Les bibliothèques face à la demande sociale

Dominique Arot

À l’initiative du Bulletin des Bibliothèques de France et de la revue Esprit, dans le cadre des nombreux débats organisés tout au long de l’année à la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges-Pompidou, s’est tenue, le 16 octobre 2000, une rencontre sur le thème « Les bibliothèques face à la demande sociale », animée par les rédacteurs en chef des deux revues, Bertrand Calenge et Joël Roman.

Stratégies des bibliothèques et besoins du public

Joël Roman lançait la discussion en s’interrogeant d’emblée sur les stratégies développées par les bibliothèques pour répondre aux besoins de leurs publics : mettre l’accent sur l’autonomie des usagers, ou, au contraire, construire une offre guidée dans une perspective plus pédagogique. C’est Patrice Béghain, conseiller technique au cabinet de la ministre de la Culture et de la Communication, qui esquissait une première réaction. Selon lui, la légitimité des institutions culturelles réside dans leur matière intellectuelle et artistique. C’est donc autour du livre, et plus généralement autour de tous les documents proposés par la bibliothèque, dans cet écart entre les missions patrimoniales et l’irruption des technologies de l’information, que doivent s’organiser les réponses à la demande multiforme du public. Mais cette réponse, pour pouvoir être évaluée et constamment adaptée, doit s’appuyer sur un projet concret formalisé, qui tienne compte de l’injonction politique et de l’évaluation de l’environnement.

Bernard Pudal, professeur de science politique à l’université de Montpellier, introduisait dans le débat les éléments indispensables de provocation et de mise en question des certitudes : en matière de diffusion de la culture et de la connaissance, qu’elle repose sur la bibliothèque ou sur l’école, on assiste aujourd’hui à une rupture préoccupante entre l’offre et le public. Il rapportait ainsi les propos d’une étudiante de première année : « Je n’y comprends rien, mais c’est très intéressant ! » Il est en effet très complexe de bien comprendre les effets de l’offre et l’appropriation qui en résulte. Parlant d’une « offre désappointée » dans le cas des équipements culturels et des bibliothèques, il invitait les bibliothécaires à la prudence et au réalisme dans leur manière de constituer les collections : des prises de conscience, des déclics peuvent naître à travers des livres qui pourraient être jugés comme médiocres.

Le multiple et le singulier

Le point de vue du praticien fut apporté à la discussion par Philippe Debrion, directeur du patrimoine et des bibliothèques au syndicat d’agglomération nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, qui insista sur l’intérêt des enquêtes qualitatives et quantitatives pour construire de manière plus sûre le triangle offre-médiation-demande. De son point de vue, même inspirée par des principes de libre accès et de libre choix, l’offre des bibliothèques est infiniment plus prescriptive qu’on ne l’imagine généralement. L’exemple des cassettes vidéo classées par réalisateur plutôt que par genre ou par sujet lui paraît un bon indice de cette prescription implicite qui ne tient pas toujours suffisamment compte des cheminements et des attentes du public. Il résumait son propos et l’état de sa réflexion en affirmant que l’activité des bibliothèques se résume à une rencontre du multiple (la collection pensée et organisée) et du singulier (les demandes individuelles et contradictoires du public) et qu’il importait au fond de multiplier les points de médiation, humains comme matériels, entre ces deux termes du problème posé. Martine Poulain apportait ensuite l’éclairage de la sociologie et s’attaquait à un certain nombre d’idées reçues et de consensus douteux. En fait, la demande du public demeure floue et les enquêtes quantitatives conduites sans rigueur scientifique constituent davantage des faux-semblants qui permettent l’attente ou l’absence de décision plutôt que des ferments d’action et de décision. Il est indispensable de penser l’offre de la bibliothèque : « Ce n’est pas la peine d’être une bibliothèque si l’on fait une politique de la demande. »

Au terme d’un débat qui aura montré une fois de plus, s’il en était besoin, l’inscription des questions posées aux bibliothèques à l’intérieur des grandes interrogations que doit affronter notre société, les intervenants semblaient s’accorder sur quelques points : il est impératif de mieux connaître les publics auxquels on s’adresse ; pour répondre à cette demande sociale, il n’existe ni recette miracle, ni stratégie unique, mais un éventail de solutions qui s’appuient toujours sur une offre ; enfin, il importe de demeurer modeste et de s’attacher à remplir des objectifs précis, bien définis et, partant, aisément évaluables.