Bibliothèques et art contemporain

Bertrand Calenge

En prélude au congrès de l’Association des bibliothécaires français (ABF) à Montpellier, Nîmes accueillait une journée d’étude consacrée à « Art et bibliothèques », journée proposée par la sous-section ABF des bibliothèques d’art.

Lieu prédestiné pour accueillir un tel sujet, le Carré d’art s’ouvrait aux débats, avant d’offrir aux Nîmois quelques jours plus tard un ensemble de manifestations ayant justement pour thème « Carré livres d’art (istes) ».

Quelques bibliothèques

À travers le témoignage venu d’établissements variés, la matinée fut consacrée à déterminer la place de l’art dans les collections. Cette thématique se révéla immédiatement complexe. Jean-François Foucaud, directeur du département Littérature et Art à la Bibliothèque nationale de France (BnF), démontra l’ambiguïté du concept dans une bibliothèque à vocation encyclopédique. En effet, si a priori l’art correspond à un segment de la classification des savoirs (segment représentant 350 KF d’acquisitions annuelles de monographies), ce segment n’est identifié comme tel que récemment, l’ancienne classification de Clément, en usage à la BN, la fondant avec les sciences. En outre, un tour d’horizon rapide permet de constater que l’art existe aussi dans le Département d’histoire, ou dans celui des estampes, sans oublier bien sûr la Réserve qui abrite les livres d’artistes. L’art à la BnF-Tolbiac n’est donc pas un point fort en tant que tel : c’est bien sûr une richesse qui provient de l’ancienneté du dépôt légal, mais elle ne peut s’apprécier qu’en complémentarité avec des fonds réellement spécialisés, et a surtout une valeur propédeutique notamment pour le public élargi qui fréquente le haut-de-jardin.

À partir d’une situation documentaire en quelque sorte homologue dans sa définition, la bibliothèque municipale (BM) de Poitiers joue une carte volontariste. Pour Jean-Marie Compte, son directeur, l’art – au sens d’art contemporain – s’inscrit dans un partenariat volontariste mêlant action culturelle et diffusion documentaire. En association étroite avec l’École supérieure de l’image, et avec le centre d’art contemporain « Le confort moderne », la bibliothèque multiplie les invitations de plasticiens coordonnés à des créateurs littéraires. Cela ne va pas sans conduire à des interrogations, notamment sur la question de l’appropriation de ces opérations et de leur contenu par le personnel, pour lequel des actions pédagogiques sont nécessaires.

Les actions volontaristes et pédagogiques sont encouragées aujourd’hui par les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture. Henriette Zoughebi, ancienne bibliothécaire et conseillère technique auprès du ministre de l’Éducation nationale, présenta un plan commun aux deux ministères, visant à faire reconnaître l’individualité culturelle des enfants. En soutenant que « l’art et la culture doivent nourrir le travail scolaire », ce plan veut dépasser la traditionnelle prescription pédagogique en usage dans les classes, pour aider à un développement personnel par l’appropriation de la création. Pour ce faire, 27 000 « classes à parcours artistiques et culturels » vont ouvrir à la rentrée 2001, appuyées sur des partenariats avec le monde de la culture, et sur des pôles de ressources – dont les BM. Est envisagé un soutien à la création par les collectivités locales d’emplois chargés de mission éducative au sein d’organismes culturels – comme c’est déjà souvent le cas dans des musées ou archives.

L’art est donc partout. En tout cas, pour l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), la question de l’identité semble bien claire dans son contenu comme dans son libellé. Avec un humour parfois désabusé, Bruno Van Dooren, directeur de la bibliothèque en préfiguration, conta les péripéties du projet et surtout ses ambitions. La réunion des bibliothèques de l’École nationale des chartes, de l’École nationale supérieure des beaux-arts, d’art et d’archéologie, enfin de la bibliothèque centrale des musées nationaux, aboutissant à constituer une collection majeure dans le « Carré Richelieu », aux côtés des départements spécialisés de la BnF. Avec ces fonds importants (dont 500 000 documents graphiques, 600 000 volumes de monographies, et 200 000 catalogues de vente), le projet est de constituer une grande « bibliothèque publique de recherche », gratuite, ouverte 77 heures par semaine (dont un dimanche sur deux), avec à terme une centaine de professionnels.

Un important travail d’évaluation et de prospective est conduit sur les collections, dont les pôles d’excellence tournent autour de l’histoire de l’art occidental, de l’histoire de l’architecture, et de l’archéologie. Dans la perspective d’une ouverture rénovée à l’horizon 2005, plusieurs chantiers sont lancés : la conservation et les supports de substitution ; les acquisitions – sur les lacunes révélées lors de la mise en commun des fonds ; l’informatique documentaire, qui comprend notamment la mise en œuvre d’un catalogue unique ; la recotation, entreprise qui doit aboutir à présenter 400 000 volumes en libre accès, organisés avec la classification de la bibliothèque du Congrès (LCC) ; la programmation des 17 000 m2 et 30 000 mètres linéaires dédiés à l’INHA et à sa bibliothèque ; enfin la réorganisation des circuits et des fonctions. Bref, un projet et un chantier imposants, sur lesquels planent quelques incertitudes, tenant aussi bien à la diversité des établissements appelés à se réunir (l’INHA, dont le décret de création devrait être signé en juillet 2001, sera sous la triple tutelle des ministères de la Culture, de l’Éducation nationale et de la Recherche), qu’à l’évolution du statut des fonds, et qu’à l’implication future des équipes.

Documenter l’art contemporain

L’après-midi de la journée était consacrée aux approches documentaires de l’art contemporain. Monique Nicol, responsable de la documentation de l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne et présidente de la sous-section des bibliothèques d’art à l’ABF, décrivit d’abord les principaux organismes d’art contemporain disposant de services de documentation. C’est une belle diversité qui s’offre, entre musées d’art contemporain (qui rassemblent 2 millions de volumes), écoles d’art, fonds régionaux d’art contemporain-FRAC, et artothèques, sans compter de multiples centres d’art ou des fondations (comme la médiatique fondation Pinault sur l’île Seguin). Dans ces organismes, la documentation dispose d’une force de plus en plus reconnue, même si les situations particulières sont évidemment contrastées. La définition commune d’un art contemporain compris comme la création par des artistes vivants conduit à un travail documentaire original. Si, pour les artistes reconnus, le travail de repérage s’avère assez classique (acquisition de monographies, de catalogues), il est particulièrement délicat lorsqu’il s’agit d’artistes débutants : à la recherche de coupures de presse, de courriers, de dessins, le documentaliste en art contemporain est nécessairement un familier de la littérature grise. Il va de soi que l’avenir est en ce domaine à la numérisation des dossiers d’artistes, comme le Musée national d’art moderne ou la Délégation aux arts plastiques en font l’expérience aujourd’hui.

Dans ce domaine, une expérience mérite d’être relatée, celle de la base « Documents d’artistes » financée par la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur 1. Christine Finizio, coresponsable de ce programme, présenta le patient et minutieux travail qui consiste à collecter puis actualiser les informations biobibliographiques, les images d’œuvres significatives, et les textes majeurs rassemblés dans une centaine de dossiers d’artistes vivants, dossiers numérisés et accessibles sur Internet. Deux originalités méritent d’être relevées : d’abord l’association étroite des créateurs à la constitution de leur dossier, la libre parole qui leur est accordée. Ensuite le travail d’indexation très riche qui est conduit, intégrant les mots-clés spontanément fournis par les artistes eux-mêmes.

La diffusion de l’art contemporain passe aussi depuis quelques années par des artothèques, au nombre d’une cinquantaine en France. La responsable de l’une d’entre elles, Françoise Leonardoni, de la BM de Lyon, s’attacha à décrire les ressorts du succès et de l’action de ces artothèques. Pourquoi s’intéressent-elles à l’art contemporain ? Parce que ce n’est pas cher et parce que c’est méconnu. Au-delà de la boutade, c’est la question du regard du public sur la création contemporaine qui est en jeu. Prenant acte de la « psychologie des rejets » (Nathalie Hennig) qui imprègne le regard, allant de l’esthétique à l’émotion en touchant à l’indignation, l’artothécaire doit faire preuve d’un véritable talent de médiateur convaincu, afin de répondre à une forte demande d’interprétation. Pour cela, l’artothèque bénéficie d’un atout considérable, la durée du prêt des œuvres : le temps long passé par l’emprunteur en compagnie d’une création permet la familiarisation, et conduit plus aisément à passer des considérations esthétiques au « sens » de l’œuvre.

Discours passionné repris par Martine Pringuet, directrice de la BM de Cavaillon, bien connue pour sa promotion des livres d’artiste, ou livres singuliers. Elle commença par un vibrant plaidoyer en faveur d’une intégration affirmée de la création contemporaine dans les collections de sa bibliothèque et, espérait-elle, de nombreuses autres bibliothèques. Peut-être pas si nombreuses, au vu des résultats d’une enquête qu’elle avait conduite avec une responsable de la Réserve de la BnF. Sur 1 100 bibliothèques enquêtées, 187 proposent des collections de livres d’artistes, allant de moins de 100 livres (pour 106 d’entre elles) à plus de 1 000 (pour 6 bibliothèques). Dans leur très grande majorité, ces collections sont constituées par référence au territoire local : auteurs, contenus ou éditeurs de la région sont à l’honneur. C’est donc bien une mémoire locale qui est aussi constituée, même si son apport à l’appropriation et au soutien de la création est loin d’être négligeable.

En définitive, la journée apportait beaucoup de perspectives au bibliothécaire non spécialiste, posant à travers la question apparemment banale de l’art contemporain de multiples questions : l’insolubilité de l’art dans les cadres classificatoires, l’importance de la médiation dans la diffusion de la création, la nécessité d’un partenariat actif pour réussir cette diffusion, la spécificité d’une formation des personnels au-delà de strictes considérations bibliothéconomiques. Un beau sujet de réflexion pour les médiathèques d’aujourd’hui.