Du papier à Internet, l'évolution de l'édition juridique française

Quel impact pour les bibliothèques ?

Jean-Luc Lobet

Catherine Renard

Le 5 octobre 2001, dans la salle du Conseil de l’université de Paris 1, la bibliothèque Cujas organisait une journée d’étude intitulée : « Du papier à Internet, l’évolution de l’édition juridique française : quel impact pour les bibliothèques ? ». Une centaine de personnes, représentant le monde de l’édition juridique, les professionnels des bibliothèques et les enseignants, ont confronté leurs points de vue sur ce sujet d’actualité. Les intervenants tentèrent notamment de faire le point sur le marché en question, ses évolutions et ses tendances.

L’état du marché

Pierre Fénart, de la bibliothèque universitaire de Nice, a tout de suite mis l’accent sur l’hétérogénéité combinée de l’offre des éditeurs juridiques et de la demande des bibliothécaires dans ce secteur. Jusqu’à présent, l’évolution du papier vers les produits électroniques s’est surtout matérialisée sous la forme de produits cédérom ; elle s’oriente maintenant vers des produits en ligne, comme Lamyline 1 et Jurifrance 2, les deux incontournables du droit français.

Il est à noter que le passage à l’électronique ne touche pas de la même façon les différentes catégories de documents. Les quatre types de produits d’édition du secteur juridique connaissent ainsi une « destinée » électronique différente. Les revues juridiques traditionnelles sont très lentement diffusées sous forme électronique en ligne, le cédérom est encore très répandu. Les professionnels souhaitent des produits en ligne qui intègrent des outils de recherche documentaire performants et le texte intégral. En matière de manuels, rien n’est encore fait – le travail de l’université du Texas (10 000 manuels en ligne) pourrait servir d’exemple dans ce domaine. Pour les cours et les thèses, plusieurs projets sont en cours : pour les premiers, les initiatives sont surtout individuelles ou locales. Pour les secondes, une opération de numérisation systématique des thèses a été lancée par le ministère de l’Éducation nationale. Pierre Fénart conclut sur le paradoxe du marché des bibliothèques universitaires : marché petit et peu rentable à l’échelle d’un éditeur, mais dont les clients – les étudiants – sont les futurs praticiens du domaine. Les outils employés lors des études seront utilisés plus tard dans la carrière professionnelle.

Bernard Bonjean, des Éditions du Jurisclasseur 3, présenta le point de vue des éditeurs juridiques traditionnels, et résuma les évolutions récentes et les perspectives de l’édition juridique française, notamment les conséquences du passage à l’édition électronique. En vingt ans, ce secteur a connu énormément de changements tant dans les domaines technologique qu’économique. Le passage à l’électronique a nécessité d’énormes investissements qui, souvent, ont eu pour conséquence un phénomène de concentration économique important : l’édition française est actuellement dominée par cinq grands groupes seulement. Bernard Bonjean mit l’accent sur l’évolution même de la matière juridique : selon lui, la qualité du travail législatif a baissé, alors que, par ailleurs, la législation européenne est venue s’ajouter à la législation nationale, ce qui entraîne une augmentation du nombre de documents à traiter, et un gros travail de mise à jour pour les éditeurs.

Quel devenir pour l’édition juridique française à l’heure de l’électronique ? S’il apparaît que ce secteur est d’ores et déjà en pleine croissance, il n’en demeure pas moins que les éditeurs n’ont pas encore pris la pleine mesure de toutes les implications qu’il recèle. On peut cependant distinguer deux types de marché pour l’édition juridique : un marché professionnel constitué des étudiants, des enseignants et des professionnels du droit (avocats, avoués, notaires...), et le marché des non-juristes, auxquels sont destinés les produits de vulgarisation ; ces deux marchés distincts déterminent une offre et une demande très spécifiques. L’électronique n’apporte pas de grand changement en la matière ; elle amène cependant à redéfinir les notions de type de document : les différences fondamentales de l’édition papier sont remises en cause. Ainsi, la trilogie traditionnelle sous forme papier – revue, livre, encyclopédie – s’efface au profit d’une dualité cédérom/Internet.

Se pose également la question de la validation de l’information : qu’en est-il du comité scientifique ? Qui contrôle la qualité scientifique de la publication ? Selon quelle procédure ? Comment l’internaute peut-il avoir une garantie de la qualité ? Quelle influence le support a-t-il sur le message ? Concernant la diffusion de l’information, la question de l’« anonymisation » des données juridiques est toujours en attente d’une décision de la Commission nationale Informatique et libertés (CNIL).

Enfin, la mise à disposition gratuite de données juridiques auprès du public pose le problème du traitement de celles-ci. Où s’arrête la nature « brute » de l’information diffusée gratuitement ? À partir de quel traitement de l’information peut-on parler de valeur ajoutée ? Ces questions sont encore en suspens, en attente de définitions plus précises. D’autre part, la notion de fraîcheur de l’information, un aspect essentiel pour le droit de type Common Law, a-t-elle la même importance pour le droit romano-germanique ? Enfin, une autre évolution de ce secteur se fait jour actuellement. En effet, l’investissement nécessaire pour la mise en place de bases de données a une répercussion importante sur les coûts de l’information. Ainsi, la tendance actuelle, au grand dam des utilisateurs, personnels des bibliothèques en première ligne, semble être une évolution inexorable du gratuit vers le payant.

L’édition électronique

Guillaume Deroubaix, de Lexbase 4, présenta pour sa part la vision d’un éditeur électronique « natif ». Il revint sur les grandes étapes du passage à Internet, et sur les conséquences que ce processus a fait subir aux producteurs et éditeurs d’information juridique. Actuellement cohabitent les éditeurs classiques qui sont passés du papier à Internet et les éditeurs « natifs » comme Lexbase. Il constate que le marché est sous l’influence des pratiques et du droit anglo-saxons.

Selon Guillaume Deroubaix, la mutation s’opère en profondeur et modifie le traitement et l’accès à l’information. Celle-ci peut être traitée à différents niveaux en peu de temps. Pour la jurisprudence, par exemple : publication immédiate de la décision, suivie rapidement de commentaires, puis plus tard, de doctrine plus approfondie, enfin intégration dans une base de données. La valeur ajoutée est représentée par la rapidité de réaction de la part de l’éditeur, par la sélection pertinente de l’information, et par la qualité des rédacteurs. L’auteur et le producteur doivent pour cela modifier leurs habitudes d’écriture et de mise en page et s’adapter ainsi aux spécificités de ce nouveau support. En ce qui concerne la demande, il y a une tendance à la personnalisation de la consommation. Les services proposés doivent donc être adaptés, et de nouveaux modes de commercialisation trouvés.

Paul Le Cannu est intervenu pour sa part à plusieurs titres : comme enseignant en droit, éditeur (Droit 21) 5, auteur et chercheur. Il s’est attaché à identifier les avantages de l’édition en ligne par rapport à l’édition traditionnelle. Elle permet d’occuper des « niches » peu ou pas rentables pour l’édition papier, de publier une quantité quasi illimitée d’informations, et offre des possibilités d’interactivité et une grande variété de sources d’information, dont beaucoup sont encore gratuites. Parmi les risques de cette évolution, il note celui de la rapidité au détriment de l’analyse. D’autre part, il est important qu’une partie de l’information disponible sur Internet reste gratuite et que les barèmes tarifaires soient fonction de la nature du client. Faute de quoi, une sélection préjudiciable à la diffusion de l’information s’opérera.

Lors du débat de fin de matinée, les professionnels des bibliothèques ont fait part de leur préoccupation concernant la pérennité et la conservation de l’information publiée sur Internet. Ils ont aussi signalé la charge budgétaire que représente actuellement dans les bibliothèques la coexistence des deux supports, électronique et papier.

La voix des utilisateurs

Les interventions de l’après-midi ont permis d’entendre la voix des utilisateurs : étudiants et bibliothécaires.

Roland Adjovi, en tant que doctorant et enseignant (université de Paris II), déplora le peu d’offres des éditeurs francophones par rapport aux éditeurs anglophones. Pour lui, l’accès payant est un frein à l’utilisation des sources d’information électroniques dans le monde étudiant ; ces derniers se tournent de préférence vers les sites institutionnels ou universitaires gratuits. Il conclut en souhaitant notamment un développement des initiatives étudiantes et enseignantes dans le domaine de l’édition juridique électronique.

Jean Gasnault, responsable de la documentation au sein d’un cabinet d’avocats parisien, et Clara Schiefer, de la bibliothèque universitaire de Paris 8, donnèrent leur vision de professionnels de la gestion de documentation juridique électronique.

Tous les deux insistèrent sur les problèmes récurrents d’accès aux produits électroniques : standards techniques différents en fonction des produits, gestion des accès (adresses IP) très lourde et souvent en contradiction avec les règles de sécurité informatique. À la bibliothèque universitaire de Paris 8, la consultation des produits juridiques électroniques représente 10 % des 11 000 heures de connexion. La charge budgétaire due à la coexistence actuelle papier/électronique est très lourde. Enfin, il serait souhaitable que les problèmes afférents à l’utilisation des produits électroniques en bibliothèques universitaires soient débattus au sein d’instances plus larges que les consortiums, c’est-à-dire au moyen de structures qui regrouperaient tous les acteurs de ce secteur (éditeurs, bibliothèques et instances de tutelle). À l’issue de la table ronde, les éditeurs présents – à savoir Dalloz 6, ORT 7, La Gazette du Palais 8 –, ont rapidement évoqué les prochaines évolutions de leurs produits électroniques. Il est ressorti du débat qui a suivi qu’outre les évolutions et mutations techniques et économiques, Internet provoque avant tout une remise en cause culturelle des pratiques de production et de consommation de l’information, bouleversant la forme même de la publication. D’autre part, la notion d’achat d’un produit évolue vers celle de la location d’un service. Se pose alors la question qui revient continuellement parmi les professionnels des bibliothèques, à savoir la pérennité et la conservation de l’information électronique.

En conclusion, Claude Jolly, de la Sous-direction des bibliothèques et de la documentation (SDBD), commenta les thèmes abordés dans la journée en insistant sur l’indispensable concertation des acteurs et sur la nécessité d’un travail en commun, notamment pour l’archivage électronique des fonds à travers des initiatives interuniversitaires. Actuellement dans ce domaine, beaucoup de questions se posent, qui n’ont pas encore de réponses définitives ; c’est au travers des échanges d’idées entre tous les acteurs que pourront s’esquisser peu à peu les solutions.