessous (ou au-delà) de la norme ? On peut dire, d’un point de vue pragmatique, que les seuls buts d’une telle comparaison statistique sont d’établir des normes et un système de classement des bibliothèques participantes.

La méthodologie

Pour établir des normes statistiques, il faut créer des indicateurs quantitatifs à surveiller, et ces indicateurs sélectionnés résulteront du désir d’évoluer vers une description normative particulière. Il faut également savoir si une norme jugée rationnelle pour un pays ou un système universitaire peut l’être aussi pour l’autre. En d’autres termes, étant donné les différences qui existent entre ces deux pays et leurs systèmes de financement de l’enseignement supérieur, est-ce qu’il serait « normal » qu’une bibliothèque universitaire nord-américaine et une bibliothèque universitaire française soient soumises aux mêmes normes ?

Si, par exemple, nous conservons une idée très traditionnelle de la bibliothèque universitaire, il conviendrait d’utiliser des statistiques qui évaluent le nombre d’imprimés (calculé peut-être selon le nombre d’étudiants inscrits dans une université afin de compenser la différence entre grandes et petites universités). On verrait alors que la bibliothèque universitaire moyenne aux États-Unis compte beaucoup plus de livres par étudiant que la bibliothèque universitaire moyenne en France. Mais si nous choisissons une conception plus moderne de la bibliothèque universitaire et comparons l’accès aux ressources numériques de ces deux pays, nous voyons que les bibliothèques en France sont beaucoup plus performantes que dans le cas précédent.

Il est donc important d’envisager la comparaison statistique entre bibliothèques universitaires aux États-Unis et en France et de concevoir les indicateurs qui seront étudiés en fonction des idées normatives que nous souhaitons exprimer. Il faut ensuite se demander si les différences statistiques qui se présenteraient dans un domaine donné entre bibliothèques nord-américaines et françaises sont le résultat d’une différence fondamentale entre les deux systèmes (différences d’organisation, de financement, d’économie nationale, etc.), ou si l’on peut considérer que les deux systèmes sont suffisamment comparables pour que cette différence soit significative d’un point de vue normatif.

Une troisième possibilité consiste à élaborer une méthodologie adaptée aux systèmes nord-américain et français qui s’appuie, dans la mesure du possible, sur des données déjà recueillies dans les deux pays. C’est non seulement un moyen de réduire l’effort requis pour participer à un projet de comparaison, mais aussi une façon d’élargir la participation au plus grand nombre de bibliothèques possible. Ce dernier point est important car un taux de participation élevé dans les deux pays est une des meilleures assurances d’avoir une base de données fiable, qui donne une image juste pour établir des normes.

S’il est préférable, pour des raisons de simplicité et pour encourager la participation, d’avoir recours à des catégories d’informations déjà recensées, il est aussi important d’envisager un outil qui nous permette d’augmenter nos connaissances sur les bibliothèques nord-américaines et françaises. L’Esgbu et les ARL Statistics fournissent toutes les deux une analyse classique des données concernant la bibliothéconomie (taille et accroissement des collections, nombre de personnel, budgets de fonctionnement, etc.), et elles commencent à mesurer la quantité d’informations numériques offertes par les bibliothèques universitaires. Il conviendrait cependant d’élargir les enquêtes dans ce domaine et de fournir plus d’informations sur le taux d’utilisation de ces ressources numériques et la répartition de leur consultation (interventions à distance ou dans les espaces des bibliothèques, etc.).

La satisfaction de l’usager

Même en sélectionnant soigneusement les indicateurs et en augmentant l’analyse statistique de l’offre numérique, il demeure une importante catégorie d’étude qui n’est pas spécifiquement traitée par les systèmes français et nord-américain. Jusqu’à présent, ni la méthode française ni la méthode nord-américaine n’ont pu établir des indicateurs qui représentent le taux de satisfaction des usagers envers les principaux services et les collections qu’offrent les bibliothèques. Cette user satisfaction survey (étude de la satisfaction de l’usager) devient un élément important dans l’autocritique des bibliothèques universitaires aux États-Unis, car il permet aux bibliothèques de localiser les points faibles et forts de leurs contacts avec le public et de prendre des mesures spécifiques pour répondre à des carences ressenties, ou des faiblesses citées par les usagers. Bien qu’il n’existe pas, jusqu’à présent, de méthode généralement acceptée pour recueillir ces renseignements ni des normes de satisfaction de l’usager, il serait souhaitable de développer un tel instrument dans le cadre d’une nouvelle analyse statistique des bibliothèques universitaires en France et en Amérique du Nord 8.

Voici donc quelques idées qui pourront servir de base à une tentative de comparaison entre les bibliothèques universitaires des deux côtés de l’Atlantique. Pour les concrétiser, il serait souhaitable de créer un groupe de travail réunissant des bibliothécaires français et nord-américains. Ce groupe serait chargé de mettre au point un outil statistique qui, après avoir été testé et modifié, pourrait répondre au mieux aux besoins des deux pays. Le résultat nous permettrait de nous faire une idée plus précise des différences entre les deux systèmes de bibliothèques universitaires, d’établir des normes pour mesurer la performance et le progrès d’une bibliothèque donnée, et d’étudier l’évolution des bibliothèques universitaires dans un contexte plus large et plus profond qui ne serait pas possible autrement.

Avril 2002

Illustration
Doe Library, université de Californie, Berkeley, façade nord, 2000. © Mary Scott.