Discours sur la lecture

1880-2000

par Jean-Claude Utard

Anne-Marie Chartier

Jean Hébrard

avec la collaboration de Emmanuel Fraisse, Martine Poulain, Jean-Claude Pompougnac. Paris : BPI-Centre Pompidou ; Fayard, 2000. – IV-762 p. ; 24 cm. ISBN 3-213-60735-4 : 180 F/ 27,44 euro

Ce livre est né d’une étude commandée par la Direction du livre et de la lecture. La recherche demandée était révélatrice de l’intérêt nouveau pour le livre et ses lecteurs, mais elle s’inscrivait également dans un débat public sur la baisse des lectures et la moindre fréquentation du livre. Il s’agissait donc, pour Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, aidés de nombreux collaborateurs, d’interroger cette inquiétude et d’inscrire les discours présents dans la durée.

Un premier recensement analytique de ces discours est ainsi paru, en 1989, aux éditions de la Bibliothèque publique d’information (BPI) sous le titre Discours sur la lecture : 1880-1980. L’ouvrage étant devenu indisponible, les éditions Fayard ont proposé d’en faire une nouvelle édition, ce qui a permis aux auteurs de compléter leur enquête jusqu’à l’année 2000. Ce siècle (et deux décennies) de discours sur la lecture présente un renversement saisissant de perspectives, puisqu’il débute par la suspicion jetée sur les lectures populaires et se clôt sur la déploration unanime de l’insuffisance de ces lectures. Pour le dire en formules, il passe du « ils lisent trop », « ils lisent n’importe quoi » au « ils ne lisent pas assez ».

Cependant, à remonter dans le temps, les auteurs constatent que la lecture n’a pas toujours été l’objet de propos polémiques ou de commentaires alarmistes. L’Ancien Régime ne prend pas la lecture comme objet de discours et n’en propose aucune norme. La lecture ne devient objet de débat qu’à partir du moment où elle quitte le cercle des convivialités restreintes et des échanges cultivés. Elle devient motif à dissertations quand elle se répand parmi toutes les couches de la population, progressivement entre la monarchie de Juillet et le Second Empire, ce qui implique d’ailleurs quelques échappées, dans ce livre, vers les tout premiers discours des années 1850-1860. Les lois sur l’école obligatoire et gratuite et leurs conséquences entraînent évidemment une prolifération des discours, presque toujours normatifs, sur la lecture.

Trois pôles discursifs majeurs

Travaillant sur des séries de textes homogènes, avec une méthodologie qui rappelle celle de Michel Foucault, Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard mettent d’abord en évidence les discours institutionnels et les modèles concurrents qu’ils offrent. C’est ainsi qu’ils distinguent trois pôles discursifs majeurs, auxquels ils consacrent les trois premières parties du livre, présentant successivement les discours de l’Église catholique, ceux des bibliothécaires et ceux de l’École.

Pour l’Église, trois sources sont évoquées : le discours pastoral des lettres de carême des évêques, le Guide général des lectures de l’Abbé Bethléem, et enfin la presse catholique pour jeunes. Au départ, le discours de l’Église est simple : il est de son devoir de contrôler les lectures. Les clercs, qui connaissent d’ailleurs les pouvoirs de l’écriture, doivent proposer de bons livres, apologétiques, et il faut, sans se lasser, rappeler aux laïcs le danger des mauvaises lectures. Le genre romanesque, dans son intégralité, fait partie de ces dernières et ses capacités de séduction sont vivement condamnées. Avec le temps, et au fur et à mesure que l’Église voit disparaître son autorité, ce discours s’efface. Il perd toute efficacité et disparaît quasiment. Seul subsiste, dans la presse pour jeunes, celle du groupe Bayard par exemple, un discours sur la lecture comme instrument de formation personnelle. Ce discours est d’ailleurs implicite, il procède par l’exemple, en proposant comme modèle de lecture des interrogations qui culturalisent le message chrétien et essaient de confronter l’enfant, à partir d’expériences tirées de sa vie quotidienne, à des questtions « métaphysiques » ou philosophiques sur le bien, le partage, le pardon, etc. Cette lecture comme questionnement demande l’éclairage de l’adulte, mais permet aux parents (ou aux enseignants) d’apporter une très large interprétation, bien souvent indépendante de toute observance religieuse.

Les discours de l’École et des enseignants sont le sujet d’une très longue étude, couvrant le tiers de l’ouvrage. Les textes officiels d’un côté, les manuels et les publications destinés à la formation et à l’information des enseignants et écrits par eux, de l’autre, y sont largement examinés, depuis les débuts héroïques, inaugurant « l’ère de la lecture scolaire » jusqu’aux discours contemporains, ceux de « la crise de l’école et des crises de la lecture ». S’il est difficile de résumer une telle richesse, les auteurs dégagent cependant quelques idées forces qui structurent le nombre et la variété des discours. La plupart des discours, selon eux, intègrent une double exigence d’apprendre à lire et de transmettre un corpus d’œuvres et de valeurs communes. Cette exigence est de plus en plus source de tension. Situés du côté de l’apprentissage, nombre de discours s’ouvrent à toutes les formes de lectures et « d’innovations pédagogiques » du moment qu’elles permettent cet apprentissage. Mais aussi nombreux sont les rappels à l’ordre où la lecture est envisagée comme une étape dans les finalités de la scolarisation, dans la définition d’une culture et d’un savoir communs, et donc dans la délimitation d’une collection de textes, d’auteurs et d’interprétations dûment sélectionnés. La création du collège unique, en 1970, marque une rupture. Elle concrétise cette opposition et fait éclater les références des discours qui hésitent entre nostalgie et adaptation, « culture héritée » et « savoirs partagés », lecture utilitaire ou lecture des œuvres.

Pour comprendre cette évolution des discours sur la lecture, celui des bibliothécaires est fondamental et propose une prise de parole originale qu’Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard soulignent. À travers l’étude de la genèse des conceptions républicaines sur la lecture publique, de la naissance et de la progressive autonomisation de la profession de bibliothécaire, avec ses revues, ses congrès, ses débats et oppositions internes et ses prises de position publique, on assiste en effet à l’émergence d’un modèle nouveau de la lecture : celui d’une lecture libre et plurielle. Cette acceptation de toutes les formes et de toutes les pratiques de lecture définit et engage un lecteur libre et autonome. Cette conception triomphe mais, revers inattendu, elle se pédagogise aussi avec l’injonction qu’il faut lire, injonction justifiée par la découverte des méfaits de l’illettrisme.

Les pratiques

Si tous ces discours livrent des manières de percevoir et de normer l’acte de lire, qu’en est-il des pratiques elles-mêmes ? Peut-on connaître ce que les lecteurs eux-mêmes en disent ? Y a-t-il d’autres représentations de la lecture qu’institutionnelles ? Une quatrième partie essaie de répondre à ces questions en examinant les récits autobiographiques d’apprentissage de la lecture, les scènes de lecture chez des écrivains ou dans des représentations iconographiques, ou la représentation du lecteur dans la critique littéraire. Ces quelques esquisses sont loin, ici, d’épuiser ce sujet et marquent un peu les limites de l’approche. La connaissance des discours tenus sur une pratique ne parvient pas forcément à rendre compte de la réalité des pratiques, bien que ces dernières ne se laissent pas aisément approcher. Par définition, elles sont fort nombreuses, peu explicitées, relèvent de l’intime et elles n’échappent pas à la représentation qu’elles ont d’elles-mêmes. Souhaitons, avec leurs auteurs, que les quelques pistes ouvertes ici appellent d’autres recherches.

Une cinquième partie entièrement originale, clôt le volume. Elle porte sur les développements et les bouleversements actuels des années 1980-2000. Trois ensembles de discours sont étudiés : sur l’illettrisme, sur les pratiques ordinaires de la lecture, sur la révolution technologique amorcée par l’ère de la lecture en ligne sur Internet. Sur ce dernier point cependant, la trop grande hétérogénéité des textes, leur trop grande contemporanéité donnent une image un peu confuse d’une réalité... qui ne l’est pas moins. En revanche, la synthèse des études récentes, celles qui se sont attachées aux lectures ordinaires, en particulier aux « faibles lecteurs » ou aux lectures de loisirs, ainsi que celle des résultats issus des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, est une bonne introduction à tout ce que la sociologie de la lecture a apporté ces deux dernières décennies. De même, l’ensemble de textes sur l’illettrisme rappelle fort utilement la naissance de cette notion et les difficultés à donner une définition exacte et opératoire de la réalité qu’elle recouvre, ainsi que les dérives que les discours de lutte contre l’illettrisme ont suscitées.

Il est certainement injuste et impossible de résumer un ouvrage de synthèse aussi riche, fort de 762 pages, à l’index auteurs conséquent, et à la bibliographie (sous la forme de notes en bas de pages) extrêmement dense et utile. On peut cependant se plonger dans son érudition sans crainte de noyade. Bien écrit, sans aucun jargon pour obscurcir la lecture, avec des citations assez nombreuses et d’une taille suffisante pour accéder aux textes originaux, avec des commentaires qui en restituent tous les enjeux, avec des introductions aux différentes parties qui en facilitent l’approche, ce livre est, pour un sujet aussi ample, un modèle d’accessibilité qui amène tout naturellement à s’interroger sur ses propres représentations. À ce titre, il devrait figurer dans les « indispensables » de tout professionnel de la lecture.