Bien lire

Lectures utiles, lectures futiles

Christine Détrez

L’histoire de la lecture est indissociable de celle des définitions du « bien lire », c’est-à-dire des normes de lecture. Traditionnellement fondées sur la recherche de la sagesse, ces règles se sont, avec l’enseignement scolastique, déplacées vers l’acquisition de savoirs. Ces deux formes de lectures utiles s’opposent à la lecture futile, condamnée, accusée de perdre le lecteur, corps et âme. Mais le tournant du XXe et du XXIe siècles consacre une nouvelle évolution : réhabilitation de la lecture ordinaire, devenant également voie vers la sagesse, et instauration de nouvelles distinctions, dues aux progrès technologiques et à l’émergence de formes de lecture inédites.

The history of reading is inseparable from that of definitions of “reading well”, i.e. from reading standards. Traditionally based on the search for wisdom, these rules have, with scholarly education, shifted towards the acquisition of knowledge. These two types of useful reading are opposed to futile reading, condemned, accused of corrupting the reader, body and soul. But with the change from the 20th to the 21st century a new development gained acceptance: the rehabilitation of everyday reading, becoming equally the way towards wisdom and the establishment of new distinctions, due to technological progress and to the emergence of unpublished forms of reading.

Die Geschichte des Lesens ist untrennbar mit einer Definition des “richtigen Lesens” verbunden, das heisst einem “Lesestandard”. Traditionsgemäss gründen sich diese Regeln auf die Suche nach Weisheit, wurden aber über den schulmässigen Unterricht auf den Erwerb von Wissen geändert. Diese zwei Arten des nützlichen Lesens stehen dem belanglosen Lesen entgegen, das verteufelt und beschuldigt wird den Leser mit Leib und Seele zu verlieren. Aber die Wende vom 20. zum 21. Jahrhundert erlaubt eine neue Entwicklung, nämlich die Rehabilitierung des banalen Lesens das ebenfalls ein Weg zur Weisheit wird und die Einführung neuer Unterscheidungen, die der technologische Fortschritt und bisher noch nicht dagewesene Arten zu lesen mit sich bringen.

La historia de la lectura es indisociable de las definiciones del “leer bien”, es decir de las normas de lectura. Tradicionalmente fundada en la investigación de la sabiduría, estas reglas se han, con la enseñanza escolástica, desplazado hacia la adquisición de saberes. Estas dos formas de lecturas útiles se oponen a la lectura fútil, condenada, acusada de perder al lector, en cuerpo y alma. Pero el giro de los siglos XX y XXI consagra una nueva evolución : rehabilitación de la lectura ordinaria, volviéndose igualmente vía hacia la sabiduría, e instauración de nuevas distinciones, debidas a los avances tecnológicos y a la emergencia de formas de lectura inéditas.

« Il y a lire et lire (...) Reconnaissons même qu’il y a livres et livres. »
Jean Guéhenno 1

Cette affirmation, pour paradoxale qu’elle soit, pourrait cependant être le fil conducteur le long duquel se déroulerait toute l’histoire de la lecture, tant celle-ci est indissociable des diverses définitions du « bien lire ».

Dernière étape en date, le développement des nouvelles technologies d’information et de communication comme Internet est l’occasion de relancer les débats, la révolution de la communication en général étant considérée comme une révolution de la lecture en particulier. Il nous semble alors nécessaire de revenir sur l’histoire de ces définitions du « bien lire », aujourd’hui confrontées à de nouvelles donnes.

En effet, « bien lire » ne désigne pas seulement, et loin s’en faut, la capacité de déchiffrer correctement un texte, ni même une façon de lire expressive, but affiché de l’école durant toute la première moitié du XXe siècle. Il s’agit surtout de comprendre ce que l’on lit, c’est-à-dire de le lire selon le sens autorisé, de lire ce qu’il faut, et de la manière qu’il faut, selon des normes fixées qui instaurent alors un canon de la lecture légitime, le mot lecture désignant à la fois le corpus et le mode d’appropriation mis en pratique sur cet ensemble d’œuvres. Car les censeurs le savent bien : tout autant, sinon plus que ce que l’on lit, la façon de lire et de s’approprier ses lectures doit être surveillée et dirigée. Il est ainsi particulièrement frappant de voir, dans des œuvres pourtant séparées par plusieurs siècles, les mêmes propos, fondés sur des distinctions comparables.

Au risque de sembler enjamber allégrement les époques, il nous a semblé intéressant, au cours d’un examen forcément rapide et incomplet 2, de rapprocher quelques-unes de ces œuvres, soit fictions, témoignages ou essais, qui jalonnent ainsi les étapes de l’histoire du « bien lire », tout en l’établissant, le confortant, le modifiant. Peuvent ainsi être distinguées deux modalités de lecture, et cela dès l’Antiquité : d’une part, la lecture autorisée, parce qu’utile, procure des profits éthiques ou savants, et d’autre part, la lecture bannie, parce que futile, voire condamnée, parce que pernicieuse, cultive le plaisir fondé sur l’identification et les émotions. Mais loin d’être figées, les définitions de ce que doit être la lecture évoluent : ainsi, deux modèles de lecture utile coexistent et luttent pour la légitimité de la définition du « bien-lire » : la lecture visant à la sagesse, et celle visant au savoir. Quant au mode de lecture futile, il tend peu à peu, comme nous le verrons, à être réhabilité : la lecture futile serait, véritable révolution des mentalités, utile elle aussi...

Pour chacun de ces trois axes, des extraits significatifs ont été sélectionnés, dans une perspective longitudinale, afin de montrer comment un même thème parvient à traverser les époques. La principale difficulté consiste souvent dans la coexistence de différentes définitions de ce que doit être la lecture à une même époque, le propre des découpages, bornes et limites étant d’être posés a posteriori.

L’otium, ou la lecture utile

Skolé chez les Grecs, otium chez les Latins, le terme varie, mais désigne la même aptitude : celle de consacrer ses loisirs, entre autres, à l’enrichissement personnel et intellectuel. Il suffit de considérer que le mot skolé a donné le mot école pour comprendre la distinction entre ces formes de loisirs studieux et l’oisiveté. À l’opposition entre otium et negotium, c’est-à-dire le monde des affaires, l’activité économique, devrait être rajouté un troisième terme, employé d’ailleurs par Cicéron : otiosum otium, l’oisiveté stérile, opposée à l’otium, l’activité intellectuelle.

De ces deux sens du mot loisir, d’un côté le loisir stérile, de l’autre, le loisir enrichissant 3 découlent deux conceptions de la lecture : ainsi, Cicéron oppose ceux qui aiment lire, ou plutôt écouter lire, pour le plaisir de la lecture (voluptas), et ceux qui lisent pour son utilitas (Cicéron, De Fin., V, 2, cité dans Guglielmo, 1997). Cette dichotomie, loin d’être neutre, suppose une hiérarchie des modes de lecture, et induit alors une définition de la « bonne » lecture, la lecture visant l’utilitas. La lecture doit ainsi être utile ; mais les buts visés vont différer au cours des siècles, selon deux grands axes, représentatifs du rapport de la société à la connaissance : recherche de la sagesse ou quête du savoir, cette dernière consacrant son hégémonie dans la définition de la légitimité culturelle au cours du XXe siècle, contre une tradition héritée de l’humanisme, relayée par les philosophes des Lumières, et encore vivace au XIXe siècle.

Le modèle humaniste : la lecture comme voie vers la sagesse

La lecture est d’abord considérée comme une voie vers la sagesse : c’est le cas des moines du Moyen Âge, qui cultivent la méditation et la ruminatio, mais aussi des humanistes de la Renaissance. Ceux-ci considèrent la lecture comme un entretien avec des grands hommes 4 (et non comme un face-à-face avec un texte), pouvant faire bénéficier le lecteur de leurs expériences et de leurs réflexions, comme le montre Montaigne, « qui ne demande qu’à devenir plus sage, non plus savant ou plus éloquent ».

Pour les humanistes, la lecture permet de tirer les leçons du passé, d’apprendre à mieux vivre et mieux mourir. Bien plus que du savoir, ils espèrent trouver dans les livres une amélioration de leur vie, un profit moral, un retour sur soi : « Je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même », déclare également Montaigne. La lecture humaniste déploie des attentes éthiques et philosophiques, demande à la littérature et aux Anciens de l’aider à supporter la réalité de la souffrance (rappelons que Montaigne souffrait de la maladie de la pierre) et la pensée de la mort, recherche cette « science qui traite de la connaissance de [s]oi-même, et qui […] instruise à bien mourir et à bien vivre ».

Le modèle humaniste va inspirer de nombreux auteurs, et est même le modèle de lecture autorisée dominant jusqu’au début du XXe siècle. La lecture est un flambeau, destiné à disperser les ténèbres de l’ignorance, métaphore filée de la lumière, que les auteurs ne se privent pas d’utiliser au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Le thème de la lecture considérée comme instrument de sagesse dépasse ainsi la seule période de l’humanisme ; pour exemple, ce texte particulièrement ironique de Voltaire, qui, en 1765, emploie, comme Montesquieu avant lui, la forme orientaliste pour mieux dénoncer les travers des sociétés : Joussouf-Chéribi, tyran imaginaire, interdit ainsi la lecture sous prétexte qu’« il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir connaissance ».

La même métaphore de la lumière file tout le poème de Victor Hugo, À qui la faute ?, qui, bien avant Bradbury et ses pompiers chargés de mettre le feu aux livres au lieu de les en préserver, utilise le thème de l’incendie de bibliothèque pour illustrer ce culte de la lecture raisonnée et raisonnable, formant l’individu aux valeurs que l’on défend. Nulle question ici d’imaginaire, d’oisiveté, ni de distraction : la lecture et le livre sont placés sur d’autres terrains, ceux de la raison, de la sagesse et de l’esprit. La lecture remplace la religion comme formatrice d’âme, ce dont témoigne le lexique religieux employé (cf. encadré)

Illustration
A qui la faute ?

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Le modèle scolaire : la lecture comme voie d’accès au savoir

Mais la définition du « bien lire » ne place pas toujours en but asymptotique la sagesse. Certaines définitions du « bien lire » visent le savoir. L’institution scolaire prône ainsi un mode de lecture savant, et ce depuis l’élaboration de l’enseignement scolastique. Michel Foucault, dans Les mots et les choses (1966), a bien montré l’importance de la lecture et du commentaire dans la vision scolaire du savoir qui domine au XVIe siècle : dans un savoir conçu comme décryptage d’une vérité préexistante, le commentaire est la glose nécessaire, la troisième épaisseur de discours sur le texte (qui lui, constituerait la deuxième épaisseur de discours), afin de révéler et de retrouver la vérité comme première épaisseur, discours originel, quand « savoir consiste donc à rapporter du langage à du langage » (p. 55). La lecture constitue ainsi la voie par excellence du savoir, puisque tout devient lecture, déchiffrement de la vérité cachée, et son but premier n’est certes pas la distraction. Ce modèle, qui coexiste longtemps avec le modèle hérité de l’humanisme, va devenir en quelque sorte l’apanage du système scolaire, et dominer les définitions du « bien lire », suite à l’élargissement de la scolarisation, et à la théorisation de l’enseignement du français, notamment par Gustave Lanson (1919).

L’école, en effet, et plus spécialement l’enseignement du français, aux prises avec la démocratisation de l’enseignement, ont consacré, tout au long du XXe siècle, une définition « officielle » du « bien lire » fondée sur le modèle savant et qui perdure encore de nos jours. Lanson, fixant les règles de l’explication de texte, donne le ton : distinguant divers types de lecteurs, il ajoute que si « on ne songe même pas à condamner la rêverie », on doit réclamer des « lectures attentives et fidèles », visant le « sens permanent et commun d’une œuvre », grâce à un subtil mélange d’« impression personnelle » et « la connaissance érudite qui sert à préciser, interpréter, contrôler, élargir, rectifier l’impression personnelle ». Et il conclut : « Enfin, on sait lire. » (Cité dans Chartier et Hébrard, 2000, p. 262.)

Qu’il s’agisse de la connaissance de l’histoire littéraire pour les tenants de l’explication de texte classique, ou de la connaissance des outils et mécanismes du langage pour la linguistique et de l’analyse structurale dès le début des années soixante-dix, la lecture est affaire de savoir, et se doit de consacrer le primat de la forme sur le fond (pour une analyse de cet « esprit littéraire » prôné par l’école, voir Pinto, 1998).

Cette suprématie de la lecture savante sur toute autre forme de lecture est tenue pour indiscutable jusqu’à la fin du XXe siècle : ainsi de cette phrase tirée des Instructions officielles de seconde, datant de 1986, qui semble calquée directement sur les propos de Lanson : « En s’exerçant à déchiffrer les textes littéraires, les élèves apprennent à mieux lire tous les textes » ; témoin également, ce manuel de seconde édité en 1998, intitulé Mieux lire, mieux écrire, mieux parler 5, qui reprend cette idée d’une hiérarchie des modes de lectures où le plaisir de la lecture est reconnu, certes, mais sur un mode analogue à celui que développait Barthes dans Le plaisir du texte. Un plaisir essentiellement fondé sur le langage, qui suppose qu’à la maîtrise des compétences générales nécessaires à la lecture entendue comme déchiffrement s’ajoute celle des compétences particulières, des techniques supplémentaires à acquérir : « L’acte de lecture nécessite d’avoir acquis et intériorisé des compétences précises : a) des compétences générales : lexicales, orthographiques, grammaticales et logiques ; b) des compétences particulières : maîtrise de l’énonciation, des genres d’œuvres, des repères culturels – historiques et littéraires – nécessaires. » (p. 14)

Dans Les mots et les choses, Foucault définit la base du savoir au XVIe siècle par le primat accordé à l’interprétation – « Le propre du savoir n’est ni de voir, ni de démontrer, mais d’interpréter » – interprétation se déployant à l’infini dans le commentaire.

Or, cette nécessité à la fois d’interpréter et de voir comment le texte fonctionne est également au fondement de la croyance dans l’efficacité de l’explication de texte 6 et de ses divers avatars au fil des réformes, tant est forte l’influence du modèle scolastique sur la définition de la lecture savante par l’école. Qu’on la nomme explication de texte, commentaire composé, explication linéaire ou lecture méthodique, c’est la suprématie d’un mode de lecture cherchant le sens caché du texte qui est affirmée, que ce sens révèle la vérité du monde, ou, plus modestement, celle de l’auteur ou de la « littérarité ». En effet, au XVIe comme au XXe siècle, même si désormais le lien entre signifiant et signifié n’est plus posé d’emblée comme une évidence, et si on reconnaît la place du lecteur dans le processus de lecture comme élaboration du texte et du sens, « il n’y a commentaire que si, au-dessous du langage qu’on lit et déchiffre, court la souveraineté d’un Texte primitif. Et c’est ce texte qui, en fondant le commentaire, lui promet comme récompense sa découverte finale. » (Foucault, 1966, p. 56.) Lanson parle ainsi, en 1925, du « sens permanent et commun d’une œuvre », du « sens originel, du sens de l’auteur », enrichi ensuite par les différentes strates de lectures, du « sens du premier public et des sens de tous les publics [...] que le livre a successivement rencontrés », afin « d’arracher au texte son secret ».

De la même façon, les Instructions officielles, même si elles reconnaissent que le sens du texte se construit et que « l’on peut mettre en évidence une signification de l’œuvre, dont l’écrivain lui-même pouvait ne pas avoir conscience », filent une métaphore « textile » : le sens du texte est à chercher dans la trame, dans le « tissu du texte » (p. 18, 20, 34). Par ce quasi-pléonasme (textum, en latin, signifiant en effet tissu), est affirmée l’importance de la forme, détentrice du sens. Penser que ce modèle de lecture n’a qu’une ambition scolaire serait une erreur : il est conçu comme une formation de l’esprit, qui, idéalement, serait ensuite appliquée en dehors des murs de l’école et conditionnerait les modes d’appropriation de tous les textes : « Par l’explication, on s’habitue à se mettre dans une certaine attitude d’esprit, dans un certain état d’activité en face des textes [...] Enfin, on sait lire », déclare ainsi Gustave Lanson. De la même façon, pour les Instructions officielles, l’étude en classe d’une œuvre littéraire « vise à leur donner le goût, les instruments et les compétences d’une pratique autonome de la lecture », comme si les élèves, avant d’entrer au lycée et de suivre l’enseignement de français de seconde, ne savaient ou ne pouvaient pas lire...

Lectures utiles contre lectures futiles : la lecture poison

La définition de ce que doit être la lecture oscille ainsi au cours de sa longue histoire entre recherche de la sagesse et celle du savoir. Mais toutes deux représentent un modèle de lecture utile, et condamnent le mode de lecture contre lequel elles s’inscrivent : la lecture futile, cultivant gratuitement plaisir et émotions. Soit on se méfie de ces lectures de distraction, soit, quand on les affiche, on établit une hiérarchie, on les estime plus faciles, et donc de moindre valeur que les lectures « utiles », entendues comme « sérieuses ».

Ici encore, un bref aperçu des propos tenus par les écrivains montre que ce mépris envers la lecture futile, celle qui ne sert ni à la sagesse pour les uns, ni au savoir pour les autres, est un thème transversal. Ainsi ce texte de Machiavel est significatif, car il enchaîne toute une série d’oppositions : la lecture récréative se déroule à l’extérieur, s’accommode sans problème de fange, de boue, et de la défroque de tous les jours, et traite des amours ; l’autre, la lecture utile, est bien plus solennelle : elle nécessite le silence du cabinet, le brocart et la soie, occupe plus de quatre heures de temps, et permet de regarder la mort en face, sujet autrement plus grave... Voici ce qu’il écrit :

« En quittant mon bois, je m’en vais à une fontaine, et de là à ma volière. J’emporte un livre sous le bras, tantôt Dante ou Pétrarque, tantôt l’un de ces poètes mineurs comme Tibulle, Ovide et d’autres : je me plonge dans la lecture de leurs amours et leurs amours me rappellent les miennes ; pensées dont je me récrée un bon moment. [...] Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre dans mon cabinet, et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, couverte de fange et de boue, pour revêtir des habits de cour royale et pontificale ; ainsi honorablement accoutré j’entre dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité. Là, accueilli avec affabilité par eux, je me repais de l’aliment qui, par excellence, est le mien et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à parler avec eux, à les interroger sur les mobiles de leurs actions, et eux, en vertu de leur humanisme, me répondent. Et durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’oublie tous mes tourments, je cesse de redouter la pauvreté, la mort même ne m’effraie pas. »

Montaigne, malgré la désinvolture qu’il affiche face aux livres et à la lecture (« Les difficultés, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles ; je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux [...] Si ce livre me fâche, j’en prends un autre »), distingue lui aussi, comme finalités de la lecture, le plaisir et l’instruction, et valorise implicitement la seconde sur le premier, elle « qui mêle un peu plus de fruit au plaisir... ».

Mais la lecture distractive est souvent condamnée avec bien plus de véhémence qu’une simple hiérarchisation des valeurs. Non seulement elle est une perte de temps, mais elle se révèle également dangereuse, comme en témoigne la métaphore hygiéniste souvent employée par ses détracteurs : poison, vice, décrépitude physique et morale, rien n’est assez fort pour désigner les risques encourus par les lecteurs. Ainsi les frayeurs exprimées au début du XVIIe siècle face au goût que témoignent les jeunes pour la poésie, qui plus est, comble de l’horreur, écrite en langue française, perdurent au cours des siècles, même si l’illégitimité se déplace de la lecture de poésie à celle de fiction : « Alors que toute lecture doit conduire à Dieu, comment le pourroient faire les Poësies et toutes ces pieces Galantes qui font toute la lecture de la jeunesse ? La matière en est mauvaise. Ce sont des peintures de choses ou qu’on devroit ignorer ou qu’on devroit avoir en horreur [...] C’est toujours conformément aux inclinations corrompues qu’on y parle : le vice y est flatté et déguisé, la vertu y est souvent tournée en ridicule. On prend dans ces sortes de lecture un esprit de dissipation, qui ne se peut plus s’appliquer à rien de sérieux, ni qui soit solide. » (B. Lamy, 1684, cité par Monique Bouquet, 1999, p. 41.)

Et le même thème traverse les siècles ultérieurs, comme l’ont bien montré Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard dans Discours sur la lecture en 2000. La lecture futile est soit la lecture de mauvais genres (la poésie, puis le roman), soit la lecture de mauvaises gens (les femmes, les enfants, le peuple, ou les petits-bourgeois dont Bouvard et Pécuchet seraient les malheureux exemples)...

Il est également frappant que cette métaphore d’une lecture-maladie soit aussi mobilisée par des écrivains eux-mêmes, qui, même s’ils se remémorent leurs lectures d’enfance sur le mode de la passion, emploient cependant également le champ lexical de la dépendance à une drogue. Par exemple, dans l’ouvrage posthume d’Albert Camus, Le premier homme : « Il mettait enfin la table, le regard vide et décoloré comme intoxiqué de lecture. [...] Jacques se levait [...] sans lâcher son livre mis sous l’aisselle, et puis, comme un ivrogne, s’endormait lourdement, après avoir glissé le livre sous son traversin. »

D’autres se font l’écho des maladies nerveuses causées par ces lectures qui engagent toutes les sensations et impliquent le lecteur corps et âme. Les mots peuvent même influer sur la condition physique, car, « lisant, nous sommes tout à coup une substance sans chair, nous devenons sans nous en rendre compte des êtres faudrait-il dire spirituels, affectés ni par la faim ni par les intempéries, ni par les deuils, ni par l’amour, mais par les mots de faim et de tempête, de mort et d’amour » (Baudry, 2000, p. 23). Ainsi de Michel Tremblay, qui, suite à la lecture des Enfants du Capitaine Grant, tombe malade : « Un épisode en particulier m’empêcha de dormir toute la nuit, je fis de la fièvre et me retrouvai incapable de me lever pour me rendre à l’école le lendemain matin, au grand dam de ma mère qui se doutait que Les enfants du capitaine Grant était la cause de cette nervosité mal canalisée. [...] Mes parents furent très inquiets. Je faisais de la fièvre, mais je n’avais aucun symptôme de grippe ou même de simple rhume. »

Mal lire ou le ravissement du lecteur

Mal lire, c’est ainsi se laisser dominer par ses sensations plutôt que de suivre sa raison, sentir avant de penser, pour reprendre l’expression de Rousseau dans Les Confessions 7, s’identifier aux personnages, et confondre imaginaire et réalité : être ravi, au double sens du terme, à en perdre la raison. Pour Robert Darnton, c’est d’ailleurs Jean-Jacques Rousseau qui, le premier, affirme la lecture « ordinaire », c’est-à-dire la lecture fondée sur les émotions, l’identification et les sensations, aux antipodes de la lecture savante, qui réclame distanciation et analyse 8.

La littérature propose une galerie de victimes de cette lecture pernicieuse, qui coûte la vie à ceux qui s’y adonnent, par la faute de cette « robe de mort tramée de mots » pour reprendre la belle expression d’Umberto Eco dans L’île du jour d’avant. On pense évidemment à Don Quichotte, celui qui, comme l’analyse Foucault, « s’est aliéné dans l’analogie [...] joueur déréglé du Même et de l’Autre », et qui ne voit partout que ressemblances, au point de confondre moulin et chevaliers, réalité et fiction, alors que, contrairement au XVIe siècle, les mots se sont disjoints des choses.

Ce n’est sans doute pas un hasard si Umberto Eco place également au XVIIe siècle l’intrigue de son roman, où Roberto de La Grive meurt pour s’être cru Ferrante, le personnage principal du roman qu’il s’inventait. Il avait pourtant été prévenu : « Vous avez lu trop de romans, lui dit Saint-Savin, et vous cherchez à en vivre un » (p. 84). Roberto, naufragé, décide d’écrire un roman pour maîtriser et oublier la jalousie qu’il éprouve à l’égard de Lilia, sa belle, mais finit par confondre réel et fiction, ce qui lui coûte la vie.

« Que les Romans, malgré leur vertu, aient leurs défauts, Roberto aurait dû le savoir. Comme la médecine enseigne aussi les poisons, [...] de même l’Art du Roman, tout en nous avertissant qu’il nous fournit des fictions, ouvre une porte dans le Palais de l’Absurdité, laquelle, par légèreté franchie, se referme dans notre dos. Mais il n’est en notre pouvoir de retenir Roberto de faire ce pas, car nous tenons pour sûr qu’il l’a fait. » (p. 366-367)

Roberto décide de devenir héros de son Roman, se vouant ainsi à une noyade certaine : « À moins que le Roman ne fût pas encore fini, et que restât en réserve un Héros secret, capable d’un geste imaginable au seul Pays des Romans. Par amour, Roberto décida d’accomplir ce geste, en entrant lui-même dans son récit [...] Possible qu’il ne se rendit point compte qu’il projetait d’aborder réellement sur l’île pour trouver celle qui y parvenait par la seule vertu de son récit ? Mais Roberto, nous l’avons déjà vu, après avoir commencé à songer à un Pays des Romans en tout point étranger à son propre monde, était enfin arrivé à faire confluer les deux univers l’un dans l’autre sans peine, et il en avait confondu les lois. » (p. 490-491)

Et Roberto de rejoindre ainsi les Don Quichotte ou Emma Bovary, dont l’agonie est assez éloquente quant à la véritable cause de l’empoisonnement : « Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. [...] Cet affreux goût d’encre continuait. [...] Un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche. » (Flaubert, 1856, p. 293 et 307 de l’édition Classiques Garnier, 1957.)

Confondre réel et fiction est ainsi passible de mort et met en danger le lecteur qui prend trop de plaisir à sa lecture, au point de s’identifier aux héros et de perdre la conscience des frontières. Cette condamnation à mort des héros littéraires coupables de mauvaises lectures, entendues à la fois comme mauvais genre (le roman) et comme mauvaises façons de lire (recherche de l’émotion et de l’identification), est révélatrice du jugement porté sur la lecture ordinaire.

Quand la lecture profane devient la voie de la sagesse et du sacré

Or, ce modèle de lecture, si longtemps décrié, tend à être réhabilité. Y ont contribué les descriptions des lectures adolescentes, et la reconnaissance du rôle tenu par l’identification dans l’élaboration de la personnalité. En effet, les diverses enquêtes menées en sociologie 9, ainsi que les témoignages tant littéraires qu’obtenus dans les cadres d’entretiens révèlent, outre la recherche d’évasion et d’émotions, l’existence et l’importance des attentes éthicopratiques investies dans ce mode de lecture.

Ainsi, de nombreuses réflexions sur la lecture opposent des couples de termes : lecture savante et lecture ordinaire, mais aussi, et cela nous enseignera sur les profits possibles de la lecture ordinaire, lecture « esthétique » et lecture « éthique » (Bourdieu, Jauss, Lahire...). La relation esthétique implique une forte prise de distance : le texte étant envisagé comme une forme pure, c’est le plaisir esthétique qui est la seule motivation de lire. La relation éthique, quant à elle, ancre le texte dans le vécu, consiste à apprécier une œuvre selon les valeurs liées à son expérience, et à en attendre des profits éthicopratiques : conseils, expériences par procuration... Les propos de ces élèves rassemblés par leur professeur de français rejoignent la théorie des chercheurs, et montrent la complexité du rapport d’identification et son rôle dans l’édification de soi : « [Soumia] se souvenait de La fille d’en face, l’histoire d’une rencontre entre deux jeunes adolescents “Une rencontre”, insistait-elle. Un premier contact entre garçon et fille. Là, ses parents ne pouvaient pas beaucoup l’aider. [...] Elle, avec ses douze ans, avant même toute rencontre, elle anticipait, se rassurait en lisant. [...] Alors Latifa, qui réfléchit bien, a secoué tout le monde en prenant la parole. Elle n’y est pas allée par quatre chemins : les livres étaient des réponses aux questions qu’elle se posait. » (Dommergues, p. 100-101.)

Autres lieux, autres temps, près d’un siècle plus tôt, de la même façon que Soumia et Latifa, le petit Marcel (Proust) cherchait dans la lecture (ici de Théophile Gautier) les réponses concrètes aux problèmes qu’il se posait. Certes, les questions ne sont pas les mêmes, différences d’époque et de milieux sociaux aidant, mais le guide auquel on s’adresse est, dans les deux cas, un livre : « J’aurais voulu surtout qu’il me dît si j’avais plus de chance d’arriver à la vérité en redoublant ma sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de cassation. »

Au-delà de ces attentes purement pratiques, la lecture ordinaire devient également un outil d’introspection. Aux profits concrets s’ajoutent alors des attentes éthiques, et la lecture ordinaire, cultivant émotions et identification, est voie vers la sagesse. Ainsi, le primat n’est plus la forme, mais la fonction : le livre n’est pas une fin en soi, mais un moyen, il n’est pas le trésor, mais les clefs de celui-ci, le « sésame » « des trésors des rois » – pour reprendre le titre de la conférence de Ruskin qui donna l’occasion à Proust d’écrire son essai Sur la lecture, véritable plaidoyer précurseur en faveur de ce mode de lecture que nous nommons ordinaire. Et la lecture devient « l’initiatrice, dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer. » (p. 66) « Et c’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres [...] que pour l’auteur ils pourraient s’appeler “Conclusions” et pour le lecteur “Incitations”. Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donne des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. » (p. 38)

En remplaçant ainsi l’idée d’une identification stérile par celle d’une recherche d’expériences pratiques et éthiques, les écrivains se rapprochent alors paradoxalement du mode de lecture que prônaient les humanistes qui plaçaient comme but la sagesse, et attendaient de la lecture un profit moral, par le biais du retour sur soi. Les mots ne sont alors que les vecteurs d’une expérience à comprendre et partager, les outils d’une introspection et de la prise de conscience de la vie intérieure 10.

Proust reprend d’ailleurs les inquiétudes et les discours sur les dangers de la lecture, mais en en inversant la cible. C’est maintenant la lecture lettrée qui se trouve en butte aux critiques, car elle dessèche la sensibilité, et prend le livre comme fin et non comme moyen : « [Le lettré] lit pour lire, pour retenir ce qu’il a lu. Pour lui, le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu’il adore pour elle-même. [...] Il s’encombre de leur forme intacte, qui, au lieu d’être pour lui un élément assimilable, un principe de vie, n’est qu’un corps étranger, un principe de mort. » (p. 77-78)

Comble du retournement, Proust va même jusqu’à reprendre la métaphore médicale tant usée aux dépens de la lecture ordinaire, pour, cette fois, l’appliquer à son avantage. La lecture suscitant les émotions et la participation nerveuse n’est plus un poison, mais un remède : « Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative et être chargée, par des incitations répétées de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans la vie de l’esprit. Les livres jouent auprès de lui un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains neurasthéniques. » (p. 69)

Les pratiques de lecture ordinaire répondent ainsi à des attentes éthiques, et semblent conférer des enrichissements guère éloignés de ceux qu’en attendaient les humanistes de la Renaissance, même si eux-mêmes distinguaient des hiérarchies dans leurs pratiques. Ainsi, les attentes investies dans la lecture ordinaire sembleraient correspondre à celles que recherchait une des formes de lecture savante.

Autre paradoxe de la lecture ordinaire : reniée au nom de l’aspect sacré et solennel de la lecture, elle est elle-même évoquée sous les modalités du religieux. La description de la chambre du petit Marcel est ainsi exemplaire 11 : « Ces hautes courtines blanches qui dérobaient aux regards le lit placé comme au fond d’un sanctuaire ; la jonchée de couvre-pieds en marceline [...] sous lequel il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous les festons et les fleurs [...] ; à côté du lit, la trinité du verre à dessins bleus, du sucrier pareil et de la carafe [...], sortes d’instruments du culte – presque aussi saints que la précieuse liqueur de fleur d’oranger placée près d’eux dans une ampoule de verre – [...] cette blanche nappe en guipure qui, jetée comme un revêtement d’autel, [...] la faisait ressembler à la Sainte Table. [...] Elles faisaient de cette chambre une sorte de chapelle. » (p. 46-48)

Si l’on se réfère aux analyses du sacré menées par Mircéa Eliade, c’est d’ailleurs bien la lecture ordinaire qui en remplit les caractéristiques, et non pas la lecture savante, en permettant de s’extraire du temps quotidien, comme le faisait le temps « sacré » : « Même la lecture comporte une fonction mythologique : non seulement parce qu’elle remplace le récit des mythes dans les sociétés archaïques et la littérature orale, [...] mais surtout parce que la lecture procure à l’homme moderne une “sortie du Temps” comparable à celle effectuée par les mythes. Que l’on “tue” le temps avec un roman policier, ou que l’on pénètre dans un univers temporel étranger, celui que représente n’importe quel roman, la lecture projette l’homme moderne hors de sa durée personnelle et l’intègre à d’autres rythmes, le fait vivre dans une autre “histoire”. » (Eliade, 1965, p. 174.)

Non seulement l’identification est loin de s’opposer à la sagesse et à l’introspection, mais elle est souvent rejetée au nom de la valeur sacrée de la lecture et de la littérature ; le mode de lecture ordinaire, en permettant l’évasion dans un hors temps, en spiritualisant et dématérialisant en quelque sorte l’être du lecteur, serait justement une des expressions du sacré dans notre société moderne 12...

La réhabilitation du modèle de lecture ordinaire ?

Or, cette revalorisation de la lecture ordinaire, qui n’a été que récemment concédée aux lectures adolescentes, comme si la lecture ordinaire pouvait être utile à une certaine époque de la vie pour être relayée ensuite par la lecture savante, tend à se généraliser à toutes les catégories de lecteurs. Observée par les sociologues chez les adolescents, par les historiens chez les jeunes comme chez les étudiants d’universités prestigieuses américaines 13, perçue même comme une nouvelle révolution de la lecture, l’attitude « postmoderniste », comme la nomment surtout ses détracteurs, révèle la remise en cause des canons traditionnels, et le questionnement des valeurs qui fondaient la légitimité de la lecture « classique ».

Certaines voix s’élèvent alors comme pour avouer, justifier, et revaloriser un mode de lecture jusqu’alors méprisé ou renié, même s’il existait certainement chez les plus lettrés également 14. Et cette revalorisation ne se limite pas aux pratiques adolescentes, elle gagne aussi l’univers de lecture des adultes. Si Sartre, déjà en son temps, disait sur le mode de l’aveu presque honteux avoir plus de plaisir à lire une Série noire que Wittgenstein, Pierre Dumayet, quant à lui, revendique nettement la persistance du mode de lecture ordinaire dans sa biographie de lecteur, l’opposant même nettement à la volonté de savoir prônée par l’école : « Quant aux textes étudiés en classe, je les ai oubliés [...]. Je crois me souvenir qu’on nous apprenait à démonter les tragédies, comme nos adjudants, un peu plus tard, nous enseigneraient l’art de remonter un fusil : les yeux bandés. [...] Quant au plaisir de lire, il était très loin. Je n’accuse personne, sauf moi. Je n’avais pas compris que les livres servaient à apprendre. Je croyais que lire servait à lire, exclusivement. Je crois n’avoir pas changé. » (Autobiographie d’un lecteur, 2000.) Par la lecture ordinaire, c’est ainsi la notion de plaisir de lire qui se trouve revendiquée 15.

Un peu plus loin, il nous donne un exemple éloquent de l’affirmation assumée de pratiques ordinaires dans les lectures adultes : « Un jeune Américain noir, qui faisait une thèse sur Stendhal, me dit sans le moindre sourire : “Madame de Rênal est une Blanche ; Julien Sorel est un Noir.” Bien entendu, ce thésard savait bien que Julien Sorel était un Blanc, mais quand il lisait Le Rouge et le Noir, pour lui, pour son plaisir, Julien était un noir [...] Il m’a révélé la liberté du lecteur, la liberté de la lecture.[...] On peut lire et relire un texte pour savoir comment il est fait. Cette lecture peut nous rapprocher du texte, mais elle ne peut prétendre à aucune légitimité. Il n’y a pas de lecture idéale. » (p. 196 -197)

L’évolution ne se situe pas tant dans les modes de lecture eux-mêmes, qui, rappelons-le, ont toujours coexisté, que dans la prise de parole par ceux qui cultivent ainsi une lecture ordinaire, et dans leur revendication ouverte : si Comme un roman, de Daniel Pennac, a remporté un tel succès, c’est sans doute parce qu’il proclame haut et fort la légitimité d’un modèle de lecture jusque-là stigmatisé. L’innovation réside ainsi dans l’affirmation assumée par des catégories de lecteurs légitimes de pratiques de lecture qui, par tradition, ne le sont pas. La reconnaissance et la revalorisation, durant ces dix dernières années, d’une façon de lire, jusqu’alors tue, cachée et méprisée, sont en tout cas assez prégnantes pour susciter les alarmes et les mises en garde de certains intellectuels 16 contre cette attitude, pour qui « ce que lisent les lolitas vaut Lolita » (Finkielkraut, p. 152). Il semblerait effectivement que le mode de lecture qui était à peine consenti aux enfants soit en passe d’être reconnu comme aussi valable qu’un autre, non seulement pour les adolescents, comme le réclame Pennac, mais également, comble du renversement, pour les adultes : et ceci représenterait en effet une révolution de la lecture.

Signe des temps, l’évolution gagne également – certes timidement – l’institution scolaire. Qu’on en juge par les derniers programmes relatifs aux classes de seconde : l’accent est désormais mis sur une nécessaire continuité entre collège et lycée et les métaphores relatives au texte comme trame ou tissu ont disparu. La suprématie de la lecture savante sur les autres pratiques de lecture n’est plus affirmée nulle part. La lecture savante est présentée comme un mode de lecture parmi d’autres, qui n’a plus pour vocation d’extrader les formes de lecture antérieures : « Les élèves qui entrent en seconde ont déjà appris, tant dans leur cursus antérieur que dans leurs pratiques personnelles, à s’approprier des écrits divers selon des modalités de lecture variées. On vise à développer leur goût et leur capacité de lire, en les confrontant cependant à des œuvres plus éloignées de leur univers familier, dans un souci de formation de culture partagée » 17.

Ainsi, la lecture d’œuvres de la littérature n’a plus pour mission d’apprendre aux élèves de seconde à lire, mais de contribuer à l’élaboration d’une culture littéraire et générale.

La nouvelle donne technologique

Les résultats des enquêtes empiriques comme les analyses des historiens de la lecture voient au tournant du XXe au XXIe siècle une nouvelle étape dans l’histoire de la lecture, avec l’abandon non seulement des canons en vigueur depuis des siècles, mais également de toute idée de canon. Bien plus, c’est l’ordre même de la lecture qui semble évoluer. En effet, si la lecture ordinaire, nous l’avons vu, est revendiquée par certains comme voie vers la sagesse, au nom des profits éthiques qu’elle procure, rejoignant ainsi d’une certaine manière le modèle humaniste, c’est là le fait d’écrivains et d’intellectuels.

Pour les adolescents, la lecture est surtout devenue une pratique comme une autre, encadrée par le marché des loisirs ; le succès et la médiatisation de la série des Harry Potter sont un exemple flagrant, puisque la méthode de vente du dernier tome est la même que celle employée pour vendre les consoles de jeux : annoncer la sortie en nombre limité de l’opus tant convoité, et convoquer en grande pompe dans un grand magasin lecteurs et presse à minuit... Contrairement aux humanistes, Machiavel, Montaigne, puis aux auteurs poursuivant leurs idéaux de lecture, tels Voltaire ou Hugo, le but affiché par ces adolescents quand ils ouvrent un livre n’est certes pas de devenir sages, mais bien plutôt de se divertir. Tout ce qu’on peut affirmer, et c’est en soi une révolution des mentalités après des siècles de mépris et de mises en garde, c’est que la lecture ordinaire et le plaisir qu’elle procure n’empêchent pas les profits éthiques, ni, de devenir, en plus, un peu plus sage...

Mais ce bouleversement de l’ordre de la lecture est également à prendre au sens le plus concret : depuis le passage du volumen au codex, la lecture occidentale n’avait guère évolué matériellement, exception faite de la ponctuation et de la césure des mots au Moyen Âge. Or, il s’invente une nouvelle façon de lire, non plus linéaire et progressive, mais fragmentée et pluridimensionnelle : lecture « zapping », influencée par les modes d’appropriation télévisuels, lecture « hypertextuelle » venue des cédéroms et d’Internet, il semblerait que la lecture quitte le plan pour se déployer dans l’espace en des configurations inédites. Si, comme nous l’avons vu, le modèle de lecture ordinaire connaît un mouvement de légitimation, bien d’autres aspects de la lecture – et des plus concrets – sont en pleine évolution.

En effet, si les spécialistes datent la révolution technologique elle-même de la période 1970-1980, la fin du XXe siècle aura vu la diffusion des produits issus de ces innovations, et la généralisation des pratiques que ceux-ci engendrent. Or, cette ère de l’Internet, de l’interconnexion et de l’interactivité, maîtres-mots des usages inédits de l’information, a évidemment entraîné de nouvelles perspectives, avec leurs lots de discours, allant de l’enthousiasme inconditionnel aux harangues alarmistes, ajoutant ainsi des écrits et des paroles à une production déjà extrêmement variée et contrastée. Pour les uns, chacun aura désormais accès à une bibliothèque universelle, et l’on assiste ainsi à une démocratisation du savoir. Pour les autres, cette démocratisation n’est qu’un leurre, la bibliothèque universelle – à l’image de celle imaginée par Borges dans « La bibliothèque de Babel » – restera pour les exclus toujours virtuelle, et la mort du livre papier, remplacé par des e-books, se profile à l’horizon.

Une nouvelle hiérarchie se trouve mise en exergue, qui permet d’analyser comment les définitions du « bien-lire » s’adaptent aux nouvelles donnes technologiques ou sociales, et concernent simultanément ou successivement divers objets. Pour les détracteurs d’Internet et du mode de lecture qui en découle, la définition du « bien lire » est à défendre sur plusieurs fronts : il s’agit d’évaluer le support (qui dépasse ici le simple clivage entre écran et écrit, puisque l’écran « livre » de l’écrit), en distinguant le papier des cristaux liquides. La hiérarchie s’établit également dans les façons de lire : lecture linéaire productrice de savoirs ou navigation sans frontière ni limite du texte à l’hypertexte, dans lequel on risque fort de se perdre et de n’accumuler que des informations décousues. On pourrait même imaginer une hiérarchie fondée sur les publics lecteurs (même si l’usage d’Internet se généralise désormais), qui séparerait les lettrés « traditionnels », héritiers et transmetteurs des savoirs classiques, et les représentants d’une culture scientifique et informatique.

De la même façon, on pourrait distinguer les genres lus : lecture de fiction ou d’information, le roman, si longtemps honni, devenant ainsi le mètre étalon d’une lecture digne de ce nom, contre le site ou la page web. Enfin, les discours commencent également à émerger concernant le langage et les modifications apportées au français et à l’écriture classique par les internautes (Anis) : hybridation de l’écriture et de pictogrammes, effacement des niveaux de langue traditionnels et des frontières entre langue parlée et langue écrite, écriture spontanée et hâtive, où se perdent les formules de politesse et les soucis orthographiques au profit des abréviations et inventions lexicales (à la façon des « texto » qui s’inventent un nouvel alphabet), visant à la fois à gagner du temps dans ces écrits de l’urgence, mais également à élaborer un code spécifique pour initiés.

Car les discours fondant les définitions du « bien lire » ont toujours été ainsi protéiformes, et ont concerné, tour à tour ou tout à la fois, la langue (grec et latin contre français, français contre « parlécrit » pour reprendre le terme utilisé par Anne-Marie Jeay, les supports (Pléiade ou livre de poche par exemple), les genres (essai ou roman...), les manières de lire (lire en silence ou à haute voix, lire beaucoup ou peu, lire ou relire), les publics (hommes ou femmes, adultes ou enfants, classes favorisées ou peuple...), les modes d’appropriation et les attentes investies dans la lecture (distraction et évasion, identification ou information, formation morale ou scientifique, recherche du savoir ou de la sagesse...).

Reste maintenant à s’interroger sur le nouveau canon, la nouvelle définition du « bien lire » qui émergera de ces pratiques inédites : restera-t-elle sur le mode de déploration des pratiques classiques, opposant linéarité et déploiement, papier et cristaux liquides, ou débouchera-t-elle au contraire, la généralisation de ces nouveaux médias aidant, sur une définition originale et l’élaboration de ses propres critères et canons ?

Juillet 2001

  1. (retour)↑  Cité par Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard dans Discours sur la lecture, 1880-2000, Paris, BPI, Fayard, 2000, p.168.
  2. (retour)↑  Il serait ainsi nécessaire de rapprocher les définitions de la « bonne » lecture du contexte qui les voit émerger : état du champ de la littérature, position des écrivains cités dans ce champ, degré d’autonomie du champ, etc.
  3. (retour)↑  Cette ambivalence du terme « loisir » traverse les siècles : on retrouve en effet la même distinction du sens du mot loisir au XXe siècle, et qui plus est dans un roman de science-fiction, Fahrenheit 451, dans un dialogue entre Montag et Faber (Bradbury, p. 116) : « – Voilà la première chose dont je disais que nous avions besoin.– Et la seconde ?– Le loisir.– Oh, mais nous avons plein de temps libre ! – Du temps libre, oui, mais du temps pour réfléchir ? »C’est d’ailleurs un des enjeux de Norbert Elias et Eric Dunning que de lutter, par l’élaboration d’une typologie, contre la confusion entre loisirs et temps libre, contre la distinction manichéenne entre travail et loisir (1986).
  4. (retour)↑  Ce thème est un leitmotiv au fil des siècles. Rappelons-nous cette phrase de Descartes : « La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs », ou encore cette pensée de Ruskin, qui voit dans sa bibliothèque « une société qui nous est continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps que nous le souhaiterions, qules que soient notre rang et notre métier ; nous parleraient dans les termes les meilleurs qu’ils puissent choisir, et des choses les plus proches du cœur » (Ruskin, 1865, 1987 pour les Editions Complexe, p 115-116, 125).Au-delà du cliché, une telle métaphore éclaire sur les attentes investies dans la lecture : profiter de la sagesse des écrivains afin d’enrichir la sienne.
  5. (retour)↑  Mieux lire, mieux écrire, mieux parler. Méthode pour les lycées, Paris, Hachette Éducation, 1998.
  6. (retour)↑  Le caractère illimité de ce commentaire est souligné d’ailleurs par Gustave Lanson : « [textes] dont les possibilités de significations ne sont en quelque sorte limitées que par la capacité des esprits qui s’y appliquent » (op. cit., p. 39).
  7. (retour)↑  « Je sentis avant de penser [...] Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. [...] Je devenais le personnage dont je lisais la vie. » (Rousseau, 1782 pour la 1re édition, p. 30 de l’édition 1998.)
  8. (retour)↑  L’emploi de l’adjectif « ordinaire » s’explique par le fait que ce modèle de lecture est universel et préscolaire, c’est-à-dire repéré aussi bien chez les enfants que chez les classes populaires, ce qui a souvent abouti à disqualifier deux fois ce mode de lecture : populaire, donc illégitime culturellement, et « juvénile », donc représentant une étape dans un processus de perfectionnement. Le système scolaire réserve d’ailleurs la lecture ordinaire au collège, et la lecture savante au lycée.
  9. (retour)↑  Voir par exemple Joëlle Bahloul ; Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Détrez ; Richard Hoggart ; Bernard Lahire.
  10. (retour)↑  Ce thème a été repris par Jean-Louis Baudry, qui utilise également cette métaphore d’une lecture qui agirait comme le fameux « sésame » d’Ali-Baba : « [Les livres] avaient eu pour mission d’ouvrir des voies qui, sans leur concours, seraient restées obstruées, de nous faire visiter à l’intérieur de nous-mêmes des domaines, des grottes, un art pariétal que nous n’avions fait que supposer » (L’âge de la lecture, p. 83). Ainsi, la lecture n’est pas ravissement stérile de l’âme : elle est au contraire retour sur soi, exercice de la pensée et instrument de sagesse.
  11. (retour)↑  C’est nous qui soulignons.
  12. (retour)↑  Les analyses menées par Norbert Elias sur les loisirs qu’il nomme « mimétiques » pourraient également être appliquées à la lecture « ordinaire ». En simplifiant à l’extrême, pour Elias, il est nécessaire, dans notre société où dominent l’autocontrôle et la routine, de trouver dans les loisirs où sont transposées certaines émotions l’occasion de vivre celles-ci, habituellement bridées, le plaisir et la délectation en étant des éléments essentiels. Elias fait d’ailleurs appel à la théorie de la catharsis développée par Aristote (Sport et civilisation, et notamment le premier chapitre « La quête du plaisir dans les loisirs »).
  13. (retour)↑  Voir Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Détrez ; Jean-Yves Mollier ; Armando Petrucci.
  14. (retour)↑  Sur la coexistence de plusieurs dispositions chez un même individu, voir Bernard Lahire.
  15. (retour)↑  La notion de plaisir de lire présente bien des dangers : nul doute que la lecture savante s’accompagne également, pour ceux qui savent la manier, de plaisir. Nul doute également que ce modèle de plaisir peut se révéler aussi effrayant que celui de la lecture savante, car il suppose l’évidence du plaisir de lire, et substitue ainsi une norme à une autre.
  16. (retour)↑  Sur le même thème, celui de la défense de la culture classique, voir également (et entre autres) Jacqueline de Romilly, et Danielle Sallenave.
  17. (retour)↑  Bulletin officiel de l’Éducation nationale, hors-série n° 6 du 31 août 2000, p. 5.