Les nouvelles technologies à l'épreuve des bibliothèques
usages d'Internet et des cédéroms
Emmanuel Pedler
Olivier Zerbib
Si l’on prend la peine d’en tirer les enseignements, la remarquable étude menée par Olivier Zerbib et Emmanuel Pedler dans cinq bibliothèques devrait permettre de remettre en place quelques idées reçues sur l’avènement de la civilisation numérique et autres révolutions culturelles informatiques dont les médias et la production éditoriale regorgent. Car la modestie du propos, la rigueur de l’analyse et la clarté de l’approche méthodologique des auteurs permettent d’accorder à cette enquête ponctuelle un crédit intellectuel et pratique autrement plus pertinent que bien des évocations technicistes et des envolées philonéistes qui sont le lot habituel du discours sur Internet et les « nouvelles technologies ».
Une enquête dans quatre villes
De quoi s’agit-il ? D’une enquête réalisée sur cinq sites répartis dans quatre villes : la Bibliothèque nationale de France à Paris, et les centrales ou annexes de trois bibliothèques municipales à Miramas, Cavaillon et Grenoble (deux sites pour cette dernière). L’enquête incluait d’une part un questionnaire très détaillé sur l’utilisation d’Internet et des documents électroniques (cédéroms essentiellement) par les personnes fréquentant la bibliothèque, d’autre part une observation de ces mêmes usagers dans la consultation d’un cédérom culturel consacré à Michel-Ange. Pour ce qui est des données quantitatives, l’étude, réalisée entre 1998 et 1999, a concerné plus de 2 300 personnes.
Dans leur présentation comme dans leurs commentaires, les auteurs font preuve d’un sens de la retenue tel qu’il confine parfois soit au scrupule déplacé soit à l’euphémisme. Replaçant avec une grande aisance dans un contexte culturel plus large les attendus forcément parcellaires de leurs résultats, ils permettent, par la lucidité presque humble mais très précise de leur style, à chaque lecteur d’en tirer ses propres conclusions. Rarement sans doute une approche sociologique d’une « révolution » qu’on réduit volontiers à ses aspects techniques aura prouvé si pleinement son utilité, dans sa démarche comme dans son interprétation.
Pour eux, les bibliothèques publiques remplissent pleinement leur rôle quant à « l’offre numérique ». Sans doute soucieux de ne pas se laisser déborder par des évolutions matérielles autant qu’intellectuelles qui les concernent au premier chef, les bibliothécaires ont introduit très tôt les nouveaux supports dans leurs établissements : le nombre de titres de cédéroms en prêt ou en consultation sur place est souvent important, et la diversité du fonds parfois remarquable. Les connexions à Internet sont aussi très fréquentes et, dans l’ensemble, on pourrait plutôt parler de surabondance que de frustration – loin du « retard » souvent invoqué par les marchands ou les prestataires pour stimuler, on s’en doute, les ventes.
Une utilisation marginale
Pour autant, l’analyse des résultats prouve qu’à cette offre ne répondent pas une satisfaction et une curiosité démesurées de la part du public. L’utilisation des cédéroms reste marginale par rapport à celle des autres fonds présents dans la bibliothèque ou la médiathèque (livres bien sûr, mais surtout, dans des domaines proches, vidéos et CD audio), que ce soit sur place ou à domicile. Dans le premier cas, l’observation de l’utilisation du cédérom sur Michel-Ange (qui n’est pas en cause quant à son ergonomie et à sa pertinence) vient montrer que, au-delà de recherches de détail, le recours à un livre semble préféré par la majorité des usagers. Dans le second cas, l’offre de la médiathèque ne semble pas correspondre à l’attente du public. En effet, près de 50 % des usages du cédérom sont consacrés au jeu, alors même que ce type de produit semble volontairement exclu, le plus souvent, de la politique d’acquisition des établissements. Il est ironique de constater que, sur ce point, l’institution bibliothèque réagit de la même façon qu’elle l’a fait, en son temps, à l’introduction de la bande dessinée, puis du film de fiction, etc. par une « légitimation culturelle » préalable et instinctive de son fonds.
Les auteurs soulignent, sur ce sujet, que le discours critique sur les nouveaux supports est pratiquement absent. Non seulement il est difficile d’être informé des nouvelles parutions en dehors de la publicité commerciale (dont il n’est pas besoin de souligner la partialité), mais en plus les descriptifs des nouveautés sont au mieux neutres, au pire ouvertement et a priori favorables. Comme Pedler et Zerbib le soulignent fort justement, ce manque est à mettre en rapport presque conflictuel avec le discours outrageusement bienveillant, voire agressif – cf. le « retard français » signalé plus haut – sur l’avènement des nouvelles technologies, et d’Internet comme emblème.
Un engouement pour Internet à la mesure de sa célébration ?
Dès lors, il est remarquable de constater que l’utilisation du « réseau des réseaux » ne semble pas susciter non plus, dans les bibliothèques comme dans la sphère privée, un engouement à la mesure de sa célébration. Certes, les données comme leur exégèse doivent être relativisées par le fait que l’enquête, réalisée il y a deux ans, n’a pas pu prendre en compte les évolutions les plus récentes tant pour ce qui est du nombre de services et sites proposés que pour ce qui est du nombre d’individus connectés. Pour autant, il est douteux que certains clivages notés à l’issue de l’enquête aient radicalement changé : la familiarité des populations jeunes avec l’outil informatique, la pratique courante chez les étudiants (aussi bien ludique que « professionnelle »), la méfiance des populations plus âgées, ou la défiance plus marquée chez les femmes que chez les hommes.
Ce qui étonne le plus dans le livre, c’est justement ce sens de la mesure dont font preuve aussi bien les auteurs que les « sondés ». Nous sommes loin de « l’homme numérique » et de la « noosphère informationnelle » – mais sans doute plus près de la réalité. En attestent aussi les passionnants extraits d’entretiens qui viennent clore l’ouvrage. Certes, Pedler et Zerbib mettent en garde contre une interprétation trop hâtive ou trop généraliste de ce qui ne sont que des extraits, si soigneusement choisis soient-ils. Mais il est si rare qu’on donne la parole à ceux qui, pourtant, sont l’omega de la démarche qu’on ne saurait se priver de ces témoignages. Au-delà de l’objet même de l’enquête, ce sont des évolutions sociales beaucoup plus profondes qu’on peut discerner, comme l’anéantissement prévisible de la frontière entre temps professionnel et temps personnel.
Loin de livrer ces témoignages hors contexte, les auteurs prennent soin de replacer chaque intervention dans l’ensemble de l’enquête, voire dans une appréhension sociale plus vaste. Et la leçon qu’ils en tirent est des plus justes : Internet et les nouvelles technologies sont, pour les usagers des bibliothèques, une « révolution sous observation ». On prend acte de la nouveauté, du rapport différent à l’information comme à la distraction que semblent offrir ces supports ou services. Mais on n’est pas prêt à se laisser séduire sans éprouver, encore moins à remplacer l’offre existante (imprimée ou audiovisuelle) par des produits dont la manipulation est souvent ressentie comme peu intuitive, malcommode et largement décevante. Et ce n’est sans doute pas sans malice que les auteurs choisissent de faire place, pour le dernier témoignage, au discours anti-Internet, anti-ordinateur et pro-livre d’un... jeune étudiant en histoire, qu’on aurait pu croire acquis d’emblée aux nouvelles technologies !
Un modèle du genre
Tirant les leçons de leur approche comme de leur méthode, les coauteurs proposent une conclusion tout en nuances qui pourrait être un modèle du genre. Non, il n’est pas possible de dire si les résultats « un peu décevants – au regard des attentes enchantées propres à l’air du temps » d’appropriation des nouvelles technologies seront confortés ou désavoués dans l’avenir. Non, l’ordinateur n’est pas devenu un objet comme les autres dont la place au sein du foyer serait banalisée : le magnétoscope, le téléphone portable, aujourd’hui et demain le lecteur de DVD ont connu une progression foudroyante en même temps qu’une uniformisation des usages, là où la vente d’ordinateurs personnels stagne, et où l’objet est toujours perçu comme hostile et peu facilement apprivoisable.
Enfin, Zerbib et Pedler montrent que, si le discours sur Internet et les nouvelles technologies est surnuméraire, à rebours les études empiriques comme la leur sont pratiquement inexistantes. Centré sur l’autosatisfaction et la mise en exergue de pratiques réussies mais ultraminoritaires, le discours des élites – car c’est bien de cela qu’il s’agit – tend à prendre comme faits acquis « des ruptures et des changements qui ne se trouvent encore pour la plupart qu’à l’état de potentialités. » Rien ne permet d’infirmer par avance ces ruptures, rien ne permet non plus de les proclamer auto-avérées. Et, si les études de ce type butent sur les intérêts contraires de la « lenteur sociologique » et de l’accélération technologique, elles prouvent amplement leur modeste pertinence.
La lecture des Nouvelles technologies à l’épreuve des bibliothèques est à recommander à tout praticien soucieux de remettre en place les supports numériques et l’accès aux réseaux au sein de son établissement. La lecture de l’étude n’amène ni un regard exagérément hostile ni un point de vue forcément déceptif sur la question, mais elle a l’immense mérite d’une approche fondée sur le sujet et non sur l’objet, sur la fin et non sur le moyen. En cela, elle est exemplaire dans sa démarche comme dans son esprit, et l’on n’hésitera pas à en recommander la lecture à tout honnête homme ou femme pour qui l’approche critique est aussi bien un acquis professionnel qu’une démarche de vie.