Circulez, la voie est livres !

Marc Roger

Partout en France, les lectures publiques se multiplient. Médiateurs du livre, bibliothécaires, enseignants, comédiens, bénévoles s’adonnent avec passion à ces mises en voix très suivies et très appréciées du public (adulte et jeunesse). Dans cet engouement général, le lecteur public peut-il prétendre à une quelconque spécificité ?

Everywhere in France, public reading is on the increase. Intermediaries of the book – librarians, teachers, actors, voluntary workers – devote themselves passionately to these forms of verbal expression, which are so popular and much appreciated by the public (young and old). In this general craze, can the reading public lay claim to being special in some way?

Berall in Frankreich vervielfacht sich das öffentliche Lesen. “Mediatoren”, Bibliothekare, Lehrer, Schauspieler und Volontäre geben sich mit Eifer der Förderung hin und sind von der öffentlichkeit –alt und jung– sehr beachtet und geschätzt. Kann der öffentliche Leser aus diesem Angebot seine besonderen Wünsche zur Kenntnis bringen?

Por todas partes en Francia, las lecturas públicas se multiplican. Mediadores del libro, bibliotecarios, docentes, comediantes, benévolos se entregan con pasión a estas puestas en voz muy seguidas y muy apreciadas del público (adulto y juventud). En este entusiasmo general, ¿puede el lector público pretender a una especificidad cualquiera?

Partout en France, les lectures publiques se multiplient. Médiateurs du livre, bibliothécaires, enseignants, comédiens, bénévoles s’adonnent avec passion à ces mises en voix très suivies et très appréciées du public (adulte et jeunesse). Dans cet engouement général, le lecteur public peut-il prétendre à une quelconque spécificité ?

Déclarer aujourd’hui : « Je suis lecteur public » ne veut rien dire pour la plupart des gens, ou alors…

« Ah, oui… vous êtes conteur !

Non, je ne suis pas conteur. Je lis des livres à voix haute et je le fais en public. La source de cet acte est une source écrite (poème, album, nouvelle, roman, essai, pièce de théâtre ou scénario de film…) à l’inverse du répertoire de tradition orale appartenant au conteur. »

J’exclus volontairement de ma pratique de lecture à voix haute toute lecture de contes, exception faite de certains qui accèdent au répertoire écrit par l’excellence et la beauté de la forme dans laquelle leur collecteur, écrivain, philologue les a fixés sur le papier. C’est l’objet « livre » ou « manuscrit » tenu entre ses mains qui identifie le lecteur public et qui le différencie radicalement du conteur.

Spécificité du lecteur public

Ceci dit, qui pratique aujourd’hui « la mise en vie » des livres par la lecture à voix haute ?

Citons en priorité, les auteurs eux-mêmes qui mettent en voix leurs propres textes, les comédiens de théâtre et/ou acteurs de cinéma, dans les théâtres, les festivals, à la radio, sur Internet, dans des studios pour des cassettes ou des CD d’œuvres complètes enregistrées ; les enseignants dans leurs classes ; les journalistes littéraires à la télé ; les bénévoles passionnés qui prêtent leur voix aux aveugles, qui lisent aux détenus dans les prisons, à l’hôpital, aux retraités en résidence ; les retraités eux-mêmes qui lisent dans les écoles ; le papa ou la maman que nous sommes à la maison pour nos propres enfants ; vous, les bibliothécaires… J’en oublie certainement.

Mais au bas de cette liste, le lecteur public peut-il prétendre à une quelconque spécificité ? Oui, par son engagement unique à lire des textes à voix haute, de tous genres confondus, auprès de tous les publics, en tous lieux formels et informels. Son objectif : constituer « le » répertoire idéal (qui n’existe pas, on le sait) capable de répondre en toutes circonstances aux demandes les plus diverses. Il n’a de cesse de trouver sur son chemin les « quelques » livres à partager dans l’émotion et la jubilation incontournables du cœur et de l’esprit.

Si besoin est, regardez la photo. EJuin 2001, place Saint-Sulpice à Paris, au 19e Marché de la poésie. Je suis en train de lire pit et pat à quatre pattes de Jeanne Ashbé 1. L’enfant dans la poussette qui nous fait face n’en peut plus. Il a les jambes en l’air, ses yeux roulent, ses mains veulent toucher l’objet de son désir. Avant même que de savoir marcher, cet enfant prend son pied avec un livre, sous l’œil complice et ravi de sa maman qui m’avouera quelques instants plus tard : « Je ne pensais pas que la lecture pouvait avoir autant d’effet sur un enfant de cet âge… »

Pour bien comprendre la scène, il faut savoir que je choisis de préférence des livres de grand format, sans trop de texte et dont les illustrations, au dessin clair et aux couleurs contrastées, peuvent s’observer de loin (quatre à cinq mètres) ; que je photocopie toute l’histoire au dos du livre et qu’une fois faites les présentations du titre de l’album, de ses auteurs, illustrateurs et maison d’édition, je porte celui-ci à la hauteur de mon visage afin de m’en servir comme d’un masque de théâtre ; tournant les pages au moment opportun.

Outre une gestuelle de mains précise, c’est tout le corps qui s’implique dans la dynamique proposée par l’image (fusée qui décolle, bateau qui tangue, méchant qui parle ou qui danse, etc.), aidé en cela de tous les bruitages et de toutes les variations de voix possibles. Paradoxalement, malgré l’implication physique, aux dires des spectateurs, très rapidement le médiateur est oublié au bénéfice du livre. Mieux, donnant son corps à la lecture, il devient l’homme-livre ! Personnage hybride qui, bien que nourri des techniques du conteur, de celles aussi du comédien, voire du marionnettiste, n’est ni l’un ni les autres mais simplement lecteur public.

Dans un contexte hostile, comme une rue piétonne ou une galerie marchande, la technique fait merveille. Petits et grands sont sous le charme. Ajoutez-y la fantaisie d’un vélo-livre ou d’un bibliocycle, alors la fête est garantie et selon le principe qui m’est cher, le livre et les idées circulent.

Le fond et la forme

Avançons, voulez-vous, vers des terres beaucoup plus dangereuses. Dans l’univers du livre, pour des raisons longuement analysées dans des articles très épais, l’adolescence est un trou noir. Des auteurs y travaillent, des directeurs de collection, mais trop souvent par le petit bout de la lorgnette du marketing. Je connais vos problèmes, j’en ai fait l’inventaire et je vous lance une série sur la drogue, le racisme, le sida à l’école. On formate l’écriture, on ne voit plus que le code-barres.

Récemment, j’ai trouvé dans le recueil d’un très jeune écrivain, une nouvelle remarquable. Le fait divers qu’elle relate est terrible. Une jeune adolescente se fait violer à domicile par une des bandes de la cité que mène le fils du maire grâce à son fric qui paye la drogue. Alors qu’elle vit recluse avec l’enfant issu du drame, sa vie bascule, cette fois dans la tendresse, le jour où elle accueille un jeune garçon de son âge, traqué lui aussi à son tour par cinq loulous qui ne trouvent rien d’autre à faire que de faire ch… le monde parce qu’ils s’emm… Croyez-moi, la lecture laisse des traces. Dans la minute qui suit et toutes affaires cessantes, les documentalistes sont sommés d’acquérir le bouquin.

Comme choquer pour choquer n’offre aucun intérêt, j’ose parier que le fond (cette histoire pour certains les concerne) les aide inconsciemment à reconsidérer la forme, donc le livre, qui, pour eux, d’ordinaire, ne représente rien si ce n’est la contrainte. En espérant aussi que le regard de l’écrivain permette à ceux qui vivent cela de l’intérieur de prendre un peu de recul.

Ce texte ne laisse personne indifférent. Un jour, c’est une prof de lycée privé (on va dire « protégé ») qui s’insurge dans mon dos : « Ras le bol de toujours leur donner la parole à ceux-là ! »

Une autre fois, la censure a failli opérer. Devant deux classes de première, dans un salon, en pleine lecture, on me passe un portable au bout duquel s’insurge la directrice des affaires culturelles de la ville. Non loin de là, l’oreille d’un délateur venait de lui signifier la seule obscénité qu’il retenait du texte. On m’intimait d’interrompre sur le champ la séance. Me voyant hésiter, la prof d’anglais chargée du groupe me subtilise le téléphone : « Madame, ce que fait ce lecteur est totalement salutaire, deux jeunes filles de nos classes, il y a peu, se sont fait violer. La fiction et les mots qui la portent peuvent aider à parler… »

Ce sont là des réactions extrêmes, sachant que neuf fois sur dix le texte est lu jusqu’à son terme dans l’émotion la plus intense qui soit.

N’allez pas en déduire que, devant un parterre d’affreux jojos, je ne lis que des horreurs et devant une assemblée de veuves d’exploitants agricoles des histoires du terroir. Ce serait faire peu de cas de mon souci d’éclectisme, car la diversité des textes lus, des écritures mêlées, des thématiques qui se répondent ou qui s’opposent, sous-tend mon utopie de base : à l’ouverture d’un livre, c’est un esprit qui s’ouvre.

Au cours des formations à la lecture à voix haute que nous organisons, revient toujours cette préoccupation : « Que lisez-vous pour tel ou tel public ? » Bien que nous fournissions nos propres découvertes en remettant à chaque stagiaire des références précises et commentées, il ne s’agit que d’une trousse d’urgence. C’est à chacun selon ses propres coups de cœur de réunir les pièces de son trésor.

Notre recherche s’oriente surtout vers l’analyse de la structure des récits, avec le difficile mais passionnant travail de coupe. Tout ne se lit pas forcément à voix haute. Comment réduire un texte sans pour autant trahir l’auteur ? Toutes choses auxquelles s’ajoute notre objectif de donner à chacun les rudiments concrets d’une bonne maîtrise vocale, hauteur, vitesse, volume, le corporel et le respiratoire, ainsi que toutes techniques concourant à rendre une lecture vivante.

Donner du plaisir

Comment s’organise une séance ? Comment s’aménage un espace ? Comment accueille-t-on le public ? Quels types d’animations mettre en place hors les murs de la bibliothèque pour que celle-ci soit reconnue dans le paysage au même titre que le bureau de la poste, le centre commercial ou la station service ?

Car lire un livre dans la ville amène aussi à lire la ville. La scène qui suit est exemplaire. À l’angle d’un bureau de tabac-loto-tiercé et tout ce qui se gratte avant le tirage, samedi matin, ciel bleu, j’installe mes livres à l’heure de pointe. Curiosité, indifférence, je fausse les pronostics puisque je n’ai rien à vendre. Un homme qui semble avoir l’âge d’un grand-père, s’approche, écoute un bon moment.

« Elles sont bien vos histoires. On les trouve où vos livres ?

À la bibliothèque monsieur !

C’est où ça ? »

Derrière lui, au-dessus de sa tête, un panneau : Bibliothèque municipale Jacques Prévert, 50 mètres…

« Ce bâtiment, là  … Mais ça coûte cher là-dedans !

Non monsieur, c’est gratuit et aujourd’hui je donne un peu de bon temps à ceux qui veulent en prendre. Merci d’en avoir pris ! »

J’aime avant tout l’idée que le lecteur public donne du plaisir, que son action s’inscrive avec simplicité au quotidien des villes. Ainsi, pour terminer, le Bal à lire. Vous prenez un orchestre, jazz-rock et musette de préférence, une chanteuse à faire dresser le poil des auditeurs avec du Brel, du Piaf ou encore Boris Vian, trois, cinq ou six lecteurs sur le parquet d’une salle des fêtes, quelques lampions quatorze juillet, des tables bistrot, une piste de danse, des textes, encore des textes, valses et nouvelles, rocks et poèmes, un bon libraire et des bibliothécaires déchaînés sur un air de madison et vous avez… un Bal à lire !

Depuis sa création au Cabaret sauvage à la Villette, pour clore mon tour de France en livres à pied et à voix haute en octobre 1998, le Bal à lire est une vraie fête 2.

Les danseurs lisent, les liseurs dansent et les lecteurs publics !

Mars 2002

Illustration
Une anecdote

Illustration
Au 19e Marché de la poésie, place Saint-Sulpice à Paris, en juin 2001. Cliché : Philippe Lemonnier

Illustration
Cliché : Philippe Lemonnier

Illustration
Cliché : Philippe Lemonnier

  1. (retour)↑  Jeanne Ashbé, Et pit et pat à quatre pattes, Bruxelles, Éditions Pastel, 1995. Paris, L’École des loisirs, 1997.
  2. (retour)↑  Marc Roger, À pied et à voix haute. Le tour de France en livres d’un lecteur public, HB Éditions, 2000.