Le colloque virtuel de la Bibliothèque publique d'information
Dominique Arot
Du 15 octobre 2001 au 14 mars 2002 s’est déroulé – organisé par la BPI (Bibliothèque publique d’information), l’Institut Jean Nicod (CNRS et EHESS) et l’association EURO-EDU – un colloque international entièrement virtuel autour des effets des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) sur l’écrit et ses usages dans la société actuelle 1. Dominique Arot, simple lecteur, et Dominique Lahary, participant invité, livrent ici leurs impressions.
L’une des modératrices du colloque, Gloria Origgi, propose au début de son entretien avec Theodore Zeldin un résumé des objectifs de cette entreprise : « L’idée est d’apporter un nouvel éclairage à la transformation des textes par l’Internet, en développant à la fois un objet d’étude et des moyens pour l’étude de ce changement – un objet autoréférentiel en quelque sorte. Mon but n’était pas d’inviter des experts de l’Internet à donner leur avis, mais plutôt d’avoir une sorte de brainstorming avec un groupe hétérogène de personnes pour tenter de créer ce nouvel objet. »
Avant toute autre observation, je m’autoriserai trois remarques préliminaires d’humeur :
–si l’on avait consacré, durant ces dernières années, un dixième du temps consommé dans d’innombrables journées d’études à faire de véritables bibliothèques numériques, le paysage français, et francophone, serait certainement plus riche de réalisations et d’expériences…
– je recueille de mon expérience quotidienne que de nombreux collègues sont, malgré eux, encore aujourd’hui à l’écart des outils et des sujets de ce débat. Ce colloque virtuel peut de ce fait être reçu de deux manières : comme un outil bienvenu de sensibilisation et de formation (c’est ma conviction) ou, involontairement, comme une nouvelle occasion de mise à l’écart.
– dernière observation, plus personnelle : on n’échappe pas à son destin ; au colloque virtuel répond la synthèse virtuelle…
Ces choses étant dites, il me semble qu’une synthèse de ce colloque d’un genre nouveau, qui vaut infiniment mieux que la pesante définition citée en exergue, se doit d’envisager deux aspects de cette suite, organisée et modérée, de communications et d’échanges :
– le bilan d’un mode nouveau de réflexion collective à travers une comparaison avec la forme traditionnelle du colloque ;
– le sujet même (ou les sujets) traités par ce colloque.
Un mode nouveau de réflexion collective
En fait, on assiste ici à une confusion, fréquemment constatée, entre vecteur et contenu. Souvenons-nous de l’expérience de la liste Biblio-fr dont les discussions et les échanges étaient, à ses débuts, consacrés pour l’essentiel à l’usage des ressources électroniques et qui, aujourd’hui, traite une palette infiniment plus large de sujets.
Les organisateurs et les modératrices ont très bien résumé, dans leur conclusion, les avantages de cette formule nouvelle d’échanges : temps disponible pour accueillir et remâcher les diverses communications, levée des obstacles liés à la pratique imparfaite d’une langue étrangère ou à la timidité pour réagir aux diverses communications, le passage par l’écrit contribuant à gommer, au moins en partie, des réactions trop passionnelles. Avantages d’autant plus sensibles que de nombreuses journées d’études professionnelles « classiques » pèchent par manque de rigueur dans leur préparation, par l’amateurisme de leur animation et, parfois, il faut bien le reconnaître, par la paresse de certains intervenants qui se contentent de transporter d’un colloque à un autre un discours bien rôdé. En ce sens, ce colloque « virtuel », par le sérieux de sa conception et la qualité de son contenu, pourrait servir d’aiguillon pour rendre nos débats et journées d’études présentiels plus professionnels et plus exigeants sur le plan scientifique.
L’opportunité de cette nouvelle forme de communication pourrait également conduire les organisateurs de manifestations et les responsables d’associations à s’interroger sur la forme la plus adaptée à l’approfondissement des débats qu’ils souhaitent engager. Les sujets, la qualité et le statut des intervenants, les langues de communication, le cadre de la discussion et le nombre de personnes concernées seront à l’avenir autant de paramètres à prendre en compte avant de choisir la meilleure formule de colloque, présentielle ou en ligne. Au passage, les spécialistes de la formation initiale et continue retrouveront ici les termes de choix auxquels ils sont désormais régulièrement confrontés.
Les discours
Il faut le reconnaître, le contenu du colloque, en dépit de la qualité des divers intervenants et de leurs communications, n’a fait que reprendre et accentuer les discours à propos desquels, peu à peu, semblent se dégager des convictions communes aux différents acteurs en présence.
Un discours du risque, d’abord. Le caractère incertain des pronostics avancés par les uns et les autres est d’emblée souligné par Dan Sperber : « On peut tout imaginer, mais il est difficile de spéculer de manière informée et raisonnée sur ces questions. » D’où, cette tendance, maintes fois constatée, à envisager les révolutions technologiques actuelles sous l’angle du risque potentiel et de la disparition annoncée : fin du livre, fin de la lecture et de l’écriture, fin des bibliothèques, fin de tout accès public à la connaissance, fracture sociale aggravée, disparition d’une hiérarchie des savoirs, déshumanisation des relations entre personnes.
D’où l’intérêt d’un discours sur la société, ensuite. Plusieurs communications mettent ainsi l’accent sur le nouveau type de relations entre personnes qu’induit la communication électronique. Theodore Zeldin est, sur ce point, le plus affirmatif : « L’Internet est un grand destructeur de préjugés […] C’est une forme importante de libération. » Selon lui, « beaucoup de gens ont un but qui va au-delà de la recherche de connaissances. Ils sont à la recherche de nouveaux types de contacts ». Ce que, de manière prosaïque, constatent tous les bibliothécaires ayant proposé des accès à Internet au sein de leurs locaux… Roger Chartier, dans ce même registre social, insiste sur le fait que la révolution électronique « peut aussi approfondir, et non réduire, les inégalités » et s’interroge sur « la réalité sociale de l’espace public où s’échangent les informations et où se construisent les savoirs ».
Un discours sur le livre. Roberto Casati résume parfaitement ce paradoxe en forme de dilemme, « le format numérique en libère le contenu, mais le livre papier est un produit parfait ». Nié ou exalté, le livre est de toute manière métaphoriquement omniprésent dans toutes ces pages, au point que Stevan Harnad parle d’une « anomalie post-gutenbergienne ». Doit-on pour autant souscrire d’emblée à ce que Jason Epstein semble considérer comme un postulat ? « Il est largement admis de nos jours que les livres et textes numérisés seront lus essentiellement sur l’écran des ordinateurs ou sur des appareils de lecture portables… » De manière plus nuancée, et en reliant son propos à l’histoire du livre, Roger Chartier utilise l’expression de « textualité électronique » et se risque à une autre hypothèse d’avenir, « la coexistence, qui ne sera pas forcément pacifique, entre les deux formes du livre et les trois modes d’inscription et de communication des textes : l’écriture manuscrite, la publication imprimée, la textualité électronique ». Mais plus essentielle encore est son interrogation sur « la capacité de ce livre nouveau à rencontrer ou produire ses lecteurs ».
Un discours sur la connaissance. On sera bien sûr sensible à la formule percutante de Theodore Zeldin, « L’Internet en est encore à l’âge de Bouvard et Pécuchet dont l’ambition était de copier toutes les connaissances. » Et il se pose immédiatement la question centrale : « Comment pouvons-nous transformer ces informations en savoir et en sagesse au service de nos propres desseins ? » C’est au fond cette double interrogation épistémologique et éthique qui sous-tend les diverses communications, qu’elles soient de portée générale (Chartier, Eco, Zeldin, par exemple) ou qu’elles examinent des modalités plus pratiques (Harnad ou Patino).
Un discours sur les modèles économiques. Le consensus entre les contributeurs se borne ici à prendre acte de l’émergence de nouveaux modèles ; en revanche, les scénarios ne sont pas, futurologie oblige, tous identiques. Jason Epstein résume bien le constat de base : « La fonction révolutionnaire de l’Internet comme support commercial constitue la résurgence, par des moyens électroniques, du commerce en face à face tel qu’il existait avant que le marché des intermédiaires, aujourd’hui obsolescent, ne remplace le commerce primitif par une fabrication et une distribution centralisées. » Stevan Harnad, dont les thèses sont aujourd’hui bien connues, tente, sur la base de ce même constat initial, d’explorer de nouveaux schémas économiques de diffusion de l’information scientifique et des résultats de la recherche.
Pour lui, comme pour d’autres auteurs, la question d’importance, dans le contexte d’une économie libérale, consiste à définir et garantir un périmètre de diffusion publique de l’information, à maintenir une distinction fondée entre public et privé, rappelant que « la plus grande part de cette recherche mise en accès libre a été soutenue par les fonds publics ». Roberto Casati partage cette même préoccupation, lorsque, évoquant la question du droit de prêt, il refuse que « tous les lecteurs deviennent des criminels à partir du moment où ils entrent dans une bibliothèque ». Dans le même esprit, Bruno Patino, en stigmatisant l’illusion selon laquelle « le réseau mondial promeut un mode sans intermédiaire, donc sans médiateur », souligne implicitement le risque de voir s’imposer un modèle de diffusion à l’acte où le seul schéma qui prévale soit celui de la transaction commerciale. Schéma imposé par ceux qui, selon Roger Chartier, pourraient disposer « d’une hégémonie économique et culturelle ».
Un discours sur la place de la médiation, donc des bibliothécaires, et des bibliothèques : en réalité, mieux vaudrait évoquer deux discours qui s’imbriquent, le premier, tel qu’il est tenu par nos collègues de la BPI, cavistes gourmets et avisés, relève du questionnement identitaire, « en quoi les missions traditionnelles des établissements de lecture publique – à savoir sélectionner des documents, les acquérir, les traiter, les mettre à disposition, les conserver ou les retirer des collections – peuvent-elles se trouver transformées, et avec quelles conséquences ? », le second, qui, lui, émane plus volontiers des usagers des bibliothèques, (fussent-ils aussi experts que Umberto Eco, Roger Chartier ou Roberto Casati, ou plus simplement, « naïfs » ou « légers », selon la typologie de Broadbent et Cara), envisage les bibliothèques, et plus globalement toutes les instances de médiation documentaire, en termes de demande et d’affirmation ; ainsi, Roger Chartier confère aux bibliothèques « un rôle essentiel dans l’apprentissage des instruments et des techniques » et Umberto Eco, parmi d’autres intervenants, en appelle à toutes les institutions qui ont une vocation légitime à filtrer et valider les informations et contribuer à éveiller ce « goût de la discrimination », sans lequel culture et savoir ne peuvent se construire. Bruno Patino fait observer que « l’adresse URL et les techniques de référencement, possèdent un terrible pouvoir égalisateur entre puissants et joueurs solitaires. » Dans cette masse informe de données, s’impose donc la nécessité de recréer de véritables hiérarchies intellectuelles, « un ordre des discours », selon l’expression de Roger Chartier.
D’indéniables avantages
Comme l’ont rappelé de nombreux intervenants et participants aux débats, la densité des relations humaines tissées à l’occasion de rencontres professionnelles est irremplaçable. Mais, comme on l’a vu, l’usage des ressources du web apporte d’indéniables avantages, dont le moindre n’est pas d’ouvrir notre réflexion vers un milieu professionnel et géographique beaucoup plus large. Occasion de méditer l’assertion de Theodore Zeldin, « les professions vous enferment dans des mondes clos ».
Sans vouloir à tout prix rechercher un compromis impossible, on pourrait imaginer le recours simultané aux deux formules : celle du colloque traditionnel, systématiquement précédé, accompagné et suivi de textes et d’échanges transmis sous forme électronique. La BPI, par une initiative conforme à sa vocation d’innovation, aura donc ouvert de nombreuses voies qui pourront être explorées plus avant, selon des géométries variées et sur d’autres types de sujets, pour le plus grand bénéfice de tous.