Les bibliothèques municipales

enjeux culturels, sociaux, politiques

par Albert Poirot

Anne-Marie Bertrand

Paris : Éditions du Cercle de la librairie, 2002. – 147 p. ; 24 cm. – (Bibliothèques). ISBN 2-7654-0837-8 – 28 €

Politiques documentaires, documentation électronique, bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR), municipalités frontistes, ouverture de la Bibliothèque nationale de France (BnF), pôles associés, intercommunalités, contrats-ville lecture, relais-livres en campagne, droit de prêt, début de déprofessionnalisation des emplois… Quand on parcourt la liste des sujets qui ont changé la donne du début des années 1990, on se félicite que les Éditions du Cercle de la librairie aient désiré cette nouvelle édition d’un livre paru en 1994 (avec un titre remodelé 1).

Nouvelle édition, mais livre assez différent dans ses ambitions et dans sa construction. Pour Anne-Marie Bertrand, ce qui doit primer aujourd’hui dans le débat, c’est l’essence même du service public de la lecture ; elle ne donne donc pas à son propos un caractère académique ; malgré une matière en soi plus abondante, l’ouvrage présent est sensiblement plus court que le précédent : 147 pages au lieu de 157 ; la partie sur l’environnement politique et administratif a même disparu 2.

Depuis la première version, Anne-Marie Bertrand est devenue docteur en histoire avec une thèse sur la décision politique en matière de bibliothèques municipales, thèse publiée sous le titre Les villes et leurs bibliothèques : légitimer et décider (1945-1985) 3. Elle a quitté le service des études et de la recherche de la Bibliothèque publique d’information pour être chargée de mission auprès du directeur du Livre et de la Lecture, puis rédactrice en chef du Bulletin des bibliothèques de France. Chacun sait que son expérience professionnelle l’avait auparavant conduite à diriger les bibliothèques municipales de Roubaix et de Nantes. Elle est l’un des professionnels les plus présents, les plus actifs dans la réflexion sur les métiers et les établissements ; elle est l’un des rares à pouvoir vraiment s’exprimer comme « penseur de la res publica bibliothecarum » (elle récuserait le mot « penseuse »).

Mais pour qui Anne-Marie Bertrand écrit-elle ? Dans la notice d’Électre-Bibliographie figurant au regard du sommaire de son ouvrage, on peut lire « Public concerné : Professionnel, spécialiste. Public motivé ». C’est bien réducteur. En fait, l’auteur écrit pour les lecteurs, pas seulement pour ses fidèles lecteurs à elle, mais d’abord pour les lecteurs de nos bibliothèques en qui elle voit des citoyens, ses concitoyens.

Un livre

Cet ouvrage n’est donc pas un manuel. C’est un livre. Sa lecture n’en est que plus recommandée aux étudiants qui se forment aux exercices bibliothéconomiques : lâchez vos Unimarc et vos Dewey un instant, laissez souffler vos souris stressées, ne subordonnez pas vos pratiques professionnelles à la technique. Non, lisez d’abord ce livre. Il parle de vous. Et aussi de nos libertés à tous, celle de penser et celle d’agir. Celle d’aimer et celle de débattre.

Sur un ton énergique-amer, Anne-Marie Bertrand alimente la critique sociale et ramène le paysage bibliothéconomique à ses sources intellectuelles et politiques. Elle est entrée en résistance, s’employant à faire dérailler les trains dans lesquels tout le monde voudrait s’engouffrer pour mieux aller nulle part. Elle rappelle avec vigueur que le principe de précaution, c’est d’abord réfléchir à ce que l’on est en train de faire. Mieux, ce serait même réfléchir avant d’entreprendre, avant de se perdre dans les détails technicistes. Et l’auteur de tordre le cou à la modernité, au communautarisme et à divers travers contemporains. Sa réflexion prend source et exigence au cœur des sciences morales et politiques : au nom de quelle société et pour quel avenir collectif veut-on faire vivre les bibliothèques ?

Les données factuelles essentielles sont bien présentes. L’auteur dresse un bilan positif de l’évolution des bibliothèques municipales depuis une trentaine d’années, tout en se focalisant sur le chemin qui reste à parcourir pour accéder à une situation tout à fait satisfaisante. Elle écarte donc la tentation de faire de l’autosatisfaction française autour du modèle de bibliothèque-médiathèque que notre pays a su développer et dont les bâtiments des nouvelles BMVR constituent une sorte d’exaltation. Elle met notamment en perspective la stagnation du public fréquentant les bibliothèques municipales – un peu plus de 18 % de la population – et les disparités régionales. Occasion pour elle d’évoquer l’aménagement du territoire comme « l’échec de ces 20 dernières années ». Et de citer des exemples : si sur l’ensemble du territoire, 62 % de la population sont desservis par une bibliothèque municipale, il existe des écarts considérables d’une région à l’autre : 68,2 % en Rhône-Alpes, 79,3 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur, 92,2 % en Ile-de-France, alors que 10 régions sont en dessous de la barre des 50 % desservis. On le voit, le propos se veut sans concession.

Si elle cite quelques chiffres pris dans les pays étrangers, c’est pour revenir aussitôt à sa cible. Si la bibliothèque municipale demeure bien au cœur de ses interrogations, son sujet réel est plus large et s’étend à la bibliothèque publique, à sa fonction dans notre société, à sa responsabilité dans la vie politique et sociale du pays. Cette convergence entre bibliothèque et réalité sociale ne doit pourtant susciter aucune espèce d’illusion : lors des élections municipales de 2001, on n’a pas eu le sentiment que le débat ait franchement traité de la culture et des bibliothèques ; on l’a dit et redit, on n’a pas vu que la publication dans Libération d’un rapport d’inspection sur une bibliothèque municipale en territoire FN ait empêché la réélection des listes extrémistes. C’est bien pourquoi les appels d’Anne-Marie Bertrand sont aujourd’hui urgents à entendre.

L’auteur a un style. Elle emprunte parfois des chemins de traverse sur lesquels nous pouvons nous demander si nous ne sommes pas en train de nous égarer. Puis, au détour d’une phrase 4, elle revient avec célérité à l’objectif qu’elle s’est assigné. Ce procédé est particulièrement à l’honneur dans le dernier chapitre « Enjeux » qu’Anne-Marie Bertrand a souhaité « enchanté et dissensuel ».

L’auteur croit à la nécessité du débat, à sa fécondité. Elle ne veut pas de consensus mou, où tout deviendrait fallacieusement supportable et acceptable. Elle revendique le désaccord sur les idées. Que ses interlocuteurs partagent ses opinions lui procure certes une satisfaction légitime. Mais exprimer ses désaccords à l’égard de certaines de ses positions, c’est aussi la rassurer et lui indiquer que son livre porte déjà des fruits utiles.

Ainsi tous ses lecteurs ne conviendront pas également de ses appréciations sur le « cas Houellebecq ». Mais, plus important, certains penseront qu’elle survole de façon trop rapide la question universitaire ; certes ce n’est pas le sujet même de sa réflexion, mais en lui accordant une attention trop passagère, elle prend le risque de négliger quelques pistes intéressantes pour son propos, en particulier sur les questions de coopération et de légitimité.

Dans le même esprit de critique constructive, on pourra trouver abusif l’emploi des points d’interrogation. Ils ne se limitent pas à un effet de style, à une pratique théorique. Beaucoup d’entre eux pourraient passer pour une fuite devant certaines réponses. Les solutions sont pourtant à portée d’entendement, on les devine souvent courageuses. Alors d’où vient ce sentiment de blocage quand il s’agit de les formuler ? La question mérite là d’être posée.

Le fait que l’auteur, dotée d’un esprit critique acéré, ne se satisfasse pas des bilans d’étape et des faux-semblants, qu’elle soit de façon permanente en recherche engendre donc une certaine frustration, car ce sont aussi beaucoup d’insatisfactions professionnelles qu’elle entend partager avec ses lecteurs. On aimerait parfois se reposer pour jouir de la vue conquise à l’issue de la rude ascension que l’on vient de pratiquer : « Que de chemin parcouru depuis le creux des années 70 ! » Mais notre guide, déjà loin, nous lance, tel le baron (celui des JO) : « Citius, altius, fortius ! »

Alors, saisissons-nous de ce livre vigoureux, parfois provocant, et laissons-nous donc toucher par ses robustes exhortations : sa lecture est à conseiller avec insistance.

  1. (retour)↑  Anne-Marie Bertrand, Les bibliothèques municipales : acteurs et enjeux, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 1994, coll. « Bibliothèques ».
  2. (retour)↑  Dans l’édition de 1994, cette partie était due à Hélène Richard.
  3. (retour)↑  Anne-Marie Bertrand, Les villes et leurs bibliothèques : légitimer et décider (1945-1985), Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 1999, coll. « Bibliothèques ».
  4. (retour)↑  P. 124 : « Quel rapport avec les bibliothèques ? » ; p. 127 : « un raccourci coupable » ; p. 129 : « On est ici dans le domaine de la conviction, qui dépasse de très loin la question des bibliothèques » ; p. 139 : « Si l’on considère que je m’éloigne trop des bibliothèques, je peux aisément y revenir »…