Cyberlecture

Jeunesse et multimédia

Dominique Frasson-Cochet

Les 26 et 27 novembre 2001, une manifestation intitulée « Cyberlecture : jeunesse et multimédia » a réuni quelque 260 personnes, à la Maison des congrès de Clermont-Ferrand : les régions Auvergne et Rhône-Alpes y étaient particulièrement représentées 1. Après quelques mots de bienvenue et d’accueil de Livia Rapatel, actuelle directrice de la bibliothèque municipale et interuniversitaire (BMIU), les divers partenaires – ville, universités, rectorat, Direction régionale des affaires culturelles (Drac) – se relayaient à la tribune pour ouvrir le propos et le situer dans la perspective de l’installation future d’un nouvel équipement de 24 000 m2 à Clermont-Ferrand, sur un site contigu au lieu du colloque, projet qui les réunit et dont l’achèvement est attendu en 2007.

Contenus et créateurs

La première table ronde, animée par Alain Caraco, directeur de la bibliothèque municipale (BM) de Chambéry, se proposait de faire le point sur les contenus et les créateurs en matière de multimédia. De fait, les propos échangés ont presque tous tourné autour de l’édition de cédéroms.

Après l’évocation de quelques expériences locales (du CRDP, ou de l’association « Sauve qui peut le court métrage », très active à Clermont-Ferrand) ou lyonnaise (Société Clic’planet), il revenait à Pili Munoz (Lecture Jeunesse) de dresser le panorama d’une profession et d’une production sinistrées, où les dépôts de bilan ne se comptent plus après la courte euphorie des débuts.

Le cédérom culturel, spécialité française à la qualité reconnue, ne se vend pas. L’heure est aux produits formatés, calibrés, sans risques, destinés au public international, car le marché français est trop étroit eu égard aux coûts de production : ce support se produit comme un film et se diffuse comme un livre. Autrement dit, il cumule les handicaps. Mais la recherche du succès commercial assuré n’est pas une garantie de qualité, loin de là. Cependant, le cédérom recueille les faveurs des enseignants comme des parents du fait de son contenu plus facilement maîtrisable que l’ouverture sur le monde infini du net ; d’un point de vue strictement technique, la présence d’images animées y est beaucoup plus facile à mettre en place (les temps de chargement sur le net sont en effet très longs). Les divers participants se sont cependant accordés pour saluer le potentiel de l’édition française pour la jeunesse et sa réputation affirmée de qualité.

Médiation et nouvelles pratiques professionnelles

L’après-midi était consacrée à la médiation et aux nouvelles pratiques professionnelles – Raymond Bérard officiait à la tribune. Divers comptes rendus d’expérience étaient proposés dans des contextes et des approches très divers – Jeunesse et Sports, Éducation nationale, en bibliothèque municipale et bibliothèque départementale de prêt – mais ayant en commun de proposer à des publics variés une initiation et une pratique des nouvelles technologies d’information et de communication (TIC dans le texte) : concrètement, ouvrir l’accès à Internet.

L’expérience de la Bibliothèque publique d’information (BPI) suscitait un intérêt particulier tant cette bibliothèque fait figure de laboratoire de la modernité dans la profession, même si elle n’intervient plus dans le domaine de la jeunesse depuis maintenant huit ans. Dès 1995, sept postes étaient proposés en accès libre et un site spécifique était ouvert. Aujourd’hui, la BPI a spécialisé la vocation des 378 postes proposés au public : on accède soit aux catalogues, soit à Internet (l’accès est bridé, limité à 45 minutes, et sur inscription préalable), soit au multimédia. La fréquentation observée est de 8 600 lecteurs-consultants quotidiens. La pratique du public, tout comme une enquête en cours à ce propos, fait voler en éclat le mythe fondateur de l’autonomie du public : le bibliothécaire est confirmé dans ses rôles d’initiateur, de formateur, de médiateur ; beaucoup de temps doit être toujours réservé aux tâches indispensables et tout à fait traditionnelles de recherche, de veille, de classement. Les médias changent, mais la pratique professionnelle demeure ! Les autres expériences faisaient toutes état du difficile et précaire équilibre à établir entre apprentissage, accès à l’autonomie et nécessaire maîtrise des temps de connexion et autres plannings d’occupation des écrans…

La pratique avec les publics

Le lendemain était enfin évoquée la pratique avec les publics. D’entrée de jeu, Thierry Ermakoff, conseiller livre et lecture à la Drac Auvergne, ne cachait pas sa réticence vis-à-vis des nouvelles technologies, citations de Paul Virilio et Stig Dagermann à l’appui : le web n’est-il pas un masque commode et un enfermement ? Claude Balpe, professeur à Paris 8, ouvrait le débat en tentant de cerner l’apport réel des nouveaux médias : qu’est-ce qui est modifié, pour les usagers de ces nouveaux médias, dans leur présence au monde, aux autres, à la société ? La cyberculture, si elle existe, suppose certes des apprentissages techniques (ordinateur, courrier électronique, web, palette graphique…), mais elle ne se réduit pas à ces savoirs, c’est aussi un milieu, un langage, des personnalités, des personnages, des modes… : au total, toute une vision du monde.

La perception du monde est modifiée par ces nouvelles « machines à voir » (Virilio) qui obligent à une médiation permanente et souvent inépuisable : on peut passer beaucoup de temps sur le net et avoir la stupéfaction d’y trouver tant de choses sur des thèmes qui pourtant paraissent si personnels (intimes ?). C’est un autre espace, le cyberespace, suite infinie de médiations, où il s’agit de « naviguer ». Initier à cet espace, c’est apporter la révélation que le rapport au monde n’est plus immédiat mais médiatisé : c’est cela la cyberculture. Le média est-il le message ? Et voilà que réapparaît le spectre de McLuhan, décidément précurseur.

Après ce très brillant et passionnant exposé, de nombreuses expériences vécues étaient évoquées qui illustraient toutes le difficile passage de la théorie à la pratique tant en milieu urbain que rural, en France comme à l’étranger avec des intervenantes belge et québécoise.

Une des principales difficultés rencontrées touche au moyen de discipliner les consultations, voire au souhait d’interdire l’accès à certains sites pédophiles, pornographiques, néonazis, etc. La plupart des bibliothèques ont dû développer des stratégies adaptées selon leurs objectifs. Pour la majorité, elles ont par exemple supprimé les accès aux sites de chat pour éviter la monopolisation des écrans par quelques jeunes qui souvent dialoguent entre eux par clavier interposé dans la même salle. Il a aussi été rappelé que les messages destinés à mettre au point les attentats meurtriers aux États-Unis ont été passés sur des postes en libre accès dans des bibliothèques publiques américaines…

La situation nord-américaine

La situation nord-américaine 2 était d’ailleurs particulièrement illustrée par l’exposé de Marie Goyette, directrice de la bibliothèque de Québec, dans un contexte très favorable aux nouvelles technologies qui ont fait l’objet d’un soutien financier important du gouvernement : tarifs de connexion préférentiels, aides à 50 % du coût pour l’acquisition d’ordinateurs, ordinateurs gratuits dans certaines entreprises ou administrations, dont les bibliothèques…

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que 49 % des Québécois utilisent quotidiennement le net, pratique qui a des conséquences dans les bibliothèques qui ont développé des services à distance : en 2000, 110 000 utilisateurs ont totalisé 50 000 heures de connexion à la bibliothèque de Québec qui propose dans ses locaux 89 postes en réseau. Le chat (« clavardage » en québécois) y est prohibé et les connexions limitées à 12 heures par lecteur. Des postes « filtrés » sont proposés aux enfants ; de même les parents peuvent refuser que leurs enfants aient accès à Internet s’ils le souhaitent. Le public des nouvelles technologies à la bibliothèque de Québec est jeune, masculin, actif, comme jadis le premier public des CD lors de leur introduction en médiathèque, mais il évolue très vite et se démocratise. Les jeunes, qui sont les plus nombreux, ne considèrent pas le net comme une lecture mais comme un jeu. S’ils peuvent passer chez eux jusqu’à 8 à 12 heures au quotidien devant leur écran (!), c’est au détriment de la télévision qui leur apparaît comme un espace clos, quasiment carcéral avec la dictature de ses programmes : Video kills the TV star... Tout ceci est à replacer dans le contexte de cette bibliothèque de Québec ouverte 7 jours sur 7 à raison de 61 h par semaine, soit de 10 à 21 h, la plus grosse journée étant le dimanche. C’est pour les Québécois un service culturel « de première ligne », le service public le plus utilisé après le ramassage des ordures…

Par un juste retour des choses, il appartenait à Raymond Bérard, à l’origine de ce projet, de faire la synthèse du colloque et d’y apporter une conclusion temporaire tant les choses sont mouvantes dans cet environnement encore bien mal stabilisé. Un certain consensus a semblé se manifester parmi les participants sur la place indispensable – ou inévitable selon les approches – des nouvelles technologies dans nos bibliothèques. Il n’y a pas eu de grandes empoignades, à part sur la nécessité ou non d’établir des filtrages et de contingenter les accès.

Pourtant de nombreux participants ont dénoncé la dépossession dont souffrent les bibliothécaires par rapport aux TIC dont la gestion ou l’initiation sont souvent assurées par des emplois-jeunes. Est-ce à terme l’apparition d’un nouveau métier ? Personne n’a voulu parler de technique, encore moins de normalisation, travers pourtant reconnu de la profession. La place de la cyberculture est à trouver, dans les bibliothèques comme ailleurs entre social, culturel, ludique, pédagogique, artistique, documentaire… : pour tout cela, le bibliothécaire sera un passeur, c’est son plus beau rôle !

« Les TIC c’était magique et rigolo », a dit un des intervenants. D’après ce que l’on a entendu, ça l’est beaucoup moins maintenant… Mais laissons la parole à Raymond Bérard : « Les nouvelles possibilités offertes par la société de l’information ont fait l’objet d’une multitude de déclarations, de rapports officiels et de journées d’étude. Ces deux jours de colloque nous ont fourni des réponses sur la façon dont les bibliothèques se sont appropriées ces nouveaux outils. Si l’aspect économique des TIC ne peut être ignoré – car cela coûte très cher – une dimension essentielle de cette appropriation est l’optique de service public soulignée par plusieurs intervenants. Les bibliothèques ont certes un coût, mais attachons-nous à préserver cet espace non marchand, garant de l’exercice de la démocratie. »

Ainsi se concluaient ces deux journées très denses et riches, dont l’organisation, assurée par Élisabeth Pernollet (Médiathèque Jaude/BMIU Clermont-Ferrand) n’a jamais été prise en défaut. Il faut toutefois regretter que cette manifestation, qui avait pourtant fait l’objet d’une bonne promotion, n’ait pas suscité l’intérêt de davantage de collègues, tant il est vrai que les TIC sont désormais partout et les problèmes rencontrés à peu près similaires et constants. Il ne nous reste plus qu’à attendre l’édition des « actes » prévue pour le printemps 2003.

  1. (retour)↑  Cette manifestation était organisée par la bibliothèque municipale et interuniversitaire (BMIU) de Clermont-Ferrand sur une idée de Raymond Bérard, son ancien directeur (maintenant directeur des études à l’Enssib), comme suite d’une précédente rencontre en 1999 consacrée à la lecture des adolescents en bibliothèque (cf. le compte rendu paru dans le BBF, 1999, t. 44, n° 3, p. 96-98). Ce colloque était soutenu par le partenariat de la ville de Clermont-Ferrand, l’université Blaise-Pascal, le Centre régional de documentation pédagogique (CRDP) d’Auvergne, le Rectorat, l’Agence pour le livre en Auvergne, Jeunesse & Sports, la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) et France Telecom.
  2. (retour)↑  Cf. l’article de Jack Kessler, « Tout a changé… », dans ce numéro.