La culture cinématographique des Français

par Jean-Pierre Brèthes

Jean-Michel Guy

Paris : La Documentation française, 2000. – 349 p. ; 24 cm. – (Questions de culture). - ISBN 2-11-004620-1 : 144, 31 F/ 22 euro

La place du cinéma – industrie, loisir, art – est reconnue en France depuis de longues années : tous les quotidiens et les hebdomadaires publient de nombreuses pages sur les sorties de chaque semaine, envoient leurs critiques rendre compte des festivals de cinéma du monde entier, et significativement, font un point régulier sur la situation du cinéma, en termes de salles, d’audience, de production, d’art… Et pourtant, on peut s’étonner qu’il ait fallu attendre l’an 2000 pour voir publier les résultats d’une première enquête générale sur la culture cinématographique des Français.

Un intérêt confirmé

Disons-le tout de suite : cette enquête, réalisée par sondage auprès de 1 500 Français âgés de 12 ans et plus, apporte un certain nombre de résultats intéressants, qui confirment l’intérêt de nos compatriotes (en particulier des jeunes, qui sont à la fois « cinéphages » et « téléphages ») pour le cinéma. Une des données principales qui ressort de l’enquête est d’ailleurs de montrer qu’en dehors d’une faible proportion de cinéphiles purs et durs, la majorité des amateurs de cinéma ne font aucune différence entre la projection en salle, la consommation de films devant la télévision et celle de films en vidéo. De toute façon, pour un film vu au cinéma, il y en a environ 80 vus sur le petit écran : on peut donc parler de véritable surconsommation, puisque ce sont près de 250 films qui sont ainsi vus en moyenne chaque année par chaque Français, alors même que les salles n’attirent que quelque 160 000 000 de spectateurs, soit à peine 3 films par individu. Bien sûr, ces chiffres globaux masquent des disparités importantes, selon l’origine géographique, sociale, et surtout l’âge des spectateurs, les 15-24 ans étant nettement plus nombreux à aller au cinéma.

Ce panorama, qui se veut complet, de la consommation cinématographique, se présente comme un guide pouvant éclairer les choix de la politique publique en faveur du développement de la « culture cinématographique ». Or, on voit bien ici qu’on bute sur une définition de cet étrange objet, dans la mesure où l’enquête est nettement plus quantitative que qualitative. D’ailleurs, le comportement « téléphagique » actuel ne pouvait qu’induire une véritable quantification de la recherche.

Le questionnaire comprenait cent questions qui permettaient de connaître les personnes interrogées (âge, sexe, lieu géographique, situation socioprofessionnelle, sorties et loisirs préférés), leurs souvenirs et leurs goûts en matière de cinéma, la manière dont elles vont au cinéma (seules, accompagnées, par qui, à l’école, etc.), dont elles sont informées sur le cinéma (radio, télévision, presse, revues spécialisées, livres, discussions…), dont elles gardent la mémoire de ce qu’elles ont vu (carnets, listes, cassettes vidéo…), les connaissances en histoire du cinéma (grandes dates, reconnaissance d’acteurs ou de réalisateurs, datation de films…), les genres préférés, l’usage du magnétoscope et de la vidéo.

À partir de là, on a cherché à savoir ce que signifiait le cinéma, sortie en général perçue comme culturelle – et devançant de loin toutes les autres sorties culturelles – et comme sociable, bien qu’une minorité importante de personnes aille seules au cinéma. Mais c’est pourtant bien le petit écran qui à la fois banalise l’acquisition de connaissances cinématographiques et l’enrichit considérablement. Les sorties en salle, surtout destinées aux grands succès, n’apportent qu’un complément, pourtant indispensable sur le plan culturel quand il s’agit de séances en groupe avec l’établissement scolaire, ou dans le cadre d’un ciné-club, puisque justement on y voit des films qu’on ne verrait pas nécessairement autrement.

Des goûts attendus

Il faut bien reconnaître que les goûts révélés par l’enquête sont des plus attendus : les films comiques, les films d’aventure, les films policiers, les films d’action et les films sentimentaux sont les genres les plus prisés. Mais les vieux films en noir et blanc ou les westerns restent encore largement aimés. Tout un système de référencement, propre d’ailleurs à chaque génération, apporte des goûts (et des dégoûts) tout de même assez tranchés. La cinéphilie (au sens de « maîtrise des repères historiques et techniques ») reste l’apanage d’une frange assez faible, les réalisateurs sont assez peu connus. La connaissance cinématographique, non codifiée par l’école, est en fait potentielle : elle correspond à une sorte de patrimoine personnel que l’on peut éventuellement partager avec d’autres.

En fait, on aboutit au terme de l’enquête, à une définition de la culture cinématographique comme un ensemble de pratiques, de représentations, de goûts, de connaissances, qui amènent l’individu à se sentir à l’aise dans un groupe. Cette tendance risque de s’aggraver avec le développement de toutes les nouvelles techniques de diffusion et de téléchargement de films à domicile qui vont peut-être atomiser le public en « tribus » réunies autour d’un genre, d’un thème, les références communes risquant de disparaître. Et pourtant, les « enquêtés » se sont aperçus au fil des réponses qu’ils avaient vu beaucoup de films ne correspondant pas à leurs prétendus goûts, et qu’ils les avaient aimés, la télévision et la vidéo jouant un grand rôle dans ce sens, puisqu’elles permettent de voir ou revoir indéfiniment certains films. Bien sûr, les plus jeunes sont d’ardents défenseurs du cinéma contemporain, les plus âgés du cinéma d’autrefois. La portée culturelle d’un film peut être éphémère, et le recul historique manque pour les œuvres récentes.

Évidemment, il faudrait comparer avec la culture cinématographique d’autres pays. Mais déjà, à un moment où le nombre d’entrées en salles est en train de lentement remonter, cette enquête prouve que le cinéma est loin d’être moribond. L’invasion des produits américains, via notamment les multiplexes, n’est donc pas forcément une menace. Les réactions des « enquêtés » devant une liste de 80 films qui leur ont été soumis montrent d’ailleurs que les films français ou d’autres pays résistent bien et sont même souvent mieux appréciés.

On aurait pourtant aimé que soient plus nettement séparées l’appropriation du cinéma par la fréquentation des salles et celle qui est opérée par le petit écran. Mais telle quelle, cette enquête, dont on aimerait trouver l’équivalent pour d’autres domaines, se révèle très utile et sans doute constructive. Les bibliothécaires-vidéothécaires y trouveront du miel dans leur rapport à cette forme de culture.