L'amour des livres au siècle des Lumières

Pierre Adamoli et ses collections

par Philippe Hoch

Yann Sordet

préf. de Daniel Roche. Paris : École des chartes, 2001. – 537 p. ; 24 cm. – (Mémoires et documents de l’École des chartes ; 60). ISBN 2-900791-45-6 / ISSN 1158-6060 : 30 euros

Volontiers identifiée à la jouissance toute narcissique de coûteux livres rares, dont la valeur se réduirait à leurs seules caractéristiques matérielles (blancheur du papier, finesse des illustrations, somptuosité de la reliure…), la bibliophilie pâtit souvent dans l’opinion d’une image caricaturale. Les bibliothécaires eux-mêmes ne sont pas toujours exempts de préjugés à l’endroit de cette activité présumée élitiste, d’autant que, selon le jugement de l’expert Jean Viardot, « la culture du livre rare » n’est pas la chose la mieux partagée dans le monde des bibliothèques.

Le bel ouvrage de Yann Sordet portant sur l’amour des livres au siècle des Lumières, étudié à travers la figure exemplaire d’un collectionneur lyonnais, Pierre Adamoli, forme, à sa manière, un admirable plaidoyer en faveur de l’éminente valeur intellectuelle et culturelle de la bibliophilie, dont l’importance historique se trouve mise en évidence avec force. Et le constat établissant, au terme d’une minutieuse enquête, que les pratiques actuelles des conservateurs de collections patrimoniales publiques procèdent en grande partie de méthodes forgées au XVIIIe siècle par des « amateurs », comme l’on dit, ne constitue certes pas le moindre des enseignements de cet ouvrage appelé à faire date et qui prendra rang sans tarder parmi les instruments de référence. Le préfacier du volume, Daniel Roche, souligne avec juste raison que « les lecteurs d’aujourd’hui et le monde des professionnels du livre ne seraient pas ce qu’ils sont » sans, finalement, « cette appréhension singulière du livre » qui voit le jour dans les milieux lettrés au temps des Lumières.

Un collectionneur aisé, ma non troppo

Sans doute la figure de Pierre Adamoli ne jouit-elle pas d’une renommée comparable à celle dont bénéficient d’autres bibliophiles de la fin de l’Ancien Régime, tels que le duc de La Vallière (qui en fut, selon Dominique Coq, le « parangon ») ou encore le marquis de Paulmy d’Argenson. Né en 1707 dans une famille lyonnaise venue d’Italie et tournée vers le négoce, Adamoli est mort sans descendance en 1769. Maître des ports, ponts et passages de la ville de Lyon à partir de 1732, il voua cependant l’essentiel de son existence et de sa fortune – laquelle, sans être considérable, lui garantissait « une aisance financière relative » – aux collections qu’il avait formées : une bibliothèque, bien sûr, mais aussi un cabinet de monnaies et médailles, ainsi que des spécimens d’histoire naturelle, témoignant d’une convergence d’intérêts scientifiques fréquente à l’époque.

La nostalgie de « l’âge d’or »

Sans négliger les activités d’Adamoli dans les domaines de la numismatique ou de la botanique, Yann Sordet concentre cependant son investigation sur les pratiques du bibliophile, qui sont les plus riches en enseignements. La première partie de l’ouvrage, « Pierre Adamoli et le cercle lyonnais », expose le contexte tout à la fois géographique, historique et biographique dans lequel les collections et les recherches du notable viennent s’inscrire. Le chapitre d’ouverture présente Lyon, « seconde ville du royaume », sous l’angle démographique, étudie le rôle que jouaient les élites dans une cité dépourvue d’université et vivant alors dans une certaine nostalgie de l’« âge d’or » du XVIe siècle. Ce sentiment est éprouvé notamment par les professionnels du livre (imprimeurs, fondeurs de caractères, papetiers, libraires, relieurs…) dont les activités sont assez peu florissantes. Si le nombre d’ateliers ne cesse de régresser au long du siècle, les bibliothèques et collections diverses qu’Adamoli a pu connaître et fréquenter restent cependant nombreuses.

Le cabinet des Muses

Le cadre topographique et sociologique esquissé, c’est le portrait du « héros » qu’il convient ensuite de peindre. L’auteur met l’accent, dans le second chapitre, d’une part sur les origines de la famille Adamoli, venue de la péninsule voisine, auxquelles le bibliophile restera fidèle par un attachement manifesté envers la langue de Dante et de Pétrarque et, d’autre part, sur les activités de négociants de beaucoup de ses membres. Pierre, lui, se voue d’abord aux offices et acquiert, on l’a dit, une charge de maître des ports, ponts et passages, à laquelle il renonce en 1747 pour se destiner exclusivement à la bibliophilie, à la numismatique et à l’histoire naturelle. « Mon ambition », écrivait-il, « se borne au cabinet des muses, mes livres et quelques amis me tiennent lieu de tout. »

C’est à la bibliothèque de Pierre Adamoli et à ses catalogues que Yann Sordet consacre la seconde partie du livre. En 1769, l’année de la mort de celui qui, durant quarante ans, l’avait formée de toutes pièces, la collection comportait quelque 6 230 volumes, chiffre fort honorable qui permet à cet ensemble de prendre rang « dans la constellation des bibliothèques particulières françaises du XVIIIe siècle. » Le possesseur rédigea lui-même, et à plusieurs reprises, le catalogue de son fonds, qu’il voulait à son usage propre et à celui des amateurs de son entourage ou de savants plus lointains.

Le « catalogue domestique »

L’historien utilise à propos de cet instrument de travail l’heureuse expression de « catalogue domestique. » Cette désignation, comparée à celles qui lui sont voisines, nous vaut une rigoureuse mise au point lexicographique et typologique, dont on ne saurait trop recommander la lecture, notamment aux candidats aux concours des bibliothèques. De même, sont livrées de suggestives remarques sur la passionnante question des classifications, commune aux trois domaines de prédilection d’Adamoli (bibliophilie, numismatique et histoire naturelle). Le catalogue, toujours repris, complété, mis à jour, que rédige le collectionneur apparaît comme l’ « instrument plurifonctionnel [de la] gestion » des pièces acquises, cédées ou convoitées.

Le « catalogue domestique », organisé selon un système bibliographique comprenant cinq classes, ne permet pas seulement de voir le bibliophile en quelque sorte à l’œuvre ; son interprétation dévoile aussi la diversité des lectures et révèle l’étendue de la curiosité d’Adamoli. Sa discipline préférée demeure l’histoire naturelle, « faisant l’objet d’un programme d’acquisitions non seulement spécifique mais important », suivie par l’antiquité, l’archéologie et l’histoire locale. Quantitativement, les lettres classiques occupent la troisième position, devançant les documents divers (notamment périodiques et ephemera) ayant trait à l’actualité.

Plus encore, le catalogue d’Adamoli, « instrument de travail » efficient, est structuré de manière telle et si constamment enrichi, développé, qu’il devient un « instrument de lecture », porteur non seulement d’informations bibliographiques ou matérielles, mais aussi vecteur « des réflexions de son auteur. » Yann Sordet peut alors, en exploitant les notae et marginalia du catalogue, exposer ce que durent être les principales idées philosophiques et convictions morales du collectionneur, en particulier le « déisme moyen » qu’il professait.

Un acquéreur « volontariste »

Source d’une richesse décidément exceptionnelle, le « catalogue domestique », dans ses versions successives, permet enfin de cerner les « objets », de préciser les « pratiques » et d’examiner les « discours » du collectionneur, qui font l’objet de la troisième partie. L’auteur souligne d’emblée qu’ « il y eut chez Pierre Adamoli une volonté consciente de faire collection », servie par un véritable programme et une « pratique volontaire d’acquisition ». Le bibliophile lyonnais se fournissait bien sûr auprès des libraires de la place, qu’il connaissait et fréquentait pour la plupart (en particulier les frères de Tournes, descendants des illustres imprimeurs du XVIe siècle), quand il ne suivait pas les ventes publiques. Mais les achats pouvaient aussi être effectués auprès de particuliers ou de brocanteurs. Enfin, Adamoli avait recours aux services de ses proches, lesquels, à l’occasion de voyages à l’étranger, se chargeaient de lui fournir des titres introuvables à Lyon.

Dans ses achats, le collectionneur se montrait attentif au prix des pièces qu’il convoitait, eu égard à la modestie, toute relative il est vrai, de ses moyens. Entrés dans le cabinet, les ouvrages étaient, pour la plupart, pourvus de l’un des deux ex-libris qu’Adamoli s’était fait graver à ses armes, reproduits l’un et l’autre dans le petit recueil iconographique qui clôt la thèse de Yann Sordet. Bien qu’il manifestât « un vif désir de possession de l’objet convoité », le bibliophile revendait à l’occasion certains titres, pour en acquérir, généralement, une autre édition ou un exemplaire en meilleure condition.

La « politique d’acquisition », comme nous dirions aujourd’hui, mise en œuvre par Adamoli, active et déterminée, supposait qu’il disposât d’instruments de travail nombreux et efficaces. D’où l’importance, dans la bibliothèque de notre personnage, d’« usuels » diversifiés : bibliographies et études portant sur l’histoire du livre, catalogues, ouvrages variés sur « les arts et techniques du livre ». La possession de ces dernières publications était aussi le signe d’un intérêt que l’acquéreur partageait avec les élites du temps « pour les techniques et les arts mécaniques, qu’illustreront la publication de l’Encyclopédie et son succès. »

Bibliophile et bibliographe

À l’aide de tels outils bibliographiques, Adamoli se plaisait à dater des ouvrages parus sans mention d’ordre chronologique, à confronter différents exemplaires d’une même édition ou plusieurs productions issues d’un atelier identique, au risque de ne pas parvenir aux conclusions retenues par les auteurs des répertoires les plus en vue, tel Debure, qu’Adamoli n’hésite pas à « contester ». Ces recherches débouchent sur tout un « discours bibliophilique », épars dans les notes du « catalogue domestique », dont Yann Sordet analyse avec finesse le style et reconstitue l’horizon pour ainsi dire axiologique, s’il est bien vrai que la collection forme, en l’occurrence, « un système de valeurs ». Les annotations d’Adamoli et de ses contemporains contribuent ainsi à fixer « un langage spécifique de la collection, et en particulier de la bibliophilie, qui conserve une certaine opacité pour le néophyte ». Les pages 258 et suivantes sont, à cet égard, excellentes.

« Truffage » et « chimères bibliographiques »

Matières de recherches historiques et bibliographiques, les livres d’Adamoli apparaissent aussi, et peut-être d’abord, comme « des objets appréhendés dans leur forme sensible », pourvus pour certains d’illustrations ou qui se signalent par des qualités relatives au papier, à la typographie ou encore à la reliure. Il en découle, dans les interventions que le bibliophile fait parfois subir à ses ouvrages (ainsi, à l’occasion de « restaurations » ou d’opérations de reliure), un respect de leur identité matérielle et de l’histoire de chaque exemplaire, telle qu’elle s’exprime dans les ex-libris manuscrits ou gravés des possesseurs successifs. Pour Adamoli, « il importait, dans un souci de fidélité archéologique qui est en partie celui des restaurateurs d’aujourd’hui, de conserver certains éléments de l’ancienne condition. »

Autre pratique caractéristique d’une démarche bibliophilique : le « truffage », lequel consiste, comme on sait, à enrichir un exemplaire donné en y incorporant des éléments extérieurs qui lui deviennent propres (lettre autographe de l’auteur, illustration originale, etc.). Le volume ainsi « truffé » acquiert de la sorte le statut de pièce unique, d’unicum, quitte à « donner naissance à des chimères bibliographiques ». Adamoli, bien sûr, n’était pas seul à cultiver cette conception active de la bibliophilie. En effet, dans de semblables pratiques se reconnaissaient, à des degrés divers, les membres de la « République des Antiquaires », ce réseau de relations (auteurs, collectionneurs, curieux, érudits…) qu’entretenait notre personnage et auquel Yann Sordet dédie un dernier chapitre.

Travailler pour l’avenir

La quatrième et ultime partie de l’ouvrage s’interroge sur la « destination » et le « destin d’une collection ». La démarche d’Adamoli apparaît comme authentiquement patrimoniale, dans la mesure où elle repose sur des gestes de collecte et de transmission : « le livre rare étant souvent un livre menacé, le recueillir, c’est d’abord lutter contre la dispersion et la destruction ». Le bibliophile, souligne l’auteur, « travaille pour l’avenir ». Il agit de même lorsque, non content de préserver des textes et des objets, il les transmet et les diffuse en se faisant éditeur, en confiant aux presses une nouvelle édition des œuvres de Louise Labé, par exemple. Preuve supplémentaire, si besoin en était, de la « haute idée de la bibliophilie » que défendait Adamoli, lequel « concevait la collection comme une activité exigeante ». Celle-ci devait prendre appui sur la bibliographie, considérée comme une science auxiliaire de l’histoire avant la lettre, et que le savant cultiva aussi en rédigeant plusieurs dissertations et en élaborant une histoire (aujourd’hui perdue) de la typographie à Lyon.

Le souci du bien public

On ne sera pas surpris, eu égard à cette philosophie éminemment patrimoniale, qu’Adamoli, dépourvu d’héritier, ait en définitive souhaité que ses collections puissent échapper à la dispersion, en les léguant à l’Académie de Lyon. Par le désir qu’elles fussent mises à la disposition des lettrés, le légataire manifestait, en conformité avec l’esprit des Lumières, « le souci du bien public, l’attachement à la patrie et au développement des sciences ». Victime de quelques « soustractions » lors de la Révolution, la collection Adamoli se trouve aujourd’hui conservée, pour une grande part, à la bibliothèque de la ville de Lyon.

Dans la grande tradition scientifique de l’École des Chartes, où ce travail a été élaboré, le livre se termine sur un ensemble de « pièces justificatives », suivies de tableaux et graphiques, d’un cahier d’illustrations, d’une bibliographie. Yann Sordet souligne que Pierre Adamoli se montrait « très sensible à la présence des indices à la fin de catalogues ou ouvrages divers ». À son image, l’auteur ne pouvait dès lors pas non plus priver ses lecteurs d’un riche et utile index. En conclusion, on nous permettra de formuler un vœu. L’étude de la figure d’Adamoli et de ses collections est présentée, dans les premières pages du volume, comme « un préalable modeste mais indispensable à une enquête historique sur la bibliophilie ». Souhaitons donc que Yann Sordet s’attelle désormais à cette nouvelle tâche, plus ambitieuse, et nous livre, le moment venu, les fruits de vastes investigations.