Enquête sur la filière du livre numérique

par Dominique Cartellier

Emmanuelle Jéhanno

Paris : 00h00, 2001. – 119 p. ; 21 cm. ISBN 2-7454-1722-3 : 99 F – 15,09 euro

La chaîne traditionnelle du livre demeure largement méconnue du grand public et même de certains professionnels qui y sont impliqués plus ou moins directement. Que dire alors de la filière du livre numérique actuellement en émergence, dont les produits – livres électroniques, e-books – ne touchent encore qu’une infime minorité d’utilisateurs ? Les nouvelles technologies sont pourtant à l’origine de profonds changements dans les différentes étapes de production et de diffusion du livre. Les comprendre peut permettre de mieux appréhender les évolutions en cours et leurs logiques, au-delà des annonces triomphalistes des industriels et du déferlement médiatique dont les nouveaux produits et supports électroniques font l’objet.

État des lieux

Partant de ce constat, Emmanuelle Jéhanno s’est intéressée aux nouvelles modalités d’organisation de la filière du livre numérique, en relation avec la filière traditionnelle et a tenté de cerner les enjeux de cette nouvelle économie du livre. Dans son ouvrage Enquête sur la filière du livre numérique, elle brosse un état des lieux de la chaîne du livre numérique, à partir de 60 entretiens réalisés d’avril à août 2000, dans le cadre d’une enquête pour le Centre de sociologie des organisations (CNRS). Cette étude, publiée fort opportunément aux Éditions 00h00, répond aux questions que professionnels ou grand public sont amenés à se poser sur ce nouveau secteur : quels sont les maillons de la chaîne du livre numérique ? Quels en sont les acteurs ? Comment se positionnent les éditeurs traditionnels ?

Avant toute analyse, une mise au point s’avère toutefois nécessaire sur la notion même de livre numérique, dont les différentes appellations (livre électronique, virtuel, dématérialisé, e-book, etc.) soulignent le flou lexical et sémantique ainsi que les difficultés de définition. Emmanuelle Jéhanno fonde donc une « définition méthodologique » – « un ensemble de signes stockés sous format numérique qui peuvent être imprimés dans leur ensemble pour obtenir un livre imprimé d’un assez grand nombre de pages » –, qui peut sembler restreinte puisqu’elle exclut les éditeurs vidéo ou multimédias, mais qui correspond cependant aujourd’hui à la majorité des pratiques de mise en ligne de livres numériques. Elle est néanmoins évolutive dans la mesure où les livres numériques de demain auront recours, pour la plupart, aux potentialités du multimédia avec l’ajout possible du son et des images animées.

Partant de cette définition, l’auteur s’attache à décrire les étapes fonctionnelles de la chaîne aboutissant au livre numérique, qui sont pour certaines communes, et pour d’autres, distinctes de celles de la chaîne papier. Elle identifie ainsi des maillons nouveaux comme la fabrication et la commercialisation d’équipements qui permettent de lire un livre numérique (matériel et logiciels de lecture), et l’impression à la demande qui ne s’intègre pas à l’étape de fabrication du livre comme l’offset dans la chaîne papier et surtout, fait intervenir des technologies complètement différentes. Parmi les étapes analogues ou symétriques, figurent la numérisation supposant une structuration spécifique des contenus pour une diffusion multisupport, la diffusion des livres numériques, enfin, la vente et la distribution qui, avec des activités logistiques et financières, sont le pendant virtuel de la distribution physique. Les transformations de cette chaîne impliquent, selon l’auteur qui évoque un « changement de paradigme économique », de modifier l’approche économique traditionnelle du livre. En particulier, avec le livre électronique, seul le premier exemplaire a un coût, quel que soit le nombre d’utilisateurs qui téléchargeront le document. Se trouve alors posée la question du prix du livre pour laquelle, notamment, les modèles économiques ne sont pas encore stabilisés.

Les types d’acteurs

Quels sont les différents types d’acteurs qui interviennent dans cette chaîne ? Emmanuelle Jéhanno en identifie trois – les « nouveaux acteurs », les « nouveaux entrants » et les acteurs traditionnels de la filière du livre papier – dont elle définit les positionnements stratégiques respectifs. Les nouveaux acteurs sont de jeunes entreprises créées récemment qui n’existaient pas dans la filière traditionnelle. Il s’agit, par exemple, de sites Internet thématiques proposant de consulter en ligne ou de télécharger moyennant paiement, des extraits d’ouvrages existant déjà sous forme papier, dont le rôle, toutefois, dans la chaîne du livre, est encore virtuel plus que réel. Dans cette catégorie, figurent également des éditeurs ou des libraires de textes à imprimer à la demande, comme CyLibris ou Librissimo, et ceux que l’auteur appelle les « pionniers du livre numérique » : positionnés sur un ou plusieurs maillons de la chaîne, ils sont présents dans la distribution et la vente en ligne, mais sont aussi dépendants des contenus éditoriaux traditionnels. C’est en particulier le cas de 00h00, Bibliopolis et Cytale, dont Emmanuelle Jéhanno analyse en détail les stratégies et les évolutions. Les nouveaux entrants regroupent des entreprises œuvrant dans des secteurs éloignés du livre, mais dont la présence au sein de la chaîne du livre numérique s’explique par l’apparition des nouveaux maillons à caractère technologique. Il s’agit ainsi de grands constructeurs de matériel informatique (Microsoft, Sony, Casio, Hewlett-Packard) susceptibles de produire et commercialiser des supports de lecture type e-book, ordinateurs portables ou assistants personnels, des opérateurs de téléphonie mobile ainsi que des acteurs futurs de l’encre et du papier électronique (Xerox, E-ink). Il s’agit également de concepteurs de logiciels de lecture (notamment Microsoft et Adobe) et enfin de concepteurs et fabricants en matériel d’impression numérique (type Xerox).

Ces nouveaux entrants, parmi lesquels Microsoft est en position de favori, sont devenus, estime Emmanuelle Jéhanno, « des relais incontournables pour la production technique et la sécurisation de circulation du livre numérique ». Ils peuvent aussi constituer une menace pour les éditeurs en ce qui concerne les contenus. Leur positionnement, bien au-delà de la filière du livre numérique, vise tout contenu numérique (textes, images, sons) ayant été ou non publié. Analysant la stratégie et les intérêts de ces acteurs fort dissemblables, l’auteur conclut à un « cocktail inédit » : au sein de la chaîne du livre désormais se côtoient et collaborent start-up et poids lourds technologiques. Combien de temps pourra durer cette collaboration entre petits et grands ?

Les conséquences de ces transformations de la chaîne du livre pour les éditeurs traditionnels (qui constituent la troisième catégorie d’acteurs) sont sans doute plus complexes à analyser. Outre l’arrivée de ces puissants acteurs technologiques, les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) représentent en effet une menace qui prend plusieurs formes : l’autopublication et la concurrence qu’elle implique, l’auteur pouvant se passer de l’éditeur pour rendre publique son œuvre par une mise en ligne directe ou par l’intermédiaire d’un portail numérique ; la tendance récente semblant se développer chez certains jeunes auteurs de premier roman qui ne souhaitent pas céder leurs droits électroniques à la maison d’édition qui les édite, aussi prestigieuse soit-elle. Là aussi, des éditeurs comme 00h00 deviennent des concurrents sérieux, d’autant que l’édition électronique, rappelle Emmanuelle Jéhanno, s’introduit sur un marché où les nouveautés ont un poids économique important. Parallèlement, le développement de l’édition électronique peut être à l’origine d’un certain nombre d’opportunités. Le numérique apporte ainsi une solution aux dysfonctionnements de la chaîne du livre (tirages mal adaptés, lourdeur du système de distribution), il recentre le métier d’éditeur sur un des aspects essentiels de la fonction éditoriale, à savoir la sélection de contenus. Enfin, en terme de marchés, il pourra peut-être offrir de nouvelles perspectives en permettant la reconquête de certaines catégories de lecteurs, mais surtout en améliorant la rétribution des éditeurs.

Les éditeurs traditionnels

L’attitude des éditeurs traditionnels constitue un élément déterminant de ces évolutions. L’auteur en propose une analyse fort intéressante, en montrant l’ambiguïté de leur comportement. Elle souligne ainsi la prise de conscience qui s’est effectuée concernant par exemple les perspectives de nouveaux marchés de la lecture électronique, ou bien l’arrivée de nouveaux acteurs, mais également la crainte d’une implosion de la filière traditionnelle. Entre « attentisme choisi » et « engagement graduel », il semble bien que les éditeurs, longtemps quelque peu indifférents se montrent aujourd’hui plus curieux. Mais le secteur d’activité apparaît déterminant (les éditeurs de littérature générale sont ainsi les moins enclins à s’engager dans une voie aux débouchés encore incertains). Enfin, et c’est important pour bien comprendre la situation actuelle, la prudence de ces éditeurs, voire leur conservatisme, s’explique aussi par le souci de ne pas remettre en cause une certaine « solidarité interprofessionnelle » se traduisant par des modes d’organisation de la chaîne papier et plus particulièrement les relations avec les libraires.

En appendice à cette enquête, Emmanuelle Jéhanno propose quelques hypothèses d’interprétation concernant notamment les modèles économiques possibles du livre numérique, les logiques dominantes de création ou de valorisation dans l’évolution de l’édition numérique vers le multimédia, ou encore le comportement des éditeurs.

Cet ouvrage, court, mais précis et détaillé, intéressera tous ceux qui se sentent concernés par le monde de l’édition et du livre. Il sera fort utile aux professionnels de la chaîne du livre en leur permettant de comprendre le niveau auquel se situent les transformations et quels sont leurs enjeux actuels et futurs. Enfin, l’analyse fine des logiques d’acteurs, dans la filière traditionnelle comme dans la filière numérique remet opportunément en question certaines idées reçues. Il montre bien en quoi cette nouvelle filière en émergence est aussi tributaire de représentations, de pratiques, de compétences liées à l’édition traditionnelle. Reste aux éditeurs à ne pas trop attendre et se positionner dans ce secteur encore mouvant où la concurrence se fait déjà rude.