La grâce de l'auteur

essai sur la représentation d'une institution politique, la bibliothèque publique

par Bertrand Calenge

Robert Damien

La Versanne : Encre marine, 2001. – 230 p. ; 23 cm. ISBN 2-909422-54-2 : 26 euros

Robert Damien, philosophe dont les professionnels connaissent déjà le très intéressant Bibliothèque et État 1, poursuit ici sa quête de la genèse de la matrice bibliothécaire. Dans cet ouvrage à l’écriture dense, il s’interroge sur les représentations de la bibliothèque dans les écrits d’auteurs des XIXe et XXe siècles.

La dictature de l’auteur

Rappelant tout d’abord les premières dénonciations de la bibliothèque au tout début du christianisme – appelant le lecteur à construire sa propre raison, la bibliothèque, symbole de la raison satanique, s’oppose à la fusion dans le corps mystique de l’Église –, Robert Damien aborde très vite la question qui lui tient à cœur : l’attitude des auteurs, et spécialement des romanciers.

Les détracteurs de la bibliothèque sont nombreux, et l’auteur leur consacre de longues pages. Le plus emblématique est Gustave Flaubert. Que reproche-t-il à la bibliothèque ? Essentiellement d’abolir la force de la voix de l’Auteur : « Encastré dans la bibliothèque, tout texte devient manipulable et rentre dans le lot commun des textes catalogués et indifférenciables. Il ne peut exciper d’être le Livre absolu n’existant que par lui-même » (p. 117), souligne Robert Damien. Flaubert, en quête de l’œuvre absolue, s’insurge contre cette banalisation de l’auteur. Banalisation d’autant plus redoutable, selon lui, qu’elle s’adresse aux « cœurs simples », prêts à adhérer à ce qu’ils lisent au lieu de « se choisir » : la bibliothèque avilit par la multiplicité indifférenciée des lectures romanesques et documentaires (qu’on pense aux descriptions d’Emma Bovary ou de Bouvard et de Pécuchet). Bref, selon Damien, Flaubert est en quête de la reconstruction d’une nouvelle Bible, dont l’Auteur serait le Dieu.

Parcourant de multiples autres auteurs, Robert Damien signale la variété des modes de détestation de la bibliothèque. Chez Huysmans, la retraite de des Esseintes dans sa bibliothèque infiniment contradictoire aboutit à la destruction de celle-ci, alors que Jules Verne dénonce dans la bibliothèque du Nautilus la tentation totalitaire du capitaine Nemo, possesseur dévoyé du savoir scientifique ainsi accumulé.

De la lecture à la bibliothèque

D’autres auteurs prennent la défense de la bibliothèque, tout en alertant sur les possibles dérives dont elle est porteuse. Marcel Proust, tout d’abord, souligne la force créatrice de la lecture, qui est plus qu’une conversation et qu’une activité spirituelle. Mais il ne manque pas de remarquer que la société des livres peut entretenir la dépendance du lecteur, lui faire prendre le livre pour la vérité. En définitive, pour se recréer, il faut passer de la lecture à l’écriture…

Jean-Paul Sartre, amoureux de la bibliothèque, est aussi le premier à en dénoncer les risques. Risque de fétichisation du livre, risque encore de faire prendre le livre pour la vraie vie (Sartre donne ici l’exemple de l’autodidacte), risque social enfin de mise en conformité de la pensée : la bibliothèque est alors chargée « de mettre en forme les lieux communs adoptés par l’élite de façon à ce que la lecture soit une cérémonie de “reconnaissance” analogue au salut, c’est-à-dire l’affirmation cérémonieuse qu’auteur et lecteur sont du même monde et ont sur toute chose les mêmes opinions. » 2

Enfin, Robert Musil, comme Gaston Bachelard, prend absolument la défense de la bibliothèque. Pour Musil, la science bibliothécaire est la science de toutes les sciences : grâce à elle, tout peut être intégré, même le monstrueux. Quant à Bachelard, il voit dans la bibliothèque et sa méthode générative d’organisation la possibilité pour chaque lecteur de construire son « Surmoi positif ».

La matrice bibliothécaire

« Trois opprobres accablent la bibliothèque de représentations négatives : la porte de l’enfer, la cathédrale engloutie, la caserne sinistre » (p. 221). Robert Damien veut montrer que ces dénonciations tiennent au caractère subversif de la bibliothèque : destructrice de l’autorité détenue par un homme, une classe ou une vérité révélée, elle organise le désordre démocratique. Dans sa double fonction de mise en ordre (des savoirs) et de création de désordre (vis-à-vis de l’autorité du Savoir), elle déstabilise : « Le lecteur devient électeur de produire en lui des confluences et des renvois, des circuits et des greffes, des prêts et des emprunts » (p. 229). Contre l’Autorité, la bibliothèque préfigure la multiplicité des conseils, ainsi qu’Eugène Morel en avait pressenti la richesse.

Dans une langue souvent trop lyrique, qui abuse parfois de la citation démonstrative, Robert Damien propose un argument extrêmement intéressant. On regrettera que trop de niveaux différents soient ici enchevêtrés : le regard de l’auteur sur l’œuvre n’est pas de même statut que le regard social sur le rassemblement des savoirs, les ressorts de la lecture n’appartiennent pas au même cercle que l’institution politique des conseils. Certes, tout est dans tout, mais à trop vouloir juxtaposer ces regards différents, l’auteur égare parfois son lecteur. Dans ses dernières pages, Robert Damien effectue un « saut » trop rapide de l’analyse littéraire à la philosophie politique. Les romanciers n’existent pas seulement par et dans leurs œuvres (n’en déplaise à Flaubert !), et par exemple, les prises de position politiques de ce même Flaubert ne sont peut-être pas étrangères à l’hostilité vis-à-vis des bibliothèques, que Robert Damien devine dans ses écrits. Nous restons là un peu sur notre faim…

Il n’en reste pas moins que cet ouvrage apporte un éclairage tout à fait stimulant sur le statut de la lecture et des œuvres dans la constitution de notre société, et permet sans doute de mieux appréhender ce qui habite aujourd’hui notre inconscient collectif vis-à-vis de la bibliothèque.