La bibliothèque et son public, grandeur nature

Dominique Tabah

Le BBF publie ici quatre textes en réaction à l’article de Claude Poissenot « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? », publié dans le BBF n° 5 de 2001, ainsi que la réponse de l’auteur.

BBF publishes here four responses to Claude Poissenot’s article “Can one think of the library’s public without reading?” (BBF, 2001, no.5), and the author’s answer.

BBF veröffentlicht hier vier Texte, die auf den Beitrag von Claude Poissenot “Bibliothekspublikum ohne Lektüre vorstellbar?” in BBF, 2001, n° 5 reagieren und auch die Antwort des Autors.

El BBF publica aquí cuatro textos que nos han llegado en reacción al artículo de Claude Poissenot, “Pensar en el público de las bibliotecas sin la lectura” publicado en el BBF n° 5 del 2001, así como la respuesta del autor.

Monsieur Poissenot, vous tentez d’éclairer les bibliothécaires sur les raisons de la stagnation de la fréquentation des bibliothèques, dont le taux d’inscrits ne dépasse guère le cap des 18 % de la population nationale en moyenne. Et vous avancez l’hypothèse – en vous appuyant sur les résultats de l’enquête Les pratiques culturelles des Français – que l’intérêt manifesté pour la lecture ne suffit pas à expliquer la fréquentation d’une bibliothèque, mais qu’il faut aussi en chercher les clefs du côté de la position occupée dans la hiérarchie des diplômes.

Ce public de diplômés serait le mieux représenté parmi les inscrits, constat généralement admis par les bibliothécaires, et probablement partagé par l’opinion publique. Nul n’ignore les effets de la formation, du parcours scolaire, du niveau d’études sur la maîtrise de la lecture et le rapport à l’écrit et aux livres, qui rendent plus familier et plus aisé l’usage des services d’une bibliothèque.

Je crains que votre thèse ne fasse que conforter des évidences et ne nous renseigne qu’assez peu sur les disparités de cette fréquentation, qu’il faudrait analyser à la lumière d’un ensemble de facteurs, en croisant les données relatives à la nature des services proposés (implantation des équipements, politique documentaire…), aux aspects qualitatifs liés aux projets culturels et éducatifs mis en œuvre ici ou là et aux actions en faveur de la lecture qui ont valeur d’expérimentation et viennent contrebalancer le jeu des déterminismes inéluctables, sans compter l’éloquence de parcours singuliers et exemplaires. Autant de pistes de réflexion pour exercer notre mission avec une plus grande efficacité sociale.

Ce qui me paraît plus grave et plus discutable, au-delà du constat que vous faites de la surreprésentation des diplômés et de l’image que renvoie la bibliothèque aux non-usagers, celle d’un « univers de lettrés » qui leur serait étranger, c’est le discours sous-jacent, les interprétations suggérées et les conclusions auxquelles vous semblez aboutir sur la conception même de la bibliothèque, ses fondements et ses missions, sur la faillite du rôle de démocratisation, d’intégration et de résistance au processus d’exclusion que peuvent jouer les bibliothèques.

La faillite du projet démocratique

La bibliothèque serait une institution qui distingue plutôt qu’elle ne rassemble les membres du corps social en fonction de leur origine et de leur niveau scolaire, dans la droite ligne des théories bourdieusiennes de la reproduction. Vous écrivez : « Le public [des bibliothèques] ne reproduit pas en modèle réduit la population qu’elles desservent. » Certes, qui pourrait le contester ? La conquête de nouvelles couches d’usagers ne va pas de soi, mais passe effectivement par une politique volontariste, des formes d’engagement s’appuyant sur une véritable démarche culturelle et éducative.

J’aimerais à mon tour vous soumettre en contrepoint quelques chiffres de « microsociologie » qui me paraissent instructifs et contrastent avec les résultats nationaux.

Un contre-exemple : Bobigny

La ville de Bobigny offre un réseau de bibliothèques (un équipement central de 3 600 m2, une bibliothèque de quartier de 700 m2 et un bibliobus pour 44 000 habitants) qui la classe parmi les villes les mieux dotées en matière d’équipements. Les dépenses par habitant en personnel et en acquisitions ainsi que les sommes consacrées à l’action culturelle la placent également au-dessus de la moyenne. L’ambition affichée de la bibliothèque de s’inscrire dans une logique de démocratisation culturelle et de conquérir le public le plus large s’est manifestée par un travail renforcé de communication et de médiation, par l’aménagement vivant et convivial des espaces et par l’organisation d’actions culturelles et éducatives audacieuses favorisant l’accès du plus grand nombre à une offre de qualité.

Bien que la bibliothèque ne dispose pas encore de collections multimédias ni d’accès aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, et que ses activités soient essentiellement centrées sur la lecture et l’écrit, le nombre de ses emprunteurs – 23 % de la population – est de 5 points supérieur à la moyenne nationale. Et plus d’un tiers des habitants ont pris leur carte à la bibliothèque au cours des deux dernières années, même s’ils empruntent irrégulièrement.

D’origine modeste, peu diplômée, cumulant les handicaps sociaux et culturels, cette population, loin de ressembler au profil type des usagers que vous décrivez, est composée de 29 % d’ouvriers (et chez les actifs de sexe masculin, ce taux passe à 44 %, soit un peu moins d’un homme sur deux) et de 40 % d’employés. Le taux de chômage dépasse les 21 % et celui de la population étrangère est de 23 %. Le nombre de diplômés est faible, inférieur à la moyenne nationale : 30 % des Balbyniens n’ont aucun diplôme, 23,5 % ont un CAP ou un BEP, 11 % un baccalauréat ou un brevet professionnel, 6 % un diplôme « bac + 2 », 4,8 % un diplôme supérieur.

Un deuxième résultat concernant la fréquentation des usagers de nationalité étrangère est significatif du rôle d’intégration que peuvent jouer les bibliothèques : 27 % des ressortissants du Maghreb sont inscrits alors que ceux de nationalité française ne représentent que 19 %.

Ne croyez-vous pas non plus que la bibliothèque est un des lieux où, dans la cité, se côtoient des publics de toutes générations, de toutes origines, où la mixité sociale est la plus forte ? Je prendrai pour exemple l’auditoire des récents débats organisés par la bibliothèque sur les questions de citoyenneté et de culture d’origine, l’un avec Jules Roy, l’autre avec Dominique Schnapper. Ces débats réunissaient à la fois jeunes beurs et vieux immigrés, parents analphabètes et enseignants, français et étrangers.

Sur la question des adolescents, vous déplorez l’inadéquation qui existerait entre leurs attentes ou leurs goûts et les collections et services offerts par les bibliothèques. Des chiffres à nouveau : 36 % des 14-20 ans ont leur carte d’inscription à la bibliothèque de Bobigny et ils sont encore plus nombreux à s’y rendre pour travailler, bouquiner sur place, feuilleter la presse, lire des BD ou tout simplement s’y donner rendez-vous. La bibliothèque fait naturellement partie de leur paysage, de leurs habitudes. Ce public est si massivement présent que le personnel craint parfois qu’il n’en « chasse » un autre. Preuve en est le brouhaha d’une salle de lecture bondée d’adolescents un mercredi après-midi !

Les projets qui leur sont destinés – organisation d’un prix littéraire dont ils forment le jury, publication d’un journal de critiques de romans dont ils sont les auteurs, rencontres avec des écrivains – sont riches d’enseignement sur leurs appétits de lectures et leur capacité à défendre un point de vue, et démentent les discours communément répandus tels qu’« ils ne lisent pas ». Les enseignants eux-mêmes ont été frappés de découvrir parmi leurs élèves en échec scolaire et faibles lecteurs des talents qui ne s’étaient pas révélés dans le cadre scolaire. Ces projets ont aussi favorisé un autre usage de la bibliothèque, des formes de lecture plus libres qui échappent à l’obligation scolaire : la possibilité d’apprendre à se repérer, à se construire des itinéraires personnels. Et c’est avec le temps que l’on mesure les effets de telles entreprises.

Plus généralement, comment expliquer la multiplication des demandes de stages ou de formations sur l’accueil des publics dits « difficiles » ? Demandes qui semblent bien confirmer que ce ne sont pas uniquement des « bac + 5 », loin s’en faut, qui fréquentent les bibliothèques !

Je crains aussi que votre discours n’alimente la position des détracteurs de la gratuité : « Puisque la bibliothèque ne profite qu’aux nantis, ils peuvent donc payer puisqu’ils en ont les moyens ! » Et les autres préféreraient acheter leurs livres à l’abri du regard des bibliothécaires de crainte d’être jugés ! Pourtant, lorsqu’il a été question d’instaurer un droit de prêt, le public a défendu avec la plus grande clairvoyance les valeurs qui fondent le service public de la lecture : lieu de résistance aux inégalités, espace de découverte et d’expérimentation, luxe de pouvoir emprunter des ouvrages onéreux, soutien à la réussite scolaire, possibilité pour le citoyen de se forger librement une opinion…

Si les bibliothèques sont rarement au premier rang des revendications des administrés, une fois qu’elles existent, ils en connaissent le prix et la valeur. Une récente consultation organisée par le maire de Bobigny faisait ainsi ressortir que la bibliothèque était parmi les équipements les plus appréciés.

Les bibliothèques « temples de la lecture »

L’appellation de « médiathèques » dont on a rebaptisé les bibliothèques traduit en fait une mutation profonde de leurs missions et un nouveau développement de leurs activités. L’organisation des services, l’aménagement des espaces, la nature des collections invitent à une multiplicité d’usages.

L’introduction de nouveaux supports croisant texte, image et son favorise un accès élargi aux biens culturels, aux œuvres, au savoir et à l’information sur un mode de renvoi réciproque, et contribue à leur donner une image encore plus populaire.

Et si la lecture et le livre continuent d’avoir la part belle et demeurent le socle des activités qui sont pratiquées en bibliothèques (les livres constituant encore la majorité des emprunts), les raisons de les fréquenter et les manières d’y lire sont infiniment variées et bien éloignées de la seule lecture « savante » ou « lettrée » que vous évoquez.

On vient aussi bien y lire les quotidiens et les magazines que consulter Internet, se remettre à niveau, apprendre à faire un CV, chercher une recette de cuisine, des éclaircissements sur un texte de loi ou sur des formalités juridiques ou administratives, chercher des réponses à un problème familial ou des conseils de bricolage ou de jardinage, ou encore se former aux nouvelles technologies, écouter des lectures de textes à haute voix… La liste est longue et les questionnements infinis.

À des degrés divers, tous, quel que soit le milieu dont ils sont issus, font de la bibliothèque cet usage multiforme.

L’offre documentaire et le mode de classement

Vous incriminez la composition des collections, réelle ou soupçonnée, leur mode de classement et leur présentation qui, selon vous, ne correspondent ni aux aptitudes ni aux attentes de certaines catégories d’usagers, notamment ceux qui ne franchissent pas la porte des bibliothèques.

Je vous répondrai en plusieurs points :

– les désirs, les aspirations, les goûts des lecteurs sont des réalités infiniment complexes dont ne peuvent rendre compte les seules statistiques, sinon pour indiquer des tendances très générales ;

– les études sur les parcours de lecteurs, l’observation quotidienne des comportements de lecture dans les bibliothèques sont révélateurs de l’éclectisme de leurs choix, choix qui, loin d’être uniquement calqués sur la hiérarchie des diplômes, sur le statut social ou économique des usagers, sont motivés par des aspirations très variées : l’épanouissement personnel, le désir d’émancipation, la curiosité, le divertissement, le questionnement, la relation d’amateur ou tout simplement le hasard de découvertes. Les bibliothèques sont là pour servir les individus dans leur cheminement personnel plutôt que des « ensembles » aux mêmes caractéristiques sociologiques.

Vous reprochez aussi une forme d’élitisme aux collections, lesquelles auraient un caractère « trop intellectuel », privilégiant « les œuvres de l’esprit », valorisant les idées et les connaissances : une culture de classe qui s’opposerait à la culture populaire. Pourtant, les bibliothèques seraient doublement fautives et coupables si elles ne prenaient comme seul critère que l’environnement social pour constituer leurs collections.

En privant le public des quartiers défavorisés d’ouvrages, d’œuvres où circulent la pensée, les idées, la création vivante, elles témoigneraient d’une forme de mépris, de condescendance à l’égard de ses aptitudes et de ses capacités. Ce serait manquer au principe d’égalité d’accès qui fonde la bibliothèque en excluant doublement ce public, socialement et culturellement.

Ce serait aussi faillir aux responsabilités d’un service public que de ne pas acquérir certains livres de qualité et de ne pas soutenir les éditeurs qui prennent des risques en publiant ces livres, et n’obéissent pas à la seule logique commerciale, aux lois du marché et aux coups médiatiques.

L’efficacité sociale d’une bibliothèque ne se mesure pas au nombre de ses clients, mais à l’élargissement du cercle de ses lecteurs.

Le choix des collections résulterait, dites-vous, du profil et de la formation des personnels, du décalage entre leurs univers culturel et intellectuel et celui du public. En effet, l’exercice du métier de bibliothécaire requiert des aptitudes intellectuelles, la capacité de repérer, de discerner, de trier, de sélectionner, de juger du contenu des documents pour offrir un choix raisonné, pluraliste, éclectique, sans pour autant préjuger des styles, des formes ou des genres.

Choix qui n’est pas le simple reflet d’une production éditoriale mais vise à assurer une représentation plus juste des courants de pensée, des formes de création, de la diversité des civilisations, des cultures, des plus marginales aux plus classiques.

Revendiquer la dimension intellectuelle de cet exercice ne signifie pas pour autant que les personnels aient des formations similaires, nombre d’entre eux étant issus de la promotion sociale, ayant des parcours d’autodidactes, et une expérience de lecture, personnelle et authentique, qu’ils ont envie de transmettre et qui les rapproche des usagers. En revanche, et heureusement, il n’est pas nécessaire d’appartenir au même monde pour pouvoir dialoguer, trouver un langage commun. La lecture est, par excellence, l’expérience de l’altérité, de la découverte de l’autre, de ce qui nous emmène ailleurs. Faudrait-il qu’un psychologue scolaire ou un enseignant aient grandi en banlieue pour comprendre des élèves de ZEP ?

Enfin, vous évoquez l’obstacle du classement, qui renverrait à un ordre impénétrable pour ceux qui n’ont pas l’habitude de manier les catégories et l’abstraction. Que dire ? Sinon qu’il faut bien ranger les collections, les ordonner de façon cohérente en adoptant un mode de classement. Nombre de bibliothèques savent déroger aux règles sacro-saintes de la Dewey en créant des ensembles par pôle d’intérêt et en la « trahissant », ou plutôt en la traduisant dans un langage simple et clair et en des termes plus modernes. Des efforts considérables ont été faits en matière de signalisation, de modes d’emploi par l’exemple, de pages d’accueil sur écran et de visites personnalisées qui rendent le classement moins obscur.

Mais là n’est pas le seul mode d’accès aux collections.

La fantaisie, les rapprochements insolites, le désordre « installé » sur les tables de présentation, à l’instar des librairies, la « mise en scène » des collections sur un thème ou un genre contribuent, avec l’édition de bibliographies et de catalogues (dont on peut admirer la qualité esthétique et l’originalité des contenus) à ouvrir des pistes, à éveiller la curiosité, à mettre en appétit et à séduire le flâneur. Vous en appeliez au marketing ? Gageons qu’il s’agit bien là de la mise en valeur des richesses d’une collection.

Enfin, et c’est là l’essentiel, le métier de bibliothécaire est avant tout celui d’un « passeur ». Cette capacité à converser avec les usagers sur un mode d’écoute, de conseil et d’échanges réciproques est la clef de la réussite pour faire de la bibliothèque un espace convivial, hospitalier, vivant. Comme le disent les Balbyniens, un lieu « où l’on a envie de revenir parce qu’il s’y passe toujours quelque chose de nouveau, d’inattendu ».

De l’universalité du projet

Qu’auraient fait Georges Brassens, pauvre bougre, Azouz Begag, le gone du chaâba, Albdelkader Djemaï, fervent des romans de la Bibliothèque verte, ou Kamel Khelif, qui a trouvé sa voie en lisant la vie de Van Gogh – pour n’en citer que quelques-uns –, sans les bibliothèques ?

Ils disent tous que les livres qu’ils y ont découverts par hasard, au gré de leurs pérégrinations dans les rayons, leur ont été vitaux. Et chaque jour, nous entendons, de la part d’usagers anonymes, le même discours. Rien n’est joué d’avance. Les livres d’une bibliothèque sont comme des petits cailloux dont on ignore la destinée.

Rassembler la mémoire des hommes pour la donner en partage est une manière de servir la démocratie en mettant à la disposition de chacun les armes de l’intelligence, de la culture et de la réflexion. Ces espaces où circulent les idées, les mots et la langue entre tous, ces lieux de rencontres sont précieux aujourd’hui, alors que se développent des formes d’enfermement et de repli communautaire.

Je crains que les doutes que vous émettez sur l’efficacité du principe d’universalité dont sont porteuses les bibliothèques ne fassent que renforcer les risques de ghettoïsation et les dangers d’une société à deux vitesses.

Je vous invite à venir voir « en grandeur nature » le public de la bibliothèque de Bobigny.

Novembre 2001