Le témoignage d'un invité : six mois de vécu

Dominique Lahary

Du 15 octobre 2001 au 14 mars 2002 s’est déroulé – organisé par la BPI (Bibliothèque publique d’information), l’Institut Jean Nicod (CNRS et EHESS) et l’association EURO-EDU – un colloque international entièrement virtuel autour des effets des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) sur l’écrit et ses usages dans la société actuelle 1. Dominique Arot, simple lecteur, et Dominique Lahary, participant invité, livrent ici leurs impressions.

En mai 2001, dans les couloirs du congrès de l’ABF (Association des bibliothécaires français), on m’a demandé de participer à un « colloque virtuel ». Je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être. J’ai fait valoir que je n’avais guère de raison de faire partie de quelques happy few, puis j’ai cédé.

Des mois plus tard, j’ai reçu un message m’annonçant le lancement du colloque avec un texte de Roger Chartier. L’aventure commençait. J’étais donc un des quarante invités à réagir successivement aux dix communications qui allaient être proposées d’octobre à mars, à raison de deux par mois, tout internaute pouvant par ailleurs, moyennant le filtre des deux modératrices, intervenir.

J’ai mis très longtemps à m’y faire. D’abord je n’arrivais pas à lire les contributions à l’écran. Quant aux débats, je les parcourais de-ci de-là, mais n’arrivais pas à saisir un fil.

J’ai donc imprimé, je me suis fait des cahiers toujours à recommencer au fur et à mesure que les débats avançaient, et dans mon désordre familier je les égarais.

De toute façon, à mon bureau, parce que la période était intense (ah ! la mise en place des 35 heures !) et de toute façon, parce que je ne m’y accorde jamais des temps suffisamment calmes et suffisamment longs de lecture, je ne parvenais pas à suivre le colloque à l’écran. À la maison, je n’avais pas facilement accès à Internet et n’y consultais pas le colloque.

Puisque nous n’avons pas la commodité d’une réunion « physique » en un seul lieu, d’une parenthèse dans la dictature du quotidien, ce colloque virtuel nous renvoie chacun à notre quotidien. Qui peut vraiment suivre ce genre de colloque sur son lieu de travail, pendant son temps de travail ? N’est-ce pas plus aisé à qui fait de la recherche et dispose d’un bureau et d’un ordinateur pour cela ? Mais cette remarque est peut-être très injuste.

Les quinze jours que duraient les débats sur une contribution me paraissaient un temps très court. Chaque clôture était une frustration, même si elle me procurait le plaisir intellectuel de la découverte d’un nouveau texte.

Après avoir participé à la première salve de débats autour du texte de Roger Chartier, je me suis tu. Parce qu’on m’avait sollicité, je me sentais un peu coupable de ne pas participer aux discussions. Et celles-ci, confusément, me paraissaient un peu intimidantes : « académiques », dit Theodore Zeldin dans sa propre contribution en forme d’entretien et les modératrices dans un commentaire.

Et puis j’ai eu l’impression d’avoir à mon travail enfin la tête hors de l’eau.

Et puis l’accès à Internet est devenu plus aisé à mon domicile.

Et puis est venu le tour d’une contribution concernant directement les bibliothèques : le thème m’était familier.

Je ne sais pas laquelle des trois raisons l’a emporté, peut-être les trois, mais je me suis finalement senti « dans » le colloque : il faut se sentir dedans pour y prendre part. Un matin, de bonne heure, chez moi, j’ai, depuis qu’Internet existe, lu pour la première fois de bout en bout un long texte à l’écran, celui de l’équipe de la BPI. Et dans les jours suivants j’ai participé aux débats.

Je n’étais pas très satisfait de n’avoir repris le fil que pour répondre à des gens de ma famille. C’est de l’Internet communautariste, tel que le mettait en cause Theodore Zeldin : je n’ai su répondre qu’à des gens de ma spécialité, même si c’était sur le thème « Sortons de notre spécialité ». Pas très satisfait non plus de m’être laissé à une certaine violence dans mes interventions, ce qui peut être source de malentendus.

J’ai ensuite réagi à deux des trois contributions qui ont suivi, avec l’impression de me risquer hors de ma spécialité. Et quand est venu le moment de conclure, ce fut un serrement de cœur. Déjà fini ? J’ai ressenti un peu de cette tristesse des fins de congrès. J’ai beaucoup regretté de n’avoir pu me rendre à la rencontre organisée au Salon du livre, et qui m’aurait permis de voir vivre quelques-uns de ces intervenants qui avaient rempli de texte mon écran, et les modératrices qui avaient ordonné cette mise en scène.

Quelques questions, quelques réponses subjectives

Ceci est-il un colloque ? Cette question a été posée. Mais l’essentiel n’est-il pas de déterminer si cette forme apporte quelque chose ? Après avoir expliqué qu’elles n’avaient trouvé nul précédent d’une telle manifestation, les modératrices, dans leur texte de conclusion auquel il conviendra de se reporter, détaillent les caractéristiques d’un colloque (panel d’interventions, discussion avec le public…) et les avantages de sa forme dite virtuelle, tels que la possibilité de lire les textes de façon approfondie, d’intervenir de façon plus réfléchie et sans avoir à surmonter ses difficultés à s’exprimer en public, et naturellement de participer de son domicile ou de son bureau sans avoir à réserver sa journée ni engager des frais.

Sur tous ces points, c’est évidemment un succès complet. Les communications officielles ont été d’excellente tenue, mais aussi, pour la plupart, les interventions des invités et du public.

Certains se sont interrogés sur la mise en forme technique. Ce qui était sans doute le plus difficile, c’était de trouver une forme adaptée aux débats. Ceux-ci étaient ordonnés en « fils » : quiconque pouvait créer un nouveau fil ou répondre dans un fil existant, chacun de ceux-ci constituant une fenêtre distincte, affichable et imprimable isolément. Il a sans doute manqué de l’hypertextualité, puisque évidemment les discussions ne s’ordonnaient pas en fils cohérents mais explosaient de toutes parts.

Mais l’essentiel était que ces débats pouvaient être consultés, affichés, imprimés : les paroles s’envolent, le texte écrit, fut-il électronique, peut rester si on prend garde de le conserver.

Peut-il y avoir des échanges interdisciplinaires ?

Les organisateurs ont voulu une approche interdisciplinaire. Comment ne pas les approuver ? Le thème s’y prêtait particulièrement. Ceci s’est manifesté dans le choix des intervenants et des invités : chercheurs de diverses disciplines y côtoyaient des praticiens de divers métiers de l’information et de la communication.

Il n’y a cependant pas eu de miracle interdisciplinaire. Certes, la diversité des approches a été incontestablement fructueuse. Les points de vue se sont ajoutés les uns aux autres. Il n’est pas certain qu’ils se soient croisés.

Les dix contributeurs ont fort peu échangé entre eux : comme dans un colloque « réel » (faut-il utiliser l’abominable adjectif « présentiel » ?) : il y a ceux qui ne viennent que le temps de leur communication, ceux qui restent le temps de répondre à des questions, et ceux qui participent à l’ensemble de la manifestation.

Quant aux débats, ils ont parfois associé ou opposé des intervenants parlant « entre eux », dans un langage et avec des références communes. Qui peut donc parler ensemble, « co-loquer » ?

Cette rémanence du statut et des pratiques des auditeurs et participants s’est manifestée d’une autre façon : certains apports de quelques communications n’ont pu être véritablement commentés. Dans leur texte intitulé « Les nouvelles architectures de l’information », Stefana Broadbent et Francesco Cara, portant sur les architectures des sites web confrontées à leur usage réel, ont notamment identifié la catégorie massive des usagers « légers » du web, ni naïfs ni experts. Comme personne ne se sentait « usager léger », cette catégorie fut soit contestée soit ignorée dans des commentaires qui n’ont pas véritablement traité, ce qui était le propos des auteurs, du web grand public.

Le colloque était-il cohérent ?

Non, mais c’est tant mieux. Composite dans les débats, il le fut aussi dans les communications. Il n’y avait pas seulement multiplicité de disciplines, mais aussi multiplicité de formes dans les interventions (exposés structurés classiques, présentations originales, entretiens), et multiplicité des propos : des analyses, la synthèse d’observations empiriques, des prospectives, des hypothèses, mais aussi, avec le texte de Stevan Harnard, « une véritable proposition militante pour libérer en ligne la littérature scientifique évaluée par des comités de pair » selon la modératrice Gloria Origgi.

Peut-il y avoir des échanges multilingues ?

Il n’y a pas eu de miracle du multilinguisme. Les trois langues du colloque étaient le français, l’anglais et l’italien. La plupart des fils de discussion ont été monolingues. De rares intervenants ont utilisé une autre langue que la leur. J’ai pour ma part lu avec intérêt mais effort certaines interventions en anglais et italien mais ai surtout suivi le colloque en français.

Cependant, l’ouverture à deux autres langues que le français a incontestablement élargi l’audience du colloque et permis des interventions intéressantes : il aurait été dommage de demeurer cantonné dans la francophonie.

Saluons tout de même un colloque international véritablement multilingue, plutôt que monolingue anglais.

Et maintenant ?

Quelles que soient les remarques et les réserves, cette manifestation est à mon sens, pour qui l’a suivie, une incontestable réussite. Foin du virtuel : ce fut un « colloque en ligne » bien réel. D’en avoir eu l’idée, de l’avoir mené à bien, il faut chaudement féliciter les organisateurs (la BPI, l’Institut Jean-Nicod et l’association EURO-EDU), ainsi que les modératrices, Gloria Origgi et Noga Arikha. On sait maintenant la chose possible, utile, intéressante.

Elle le fut comme processus. Le sera-t-elle comme produit ? Comme n’importe quel colloque, celui-ci peut naturellement faire l’objet d’actes, comprenant ou non la reproduction des débats, et il serait dommage que ceux-ci ne soient pas conservés. Aux lecteurs éventuels de ces éventuels actes de dire si l’intérêt demeure.

Je suggérerais que, s’ils ne sont publiés qu’en ligne, ils permettent une impression aisée, en une seule fois, au choix de l’utilisateur, de l’ensemble du colloque ou d’une seule contribution suivie des débats afférents.

En attendant, si vous ne l’avez pas fait, et tant que cet URL demeure valide, connectez-vous sur http://www.text-e.org. Sur écran ou sur papier, lisez, c’est du texte. Beaucoup de texte.

Et pour la préservation de la mémoire, suggérons un dépôt légal à la Bibliothèque nationale de France. Dans cinquante ans, il sera intéressant de découvrir ce qu’on pouvait écrire, en 2002, sur le texte électronique.

  1. (retour)↑  Les conférenciers invités (Roger Chartier, Roberto Casati, Stevan Harnad, Bruno Patino, Theodore Zeldin, Jason Epstein, Dan Sperber, Stefana Broadbent, Francesco Cara, Umberto Eco) ont présenté chacun un texte de réflexion sur le site http://www.text-e.org, texte soumis ensuite à la discussion d’un groupe d’environ 40 personnes (les conférenciers et 30 participants invités). Les personnes inscrites pour suivre le colloque recevaient les textes par courrier électronique et pouvaient participer à la discussion.