Société recherche bibliothécaires désespérément

Béatrice Pellerin

Du 24 au 26 mai derniers se tenait à Montréal le 32e congrès de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec (CBPQ), intitulé « Société recherche bibliothécaires désespérément »… ce qui laisse présager à quel point la carence actuelle en bibliothécaires peut s’avérer problématique pour l’avenir des bibliothèques du Québec. Des différentes interventions sont ressorties une analyse très fine de la situation et des propositions concrètes pour y remédier.

Pénurie de bibliothécaires

Les bibliothécaires manquent déjà et manqueront de plus en plus dans les prochaines années en Amérique du Nord en général et au Québec en particulier.

Réjean Savard, professeur titulaire à l’EBSI (École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’université de Montréal) et Audrey Laplante, étudiante, auteurs d’une étude effectuée auprès de directeurs de diverses bibliothèques québécoises 1, ont expliqué que de fréquentes coupures budgétaires dans les domaines publics ces quinze dernières années au Québec ont provoqué une pénurie de bibliothécaires. Pendant cette période, dit William M. Curran, directeur de la bibliothèque de l’université Concordia, « toute l’expertise des bibliothécaires a disparu ». De plus, les bibliothécaires ayant sauvegardé leur emploi ont conservé leur affectation, sans postuler pour d’autres ouvertures, comme des postes de cadres. Un poste devenu vacant était supprimé ; les postes jugés essentiels étaient comblés par des agents à temps partiel ou alors fusionnés. L’État commençant à réinvestir depuis peu dans ce secteur, on peut s’attendre à ce que de nouveaux postes soient créés.

Le facteur démographique accentue encore le trait : d’ici cinq à dix ans, il y aura un départ en retraite massif de professionnels. Seulement, un bibliothécaire titulaire d’une « licence » au Québec (notre « bac + 5 ») est moins rémunéré qu’un enseignant titulaire d’un « baccalauréat » (notre « bac + 3 »). En outre, il s’agit parfois d’un deuxième choix de carrière, ce qui pousse prématurément ces nouveaux professionnels vers la retraite. De plus en plus d’étudiants « finissants » (au terme de leurs études) en bibliothéconomie se dirigent vers d’autres institutions que les bibliothèques. Ces nombreuses raisons peuvent expliquer la pénurie de bibliothécaires.

Les institutions interrogées lors de l’étude effectuée par Réjean Savard et Audrey Laplante ont d’abord répondu sur les perspectives d’emploi des « bibliothécaires » (les conservateurs en France) et « techniciens de documentation » (l’équivalent des bibliothécaires adjoints spécialisés) dans leur propre établissement. On envisagerait ainsi une ouverture de 62,5 postes de bibliothécaires en équivalent temps plein en 2001, pour une perspective de 30,5 en 2005. Les bibliothèques universitaires absorberaient près de la moitié de ces postes. Les bibliothécaires ayant répondu à l’étude considèrent que les bibliothèques nationales et les bibliothèques universitaires seraient les mieux pourvues en nombre de bibliothécaires, face à une terrible pénurie pour les bibliothèques scolaires ; c’est pourquoi elles envisagent les mesures gouvernementales incitatives pour l’emploi comme très favorables, notamment pour ces dernières. Si on fait la somme des postes à pourvoir, d’après le sondage en fonction du nombre de répondants, il semblerait que 300 postes environ pourraient être disponibles dans les cinq années à venir. Cependant, les bibliothèques universitaires vont recruter davantage avec des postes plus attrayants, et la situation des bibliothèques scolaires et publiques au Québec restera encore bien fragile.

Un bibliothécaire gestionnaire

On n’attend plus aujourd’hui des futurs bibliothécaires ce qu’on leur demandait encore hier : les moyens technologiques ont évolué et ils doivent être à même de maîtriser tous les nouveaux outils. Mais cela est insuffisant : le bibliothécaire québécois de demain est aussi un gestionnaire.

Cela ressort bien de l’étude effectuée par Réjean Savard et Audrey Laplante. Grâce aux réponses reçues, ils ont tenté de brosser le portrait du bibliothécaire espéré par les différentes institutions. On peut recenser les attentes de ces dernières en quatre blocs : les compétences et connaissances liées à la bibliothéconomie, celles qui sont liées à l’informatique et aux nouvelles technologies, à la gestion, enfin les qualités personnelles et autres compétences. Les capacités et compétences en gestion sont les plus examinées.

Christine Deschamps, présidente de l’IFLA, a elle aussi abordé le thème des compétences dorénavant attendues de la part d’un bibliothécaire : capacités de gestionnaire, capacités organisationnelles et créatives, attitudes personnelles.

France Bouthillier, enseignante en gestion à l’université anglophone McGill de Montréal, a essayé de définir dans ce contexte les compétences en gestion attendues d’un bibliothécaire. Les compétences professionnelles pour les spécialistes en gestion des ressources informationnelles consisteraient à « créer, maintenir des programmes et services ; acquérir, disposer, organiser et décrire des ressources d’information ; fournir des services de référence, de recherche et de consultation, des services d’accès, des services informatiques ; entreposer, protéger les ressources d’information ».

Les compétences générales reviendraient à « démontrer des habiletés de gestion, des habiletés interpersonnelles et personnelles ; faire preuve de pensée stratégique ; planifier ; administrer des ressources financières ; démontrer un sens de l’organisation, des habiletés de supervision ; résoudre des problèmes ; prendre des décisions ; coordonner des projets ». Selon France Bouthillier, « l’aspect essentiel de la compréhension de la gestion des organisations est souvent confondu avec celui de la gestion des technologies et des ressources informationnelles, et le besoin de développer les habitudes en gestion relatives aux ressources humaines, financières et matérielles ne saurait être comblé par une connaissance de la gestion des ressources informatiques et documentaires ».

Pour Hélène Arseneau, directrice générale du CRSBP (Centre régional de services aux bibliothèques publiques) du Centre du Québec de Lanaudière et de la Mauricie, il faut, parallèlement, avoir un bon leadership, des qualités naturelles ; « connaître les technologies de l’information, bien comprendre les chaînes de travail et savoir planifier, organiser son propre travail et celui des autres, en vue de rencontrer les objectifs de l’organisation ».

La formation

Le souci de la formation en gestion des futurs bibliothécaires reviendra dans nombre d’ateliers tout au long du congrès. Des suggestions concrètes sont avancées pour atteindre le niveau de formation escompté. Réjean Savard parla d’un projet de DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) en gestion, une double maîtrise en trois ans (actuellement, une maîtrise nécessite deux années d’études au Québec) en bibliothéconomie et administration. Cependant, pour France Bouthillier, il n’est pas possible d’augmenter le nombre de cours de gestion en formation initiale, les universités du Québec étant engagées dans une course à la performance. Elle évoqua plutôt le principe d’une formation continue accentuée en gestion, processus dans lequel la CBPQ est investie. Il faudrait convaincre des bibliothécaires en poste qui n’ont pas de compétences en gestion de se former dans ce domaine de manière continue. Elle cita ensuite la possibilité d’un examen obligatoire en gestion, à la fin du diplôme ou pour entrer dans une association professionnelle ; mais cela représenterait plus de travail et une diminution du nombre des membres pour ces dernières...

Plusieurs idées se sont retrouvées d’un atelier à l’autre, comme la mise en place plus systématique du tutorat. Comme l’expliqua William M. Curran, il faut créer, dans chaque organisme, un équilibre entre les nouveaux arrivés, les aînés qui ont plus de vingt ans dans la profession et les 75 % restant qui ont aussi une expérience moyenne et variée. Pierre Bordeleau, directeur général de la gestion des ressources humaines au Développement économique du Canada, expliqua, pour conclure son intervention sur la relève de la fonction publique fédérale, qu’il serait bon de « partager l’expertise et les expériences des forums, des réunions… ». Il parla d’encourager le tutorat et le mentorat, « seul moyen de garder l’expertise face à la masse des départs », d’élargir les modes de formation (formation à distance, congés d’études, etc.) et de développer des plans de formation individuels et d’équipe. Selon William M. Curran, pour former des gestionnaires, il faudrait un environnement qui encourage, qui puisse promouvoir et guider ceux qui montrent un intérêt et des aptitudes pour la gestion, qui offre des opportunités de former des gestionnaires en leur proposant des cours ce qui n’a pas été possible ces dernières années dans les bibliothèques universitaires du Québec.

Pour Réjean Savard, « le dialogue entre les associations professionnelles et les écoles de bibliothéconomie doit encore s’intensifier pour obtenir des programmes meilleurs qui répondent encore mieux aux besoins des milieux ». Cela rejoint deux autres points de vue. Pour France Bouthillier, « les compétences nécessaires pour la gestion des ressources humaines, financières, matérielles et des entités organisationnelles doivent être imbriquées dans la gestion des ressources documentaires, elles-mêmes ressources matérielles qui exigent des finances et du personnel. Ce va-et-vient au niveau des compétences n’est pas si simple à formaliser dans des programmes de formation et parallèlement, il est difficile pour les employeurs de mesurer ces compétences-là. » Hélène Arseneau pense, quant à elle, qu’« il serait impératif que soit créée, au Québec, une structure de consultation permanente entre les praticiens, les écoles de bibliothéconomie et des sciences de l’information et les employeurs, afin qu’il y ait une adéquation entre les cours et les besoins du marché, ainsi qu’une structure d’information, de stages pour les étudiants intéressés par des postes de gestion ».

D’autres attentes apparaissent au-delà du « bibliothécaire gestionnaire » pour la bibliothèque de demain. Concernant la personnalité même du bibliothécaire, il semblerait qu’on en attende des qualités particulières, parallèlement aux capacités et compétences traditionnelles ou innovantes. Le thème de la curiosité, de la capacité d’adaptation, de la facilité à communiquer ressort tant de l’étude de Réjean Savard et d’Audrey Laplante que de l’intervention des différents directeurs de bibliothèques ou de Christine Deschamps qui a su, dans sa conférence d’ouverture, ouvrir la voie à toutes les pistes développées lors du congrès.

Un projet canadien

Sur un plan plus général, William M. Curran voit pour l’avenir « un autre monde d’information qui s’ouvre avec les efforts d’achats en commun et le projet pancanadien des licences de sites nationales qui porte fruit ». Il s’agit du projet PCLSN (Projet canadien de licences de sites nationales), mûri dans le cadre de la promotion de l’infrastructure de recherche par la FCI (Fondation canadienne de l’innovation), qui a fourni les fonds (20 millions de dollars canadiens sur trois ans) pour la mise en place du projet, rémunéré ensuite de façon indépendante par chacune des universités. Il faut savoir qu’en Amérique du Nord, les universités sont indépendantes, et donc concurrentes. Un effort énorme a été réalisé pour rassembler toutes ces entités dans un projet commun. L’Association des bibliothèques de recherche du Canada a coordonné le projet de départ des 64 bibliothèques universitaires participantes. En mettant en concurrence les différents fournisseurs candidats, ce consortium de bibliothèques a pu négocier avantageusement des licences afin d’offrir à la consultation des périodiques en ligne et de donner accès à des bases de données bibliographiques. C’est une première au niveau canadien.

Pour Christine Deschamps, « les pouvoirs publics devraient développer un cadre de formation permettant l’accès [aux] nouvelles compétences [du bibliothécaire] par de meilleures formes de qualification en stimulant les échanges entre secteurs public et privé. Il faut également faire connaître les expériences innovantes et soutenir les cas de coopération et d’échanges internationaux dans notre domaine ».

Le bibliothécaire est un acteur majeur de la transmission des connaissances et de l’information, domaines qui évoluent actuellement à une vitesse impressionnante. Rien d’étonnant donc dans le fait que le rôle, et par conséquent, la fonction du bibliothécaire suivent le même mouvement. On remarquera que le côté relationnel du bibliothécaire est de plus en plus mis en valeur : ce dernier est, et restera, le médiateur entre les connaissances et l’information, les nouvelles technologies qui les véhiculent et les publics qui y ont accès.

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