Médiations hybrides

le documentaliste et le chercheur en sciences de l'information

par Bertrand Calenge

Viviane Couzinet

Paris : ADBS Éditions, 2001. – 340 p. ; 24 cm. – (Sciences de l’information : Série Recherches et documents). - ISBN 2-84365-045-3/ ISSN 1159-7666 : 180 F – 27,44 euros

Qu’est-ce qu’une revue scientifique ET professionnelle ? Cette question, qui ne peut laisser indifférent le BBF, Viviane Couzinet la pose à propos de Documentaliste-Sciences de l’information, revue bien connue dans le milieu des bibliothèques et de la documentation. Reprenant son champ d’étude favori, l’articulation entre pratique documentaire et sciences de l’information, Viviane Couzinet synthétise et approfondit ses recherches et réflexions dans ce travail conduit dans le cadre de son habilitation à diriger des recherches.

Revues en sciences de l’information

Viviane Couzinet, passant en revue (!) les périodiques susceptibles d’accueillir les travaux des chercheurs en sciences de l’information (SI), constate la pauvreté des supports français ou francophones. Trois revues seulement se consacrent essentiellement aux SI : la Revue de bibliologie : schéma et schématisation, la Revue française de bibliométrie et Solaris. Trois autres revues associent les travaux de professionnels et de chercheurs : le BBF, Document numérique, et Documentaliste-Sciences de l’information (Doc-SI). C’est ce dernier titre que l’auteur analyse de façon détaillée.

Doc-SI est née en 1976 de la fusion des revues Documentaliste, créée en 1964, et Sciences de l’information, créée en 1972. Analysant la nature des articles parus depuis 1964, l’auteur distingue trois périodes : la période Documentaliste (1964-1976), où les articles proviennent quasi exclusivement de professionnels, puis la période 1976-1989, où les chercheurs commencent à publier dans la revue (de 1 à 5 articles par an), enfin la période commençant en 1990, où le nombre des articles publiés par les chercheurs tend à égaler à celui des articles écrits par les professionnels.

L’auteur tente une explication historique du phénomène : cette interaction entre documentalistes et chercheurs semble notamment être le fait de l’action de l’ADBS (alors Association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés, devenue depuis Association des professionnels de l’information et de la documentation), qui a su mobiliser un noyau d’acteurs à la frontière des deux univers (dont Jean Meyriat par exemple, à la fois chercheur et professionnel). Cette partie déçoit un peu : si la mise en parallèle de l’évolution des SI et de la documentation apporte un rappel bénéfique de la difficile structuration tant des unes que de l’autre, elle reste, pour la documentation notamment, très centrée sur quelques organismes et personnalités, dans la pure tradition d’une histoire institutionnalisée, voire mythique. Elle ne permet pas d’inscrire les mouvements et soubresauts de cette émergence de la documentation dans l’histoire plus générale de la problématique de l’information et du savoir, qu’il s’agisse du champ de recherche ou de l’enjeu social.

Médiations mosaïques

Plus enrichissante est l’analyse des modes d’échange à l’œuvre entre professionnels et chercheurs, tant dans l’espace de Doc-SI que dans l’activité des uns et des autres. Pour la revue, l’analyse des thématiques, et surtout des genres discursifs, fait apparaître des évolutions intéressantes : les articles des professionnels changent de forme au fur et à mesure que se multiplient les écrits des chercheurs : « Le recours aux lectures est plus fréquent, le souci de démontrer à l’aide de données statistiques et de schémas est plus présent. Le vocabulaire lui-même tend à plus de précision. » (p. 121) Côté chercheurs, le discours évolue dans le sens d’« exposés de mise au point », à forme plutôt pédagogique, répondant ainsi à la demande de formation des documentalistes. Les deux types de discours s’appuyant en outre sur des fonds de thématiques différents, il y a donc une forte hétérogénéité, qui ne masque cependant pas une réelle forme d’échanges subtils.

Cette hétérogénéité et ces échanges, l’auteur les voit également à l’œuvre dans l’activité des uns et des autres. L’éparpillement des chercheurs en SI et la difficile émergence de pôles forts dans cette nouvelle discipline font écho aux difficultés de structuration de la formation des documentalistes. Les uns et les autres sont donc appelés à s’appuyer mutuellement. De ce point de vue, une revue comme Doc-SI représente une opportunité réelle : par exemple, sur la thématique d’Internet dans les articles de la revue, l’auteur montre comment « les textes des enseignants-chercheurs et des professionnels se répondent mutuellement », les articles de recherche permettant en fait d’« apporter une solution au problème de la progression des connaissances des documentalistes » (p. 219) ; inversement, les textes des professionnels montrent l’application des nouvelles méthodes définies grâce à l’apport des chercheurs, lesquels peuvent alors justifier de nouveaux travaux qui s’appuient sur les activités des professionnels : un système d’« inter-traduction » se met en place. En définitive, Doc-SI « apparaît comme un système ouvert où profession et recherche sont en interactions, ce qui permet, à l’une comme à l’autre et à des degrés divers, d’en bénéficier » (p. 249).

Voici un livre qui ne laissera donc indifférent ni les chercheurs ni les professionnels. Au-delà du cas d’une revue, il oblige à s’interroger sur les rapports entre une profession dite intellectuelle, et la recherche dans un champ disciplinaire : on peut cependant regretter que la caractérisation par l’auteur de « l’écrit scientifique » n’aborde pas la question de la définition du « champ de recherche ». En revanche, l’approche de ce qui se passe au sein même d’une revue aux objectifs multiples est réellement passionnante : les pages de la revue ne sont plus le simple support de textes distincts, mais un espace où les articles dialoguent, entrent en interférence, s’imprègnent mutuellement dans leur écriture même. On aimerait connaître en complément le regard d’un historien de la lecture sur cet espace de l’écrit, et sur la réception de ce « dialogue virtuel » par les lecteurs de la revue. Peut-être un jour cela sera-t-il fait, pour le BBF par exemple ?