La lecture et ses publics à l'époque contemporaine
essais d'histoire culturelle
Jean-Yves Mollier
Jean-Yves Mollier, professeur à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, nous propose ici un recueil de 9 essais, parus dans diverses publications entre 1989 et 2000. Essais d’histoire culturelle : le sous-titre n’est pas abusif tant ce sont les mutations des pratiques culturelles qui forment l’objet historique étudié. Quelle est la thèse de Jean-Yves Mollier ? Que la scolarisation de masse (et donc l’alphabétisation généralisée), l’essor de la presse, la révolution industrielle de l’imprimerie (qui permet de diviser par 20 le prix de vente des romans), ont provoqué une véritable « révolution culturelle » qui a sculpté le visage de la France du début du XXe siècle, citadin et homogénéisé. Le XIXe siècle fait naître « cette classe innombrable de lecteurs qui s’appelle tout le monde » (Pierre Larousse).
Manuels scolaires, feuilletons et encyclopédies
Cette « révolution culturelle » est d’abord une révolution éditoriale, que l’auteur analyse à travers les manuels scolaires, les feuilletons ou les encyclopédies et autres dictionnaires.
La scolarisation de masse, avec l’obligation scolaire, fait naître un marché considérable : l’historien Ernest Lavisse est publié à 5 millions d’exemplaires entre 1876 et 1889, les grammairiens Larive et Fleury à 12 millions d’exemplaires entre 1872 et 1889, le géographe Pierre Foncin à 11 millions entre 1874 et 1889… Ces tirages manifestent ce que Jean-Yves Mollier, sans exagération, qualifie « d’explosion de la librairie scolaire ».
Autre élément primordial, les feuilletons, qui, à partir de 1836-39, prennent la figure d’un véritable « ouragan » – au point que la peur du livre en est vivifiée et que, en 1850, l’amendement Riancey instaure une taxe sur les romans-feuilletons. La presse populaire, tout au long du XIXe siècle, se nourrira de ce phénomène ; le feuilleton, écrit Jean-Yves Mollier, « fait reculer les frontières séparant la population pourvue de livres du peuple privé d’imprimés ».
Avec la multiplication des encyclopédies et dictionnaires, le XIXe siècle met en place « dans l’espace français une véritable industrie de la divulgation et de la vulgarisation des connaissances ». L’exemple de Pierre Larousse, traité ici à plusieurs reprises, est emblématique de cet effort d’acculturation. Le « siècle des dictionnaires » voit le passage « d’un programme destiné aux élites à une production industrielle visant la population dans son ensemble ».
Une lecture de masse
Cet ouvrage a l’immense mérite de constamment mettre en rapport les innovations techniques (l’électricité, le chemin de fer, la vapeur), l’environnement économique (l’organisation financière, les méthodes commerciales), l’évolution sociale (l’exode rural, la fin des terroirs et des particularismes) et les mutations culturelles, au premier rang desquelles l’apparition de la « lecture de masse ».
Jean-Yves Mollier retrace le trajet qui mène la lecture d’une « activité réservée à quelques-uns » à un « loisir partagé par le plus grand nombre », même s’il reste encadré ou critiqué (« chien de lisard ! » disait le père de Julien Sorel à son fils). Si l’école joue le premier rôle, la diffusion massive d’une édition populaire unifie les comportements et mène à « l’universalisation de la classe des lecteurs ». Cette « révolution culturelle » touche tous les foyers : « acquisition d’une culture urbaine », elle conduit à « la socialisation accélérée des individus et leur relative homogénéisation dans un univers culturel de plus en plus identique sur toute la surface du pays ». Elle modèle un « paysage mental », marqué par le nationalisme et encombré des récits de faits divers inquiétants – « peur sociale qui nourrira la haine du “Boche” ».
À partir de là, est-il loisible de parler, comme s’y essaye Jean-Yves Mollier, de « culture de masse », distincte tant de la culture savante que de la culture populaire, formatée par le marché et viable grâce à l’apparition de « loisirs » ? L’industrialisation de la production des contenus, l’énorme diffusion (9 millions de quotidiens vendus chaque jour en 1914), l’homogénéité du marché peuvent le laisser penser.
Quelques réserves, puisqu’elles donnent du poids aux compliments : quelques redites d’un texte à l’autre, pratiquement rien sur les bibliothèques publiques, un traitement sans doute trop rapide de la « culture de masse » et quelques coquilles (l’agaçant « où » au lieu de « ou »).
Une approche différente et complémentaire du classique Discours sur la lecture, d’Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard (réédité chez Fayard en 2000), où les lecteurs, ici, et non les prescripteurs seraient les héros de l’histoire.