Les bibliothèques municipales et leurs publics
pratiques ordinaires de la culture
Anne-Marie Bertrand
Martine Burgos
Claude Poissenot
Jean-Marie Privat
Les publics des bibliothèques municipales changent, mais les interrogations à leur sujet également. Dans une enquête conduite en 1979 sur « l’expérience et l’image des bibliothèques publiques » 1, les inscrits étaient passés en revue. Dans la longue analyse conduite sur le même thème, de 1995 à 1999, et dont les résultats font l’objet du présent ouvrage, l’intérêt s’élargit aux usagers non inscrits, et même aux non-usagers. Le lecteur du BBF aura déjà eu la primeur des résultats concernant usagers 2 et non-usagers 3, résultats repris et commentés dans ce volume. Il découvrira au fil des pages ce qui fait le cœur du travail qualitatif conduit ici : les usagers non inscrits.
De structure classique, l’ouvrage commence par une présentation commentée de deux enquêtes quantitatives et l’évolution constatée depuis l’enquête de 1979 (Anne-Marie Bertrand), avant de proposer dans une deuxième partie les résultats d’enquêtes par entretien sur le rôle symbolique et contraignant de l’inscription (Martine Burgos), les trajectoires sociales des usagers non inscrits (Claude Poissenot), et les « manières d’être et façons de faire » de ces usagers non inscrits (Jean-Marie Privat). Des annexes méthodologiques étoffent la lecture, et permettent de situer précisément les neuf sites enquêtés pour les entretiens, dont 3 en région parisienne et 6 en Lorraine.
Questions de nombres
Schématiquement, on pourrait écrire : 74,3 % de la population est constituée de non-usagers, 7,4 % d’usagers non inscrits et 18,3 % d’usagers inscrits. Pour ces deux derniers types, pas de surprise : ils « sont plutôt des jeunes, des femmes, des diplômés, des catégories socioprofessionnelles moyennes et supérieures et des urbains » (p. 29). Leur fidélité connaît des intermittences, mais leur fréquentation de la bibliothèque est en général ancienne et collective (notamment familiale). L’évolution sur les vingt dernières années révèle surtout l’appropriation différenciée des nouveaux supports et des nouveaux espaces de travail, dont à l’évidence les femmes et les 15-19 ans ont su profiter le plus.
Les non-usagers n’ignorent pas nécessairement la bibliothèque, et 31 % d’entre eux sont en fait des ex-usagers, dont le profil correspond d’ailleurs à celui des usagers. Quant aux usagers non inscrits (cf. infra), leurs profils et motivations sont beaucoup plus variés qu’on l’imagine en général. En vingt ans, le public a considérablement évolué : davantage appréciées des classes moyennes, les bibliothèques ont su conquérir en partie les 35-44 ans, et surtout les étudiants (dont la proportion dans les inscrits a été multipliée par 9 chez les usagers, alors qu’ils ne faisaient que doubler dans la population totale). Cela dit, ces modifications de structure des publics ne se sont pas accompagnées d’une explosion de la fréquentation, alors que la bibliothèque est une institution appréciée de tous, y compris des non-usagers ; bref, on constate « une image positive mais une fréquentation stagnante » (p. 79).
Les usagers non inscrits
Ces UNIB (usagers non inscrits des bibliothèques) sont, Martine Burgos le relève, particulièrement mal connus des bibliothécaires, qui voient dans leurs pratiques une utilisation affaiblie des services de la bibliothèque, voire « un déni de leur rôle », et ne les repèrent souvent que par leur comportement provocateur – chez les jeunes notamment. Ne pas être inscrit, c’est pour les bibliothécaires ne pas réellement « appartenir » à la bibliothèque (un bibliothécaire est choqué d’entendre un lecteur non inscrit lui demander de réserver un livre pour le lire sur place !), de même que lorsqu’on est inscrit non emprunteur (les deux tiers des usagers à Bobigny par exemple). La fonction de l’inscription, si importante pour les bibliothécaires dans sa symbolique d’adhésion 4, s’insère dans une stratégie complexe de la part des personnes : pour certains, l’inscription – même gratuite – vaut abonnement et donc engagement à emprunter ; pour d’autres, la non-inscription peut-être ressentie « comme mode d’usage capable de faire pièce à la logique territoriale à l’œuvre dans les bibliothèques » (p. 151), voire comme réponse à un rejet ou à une exclusion sociale ; elle peut être temps d’attention ou de test ; elle peut être délibérée suite à une réprimande lointaine (exclusion du prêt au cours de l’enfance pour un livre perdu) ; enfin, la non-inscription peut être aussi un oubli de réinscription…
Les motivations sont variées et évolutives, comme l’analyse Claude Poissenot, qui repère quelques trajectoires tout à fait passionnantes. L’usage de la bibliothèque sans inscription, c’est pour beaucoup profiter d’un lieu de sociabilité, voire disposer d’un espace de liberté « détaché des contraintes du cadre familial ou professionnel » (p. 119). C’est peut-être aussi un usage de détente dans une bibliothèque donnée, alors qu’on est inscrit par ailleurs dans une autre bibliothèque 5. Si l’inscription est une façon de construire son identité, son espace, la non-inscription peut être due aux faibles durées de prêt, au besoin de garder les livres qu’on aime. Claude Poissenot propose une lecture intéressante de la non-inscription, due souvent à des questions de temps disponible, de rythmes personnels, et il souligne que la réinscription suppose une certaine stabilité personnelle, professionnelle et/ou familiale, susceptible de varier au cours de la vie. Et il s’interroge justement sur la pertinence de la distinction inscrits/non-inscrits dans les bilans statistiques et les enquêtes.
Ces usagers non inscrits, devenus plus nombreux avec l’ouverture de médiathèques modernes, ne sont ni timides ni honteux, mais au contraire, s’emparent de l’espace avec délectation, « beaubourisent » la bibliothèque 6. Jean-Marie Privat, à travers quelques entretiens, trace des portraits de lecteurs trop peu connus et reconnus. Du lecteur sociable qui apprécie les rencontres, à celui qui s’offre une sociabilité de papier – à base de revues et de lectures courtes et variées –, à celui aussi qui fait de la bibliothèque un usage privatif pour son travail, « anciens inscrits, futurs inscrits, inscrits par ailleurs, vivant la non-inscription comme un refus et un engagement, quelle que soit leur situation, ces usagers semblent bien connaître le poids des mots » (p. 232) ; ils apprécient les horaires d’ouverture élargis, l’abondance documentaire, l’esthétique des lieux.
Comme on a pu le constater dans les lignes qui précèdent, la force de ce travail tient particulièrement dans cette analyse passionnante des usagers non inscrits. À l’heure où les espaces de lecture des bibliothèques se développent, il est légitime que l’usager des bibliothèques évolue vers une appropriation de ces espaces, parfois non documentaire (comme on le reproche parfois aux étudiants), mais, plus souvent qu’on pense, réellement documentaire. La multiplication des postes donnant accès aux documents numériques et à Internet provoquera également d’autres modes d’appropriation des lieux, nécessairement situés dans une analyse étrangère à la distinction inscrit/non-inscrit. Cette étude salutaire devrait contribuer à faire évoluer non seulement la connaissance de ces usages et usagers, mais aussi la conception par les bibliothécaires des fonctions documentaires et sociales des bibliothèques qu’ils ouvrent au public, et à en revendiquer la variété.