À propos de l'explication sociologique de la fréquentation des bibliothèques
Christophe Evans
Jean-François Hersent
Le BBF publie ici quatre textes en réaction à l’article de Claude Poissenot « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? », publié dans le BBF n° 5 de 2001, ainsi que la réponse de l’auteur.
BBF publishes here four responses to Claude Poissenot’s article “Can one think of the library’s public without reading?” (BBF, 2001, no.5), and the author’s answer.
BBF veröffentlicht hier vier Texte, die auf den Beitrag von Claude Poissenot “Bibliothekspublikum ohne Lektüre vorstellbar?” in BBF, 2001, n° 5 reagieren und auch die Antwort des Autors.
El BBF publica aquí cuatro textos que nos han llegado en reacción al artículo de Claude Poissenot, “Pensar en el público de las bibliotecas sin la lectura” publicado en el BBF n° 5 del 2001, así como la respuesta del autor.
La lecture de l’article de Claude Poissenot « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? », publié dans le n° 5-2001 du BBF, nous laisse perplexes. Comme beaucoup, sans doute, nous souscrivons volontiers sur le fond à la plupart des positions qui y sont affichées. Notamment celle qui entend ne pas oublier d’envisager la fréquentation ou la non-fréquentation des bibliothèques à l’aide d’indicateurs autres que ceux qui concernent le rapport à la lecture, ou encore celle qui vise à prendre en compte l’ethnocentrisme lettré à l’œuvre dans ces institutions culturelles et à reconsidérer la question des obstacles à la fréquentation avec un regard distancié. La forme de sa démonstration appelle cependant quelques remarques.
Question de méthode
Les comportements sociaux, surtout lorsqu’ils sont appréhendés sous le seul angle de l’enquête quantitative, comme c’est ici le cas, donnent par moment l’illusoire impression de ne pouvoir échapper à certaines règles universelles. Ainsi, depuis les années 1950, la grille classique – diplôme, âge, sexe, catégories socioprofessionnelles, taille de l’agglomération de résidence –, qui s’était imposée dans toutes les branches de la sociologie, a été la référence des premières enquêtes sur la lecture, les imprégnant fortement et pour longtemps de l’approche statistique et quantitative. Bref, il s’agissait de souligner l’influence des caractéristiques socioculturelles des populations sur leur rapport au livre.
Pour notre part, il nous semble– et sur ce point il ne devrait pas y avoir de désaccord avec Claude Poissenot – que toute tentative d’expliquer les faits sociaux selon une méthode fataliste ou mécaniquement déterministe, vers laquelle porte naturellement l’approche statistique et quantitative, risque d’être une solution de facilité sur le plan intellectuel, et une échappatoire devant la difficulté de l’analyse et de l’interprétation qui doit en découler. La sociologie de la culture a su s’émanciper des explications univoques qui ne sauraient rendre compte d’un phénomène social résultant d’un enchevêtrement complexe de facteurs et de mobiles étroitement imbriqués, et agissant les uns sur les autres. Ce qui, à preuve du contraire, est le cas de l’engagement dans la lecture, pour reprendre l’expression de Claude Poissenot, et conséquemment, en partie, de la fréquentation d’une bibliothèque.
Encore une fois, pour l’analyse sociologique, rien n’est jamais intégralement inscrit d’avance dans la réalité. Les facteurs matériels, économiques, démographiques ou sociaux sont toujours subordonnés, sous forme labile et complexe, aux représentations collectives des groupes sociaux qui, à leur tour, réagissent – jusqu’à un certain point – sur les consciences individuelles, les réfractent, les façonnent ou les transforment. Qu’on se souvienne justement des enquêtes pionnières de Nicole Robine, citées par Claude Poissenot, sur la place de la lecture chez les jeunes travailleurs : elles montraient combien le rapport au livre pouvait être différent d’un individu à l’autre, alors même que tous les jeunes interrogés appartenaient au même milieu et partageaient pour l’essentiel les mêmes valeurs 1. Au début des années 1990, Bernard Lahire arrivait aux mêmes conclusions concernant les rapports à l’écriture et la lecture en milieu ouvrier et populaire. De son côté, François de Singly a montré combien le rapport à la lecture pouvait être différent, à l’âge de l’adolescence, entre des enfants à qui la mère avait l’habitude, quand ils étaient petits, de lire des livres avant qu’ils s’endorment et des enfants, de milieu socioculturel identique, qui n’avaient pas bénéficié de cette attention.
En sociologie, la nuance est de rigueur
Bref, en sociologie, comme dans les sciences sociales en général, la nuance est souvent bonne conseillère. Plus précisément, il est important de garder le cap en ce qui concerne l’ordre des priorités intellectuelles, surtout quand il s’agit de distinguer le général du particulier. Si, par exemple, le public des événements sportifs ne peut être pensé uniquement « par le rapport au sport », comme l’avance Claude Poissenot, il faut reconnaître que la corrélation est tout de même très forte entre les deux. Même dans le cadre du récent match de football entre la France et l’Algérie – lequel avait une dimension identitaire, voire politique, indéniable – il y a fort à parier que la grosse majorité des spectateurs présents dans l’enceinte du Stade de France étaient concernés par le sport à plus d’un titre (connaisseurs ; spectateurs télé ou « terrain » assidus ; pratiquants ; anciens pratiquants…). La proportion des amateurs occasionnels, des spectateurs d’un soir, des égarés ou des agitateurs-opportunistes n’était sans doute pas négligeable, elle ne doit pas moins être replacée à bonne échelle : la partie n’est pas le tout !
Le rappel de ces quelques considérations méthodologiques nous conduit dès lors à affirmer notre désaccord avec Claude Poissenot. Il ne s’agit pas de dénigrer l’apport tout à fait intéressant de son travail pour rechercher les causes de la désaffection des bibliothèques. Il s’agit simplement de dire qu’on ne saurait s’appuyer sur une seule source d’explication pour rendre compte de cette non-pratique culturelle. Rappelons ce qu’écrivait Max Weber à propos de la méthode à suivre dans les sciences de la culture : « La signification de la structure d’un phénomène culturel et le fondement de cette signification ne se laissent tirer d’aucun système de lois, si parfait soit-il, pas plus qu’ils n’y trouvent leur justification ou leur intelligibilité, car ils présupposent le rapport des phénomènes culturels à des idées de valeur […]. Le concept de culture est un concept de valeur » 2. Plus près de nous, dans une perspective différente mais qui prolonge en un certain sens cette réflexion de Weber, Pierre Bourdieu s’est attaché à mettre en lumière les mécanismes de fonctionnement du rapport à la culture. Sa réflexion nous semble un fil à suivre pour tenter de comprendre, au-delà de l’analyse empirique qui vient d’être présentée, les racines profondes du rapport à la lecture et, au-delà, de la non-fréquentation des bibliothèques.
L’habitus contre les chiffres
L’apport de Bourdieu consiste précisément à dévoiler comment la culture, non seulement exprime mais, plus fondamentalement, contribue à constituer et reproduire les structures sociales de domination en légitimant leurs fondements. Mais la domination culturelle n’est jamais totalement ni définitivement assurée, et c’est pourquoi elle doit toujours s’accompagner d’un travail d’inculcation dont les effets ne sont jamais univoques. Cette inculcation, pour réussir, dépend en bonne part de l’incorporation chez les individus de ce que Bourdieu appelle l’habitus. Il faut entendre par là un système de dispositions durables et transposables qui résultent de l’exposition cumulative à des conditions et des conditionnements sociaux particuliers et qui fonctionnent comme « grammaire génératrice de pratiques ». C’est l’habitus – et non le sens commun – qui postule que « des goûts et des couleurs, on ne discute pas », et qui guide et explique la cohérence des pratiques culturelles quotidiennes : goûts de l’alimentation, de l’habillement, de l’équipement domestique, des œuvres d’art, des habitudes de consommation et des activités de loisirs, mais également les formes de sociabilité et même les opinions politiques. Par ces pratiques, les agents sociaux se font concurrence pour se distinguer en s’appropriant des biens culturels de distinction.
Quand, par ailleurs, Claude Poissenot constate à l’aide de croisements statistiques que « les lecteurs intensifs faiblement diplômés détiennent moins souvent une carte de BM que les plus diplômés », et qu’il en conclut : « Il existe bien, indépendamment de l’investissement de la lecture, un effet de l’ancienneté de la fréquentation de l’institution scolaire sur la fréquentation des bibliothèques », nous entrevoyons un raccourci un peu brusque qui fait, entre autres, l’économie du genre de livres lus. On sait en effet que les lecteurs intensifs faiblement diplômés ont souvent des goûts, des pratiques ou des représentations qui les différencient considérablement des lecteurs intensifs diplômés ou fortement diplômés. Il est sans doute plus judicieux de tenter de faire apparaître le lien qui va permettre de réunir toutes ces variables plutôt que de vouloir à tout crin tenter de les isoler artificiellement et de postuler un effet propre et généralisé du diplôme vraiment indépendant du rapport à la lecture. L’engagement intensif dans un genre de livre donné (la science-fiction, la bande dessinée, le roman policier ou les best-sellers par exemple), un niveau de diplôme peu élevé et la non-fréquentation d’une bibliothèque peuvent ainsi être insérés dans une triangulaire qui fait que les personnes qui sont porteuses de ces caractéristiques ne se reconnaissent pas nécessairement dans les bibliothèques, puisqu’elles pensent ne pas faire partie de leurs publics « naturels » (ce que rappelle Claude Poissenot).
Quant au profil de lecteur intensif faiblement doté sur le plan scolaire et amateur de genres légitimés, on se doute qu’il est statistiquement rare. Deux chiffres issus du premier tableau paru dans l’article en question nous paraissent éloquents au demeurant : 27 % « seulement » des petits lecteurs titulaires d’un diplôme post-bac sont inscrits en BM (score le plus haut pour cette catégorie de lecteurs), alors que 31 %, « déjà », des lecteurs intensifs sans diplôme ou titulaires d’un certificat d’études sont pour leur part inscrits (score le plus bas pour cette catégorie).
Il y a tout lieu de penser qu’au-delà des facteurs qui sont apparus déterminants dans l’enquête pour expliquer la non-fréquentation des bibliothèques et qui tiennent aux conditions de l’offre (éloignement de la bibliothèque, locaux mal adaptés, horaires qui ne conviennent pas, manque de choix – ou, au contraire, trop de choix – ou de nouveautés, etc.), ce qui est déterminant dans la non-pratique de la bibliothèque (ou son abandon) relève d’un certain nombre de causes qu’il ne sert à rien d’additionner les unes aux autres, si l’on n’a pas compris auparavant les mécanismes de formation de l’habitus : le rapport à la lecture, le niveau de diplôme, le sexe, la filière scolaire, l’activité professionnelle. Ces éléments dépendent tous, à un degré ou à un autre, des conditions spécifiques de formation de l’habitus chez les individus.
Enquêter sur les conditions de l’accueil, sur les modalités de familiarisation puis de fidélisation des usagers avec la bibliothèque, avec l’univers de l’écrit, les livres, les problèmes de choix de collections et de leur classement – toutes questions déjà mises en lumière par l’enquête sur la fréquentation des bibliothèques du début des années 1980, dirigée par Jean-Claude Passeron 3 –, bref, se pencher sur tout ce à quoi les faibles lecteurs sont bien souvent sensibles, peut révéler des pistes insoupçonnées pour lever les incompréhensions et les réticences de tous ceux dont l’habitus fait qu’ils restent éloignés du monde de la culture, et susciter des vocations de lecteurs et d’usagers des bibliothèques.
Octobre 2001