Les usages sociaux de la bibliothèque universitaire
Le cas des lettres et sciences humaines à l'université de Provence
L'enquête sur la bibliothèque universitaire (BU) de l'université d’Aix-Marseille (Lettres et Sciences humaines) – menée en décembre 1999 – avait pour objectif de saisir les usages sociaux de cet espace. Les principales conclusions indiquent que ces usages sont faiblement affectés par l’origine sociale et le sexe. La BU est utile pour la plupart des étudiants qui ont intégré la lecture institutionnelle, activité qui fait partie de la démarche d’affiliation à l’université. L’appartenance à une filière et les cycles d’étude jouent beaucoup sur le degré d’investissement des étudiants dans la BU, aussi bien en matière de fréquentation qu’en matière de mode d’usage et d’appropriation de cet espace.
The investigation of the university library of the University of Provence (Aix-Marseille, Literature and Humanities), which was carried out in December 1999, aimed to identify the social uses of this library. The main findings indicate that these uses are very little affected by social background or sex of the users. The university library is useful for most of the students who have integrated institutional reading, an activity that is part of their affiliation to the university. Belonging to a particular field and courses of study affects considerably the degree of input by the students in the university library, as much in the frequency of attendance as in the kind of use and appropriation of this space.
Die Umfrage, die im Dezember 1999 in der Bibliothek der Universität Aix-Marseille (Literatur- und Humanwissenschaften) durchgeführt wurde, hatte zum Ziel die sozialen Faktoren in der Nutzung dieser Einrichtung zu erfassen. Die wichtigsten Schlussfolgerungen zeigen, dass die Nutzung nur wenig von sozialer Herkunft und Geschlecht der Befragten abhängt. Die Universitätsbibliothek nützt hauptsächlich den Studenten, die das Lesen in der Bibliothek zu einem Bestandteil ihrer Verbundenheit mit der Universität gemacht haben. Studienrichtung und Studienverlauf spielen eine wichtige Rolle inwieweit die Studenten sich der Universitätsbibliothek widmen, sowohl in Bezug auf die Häufigkeit der Besuche als auch auf die Art der Nutzung und der Kenntnis verschiedener Räumlichkeiten.
La encuesta sobre la biblioteca universitaria (BU) de la universidad d'Aix-Marseille (Letras y Ciencias humanas) – llevada a cabo en diciembre de 1999 – tenía por objetivo aprehender los usos sociales de este espacio. Las principales conclusiones indican que estos usos están poco afectados por el origen social y el sexo. La BU es útil para la mayoría de los estudiantes que han integrado la lectura institucional, actividad que forma parte de su afiliación en la universidad. La pertenencia a un escalafón y los ciclos de estudio tienen mucho que ver con el grado de involucramiento de los estudiantes en la BU, tanto en materia de fecuentación como en materia de modo de uso y de apropiación de este espacio.
Les enquêtes 1 menées depuis plusieurs années sur la fréquentation des bibliothèques universitaires révèlent une progression spectaculaire du nombre d’inscrits, qui est passé de 462000 en 1983 à 786000 en 1990. Concernant les usagers, une étude de 1992 sur les étudiants de premier et second cycles 2 montrait que 32 % d’entre eux fréquentaient souvent une bibliothèque universitaire, 43 % de temps en temps et 25 % jamais.
Ce double constat montre clairement une forte augmentation des publics des bibliothèques en milieu universitaire qui peut être expliqué par deux raisons : 3
– la hausse des niveaux de scolarisation, qui a conduit vers les bibliothèques des couches de la population qui ne les fréquentaient pas ou, tout au moins, des parts plus larges de couches de population qui auparavant les fréquentaient peu;
– l’amélioration et la transformation de l’offre (élargissement des plages horaires d’ouverture, augmentation des acquisitions, informatisation de la gestion des prêts, etc.).
Cependant, ces enquêtes concernent toujours des expériences particulières, à partir desquelles il est difficile de proposer des analyses ou des hypothèses générales. Comme le rappelaient Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré dans leur synthèse sur la sociologie de la lecture 4, si les chercheurs se sont intéressés aux fréquentations différenciées de divers types de bibliothèque, la bibliothèque universitaire, hormis quelques travaux, est restée un parent pauvre de l’investigation sociologique. Ainsi, il existe principalement des résultats partiels issus d’enquêtes peu problématisées 5 et des données plus générales tirées de la vaste enquête de 1994 de l’Observatoire de la vie étudiante 6. Les premières mettent en évidence des disparités de fréquentation selon les caractéristiques sociodémographiques classiques. Les résultats de cette seconde enquête indiquent que la bibliothèque universitaire est un des lieux de travail privilégiés par les étudiants (toutefois après le domicile, personnel ou parental).
Un champ d’investigation sociologique
Certes, un lieu ne se suffit pas pour être constitué en objet sociologique. Considérer la bibliothèque universitaire comme un lieu scientifiquement pertinent, c’est la doter de qualités particulières. La bibliothèque universitaire est a priori un lieu stratégique dans la vie étudiante : elle met le savoir légitime à disposition, et sa fréquentation paraît assurer en partie à ses usagers la réussite universitaire. La bibliothèque universitaire, aujourd’hui confrontée à la massification de l’enseignement supérieur, est donc un lieu à la fois matériel et symbolique, où se lient culture légitime et culture scolaire, notamment en ce qui concerne les bibliothèques universitaires de lettres et sciences humaines. Cependant, l’analyse sociologique ne peut plus simplement se contenter de relever des taux de fréquentation. Il faut travailler sur les usages, sur les modes d’appropriation, en les reconstruisant pour une population déterminée par un certain nombre de critères. Usages, modes d’appropriation d’un lieu où sont insérés des objets culturels, techniques, où circulent des personnes, où s’articulent des espaces.
Pratiques/usagers : une sociologie de la demande
La présente enquête est orientée vers l’observation de pratiques mises en relation avec les caractéristiques des usagers. Dans le triptyque offre– pratiques–usagers, qui sous-tend toute la production de la sociologie de la culture, nous nous sommes donc concentrés sur les deux derniers termes. Ceci n’implique pas que l’offre, tant matérielle que symbolique, de la bibliothèque soit sans effet sur les pratiques, mais une observation fine de l’offre réclamerait un autre dispositif complet d’enquête. Mettre l’accent sur les pratiques, sur les usages, c’est refuser la détermination mécanique de ces derniers par l’offre 7. On suit ainsi le mouvement général de la sociologie de la culture et de l’histoire culturelle qui, de l’analyse de la production de l’offre culturelle, se sont peu à peu déplacées vers l’analyse de la réception, des pratiques, suivant en cela les recommandations de Roger Chartier : « À une sociologie rétrospective qui longtemps a fait de l’inégale distribution des objets le critère premier de la hiérarchie culturelle, doit être substituée une approche autre qui centre son attention sur les emplois différenciés, les usages contrastés des mêmes biens, des mêmes textes, des mêmes idées 8. » Des mêmes lieux, pourrait-on ajouter. Cette logique de recherche ne doit cependant pas s’affranchir illégitimement de l’offre, dont on ne se privera pas de signaler les particularités tout au long de l’article.
Des variables classiques peu déterminantes
Cette enquête a été réalisée du 7 au 20 décembre 1999. Elle porte sur un échantillon de 1222 étudiants de premier et second cycles en lettres et sciences humaines. Les étudiants ont été sélectionnés par strates selon le sexe, les cycles d’études (premier et deuxième) et les filières. Les filières ont été choisies selon l’importance de leurs effectifs et la diversité des contenus d’enseignement. Il faut noter que les étudiants interrogés avaient fréquenté la bibliothèque universitaire 9 au moins une fois depuis la rentrée universitaire (cf. tableau 1).
L’origine sociale, une variable prise en défaut
L’origine sociale ne détermine que de faibles écarts quant à la fréquentation de la bibliothèque universitaire, qui apparaît comme un lieu fréquenté par la majorité des étudiants et ce, dès leur entrée à l’université (cf. tableau 2)
10. C’est un lieu utile pour la plupart des étudiants qui ont intégré la lecture institutionnelle, élément de l’affiliation des étudiants à l’université 11.
Ces résultats semblent indiquer que les plus richement dotés (en capitaux économique et culturel) n’utilisent pas la bibliothèque universitaire pour accroître leurs avantages, tout comme les plus faiblement dotés ne l’utilisent pas pour réduire leurs désavantages. C’est là une conséquence de la population d’enquête : les étudiants interrogés sont des « survivants » des épreuves scolaires, et de ce point de vue, représentent une population relativement homogène. La bibliothèque universitaire apparaît comme un lieu ouvert (concrètement, elle l’est aux mêmes heures que l’université). Peu de contraintes institutionnelles (coût nul, inscription immédiate à un guichet), peu de contraintes sociales alors ?
Le sexe et la culture
Les travaux novateurs en sociologie de l’éducation ont montré tout l’intérêt pour la recherche d’évaluer, pour les performances scolaires 12, les effets propres liés à l’appartenance sexuelle. De même, dans l’ordre strictement culturel, la sociologie de la lecture s’est interrogée sur la pertinence de rapports spécifiquement féminins à la lecture 13. Comme l’enquête portait sur la faculté des lettres et sciences humaines, c’est-à-dire sur un espace (physique et symbolique) devenu majoritairement féminin, où les étudiantes peuvent investir leurs qualités socialement déclarées comme naturelles 14 dans leurs études, il paraissait judicieux de chercher à savoir si la bibliothèque universitaire était le lieu de pratiques sexuellement clivées, à fréquentation quasi identique (cf. tableau 3).
Il semblerait que les étudiantes soient des utilisatrices averties de la bibliothèque universitaire. Déjà, elles apparaissent comme plus habituées à l’espace bibliothèque 15. Averties, car elles font un usage intensif de la bibliothèque universitaire. D’abord un usage traditionnel et légitime, comme l’emprunt de livres à domicile, puisque 67,0 % des étudiantes déclarent avoir emprunté au moins un livre au cours du mois précédant l’enquête, contre 51,6 % des garçons. De même, 27,7 % des étudiantes ont emprunté au moins trois livres, contre 20,6 % pour les étudiants, alors que, réglementairement, l’emprunt à domicile est limité à deux livres pour les premiers cycles, quatre pour les étudiants de deuxième cycle (pour une période de quinze jours).
Un lieu de travail
Une autre utilisation traditionnelle de la bibliothèque universitaire est la bibliothèque comme lieu de travail. Cette utilisation semble généralisée pour tous les étudiants de l’échantillon, quel que soit leur sexe, puisque 74,9 % des étudiants et 75,6 % des étudiantes déclarent avoir eu au moins une séance de travail de plus d’une heure à la bibliothèque universitaire lors du dernier mois 16. Cependant, la notion de travail (universitaire) est une notion vague pouvant recouvrir des attitudes variées. Lorsque les étudiantes déclarent aller à la bibliothèque universitaire pour travailler, ce travail apparaît comme plus continu que pour leurs homologues masculins : l’interruption éventuelle dans le travail par des pauses – pauses moins fréquentes que pour les garçons (au cours de leur dernière séance de travail, 47,0 % des étudiantes déclarent n’avoir pris aucune pause, 5,0 % avoir pris au moins trois pauses, contre respectivement 42,8 % et 11,1 % des étudiants) – est significativement attribuée davantage à une « saturation » dans la capacité de travail pour les étudiantes (35,0 %), que pour les étudiants (24,7 %).
Lieu du livre, la bibliothèque universitaire est donc aussi un lieu du travail sérieux. Les moments de non-travail lors de cette séance de travail marquent aussi une plus grande proximité des étudiantes avec le divertissement typiquement légitime que constitue la flânerie dans les rayons 17 : au cours de leur dernière séance de travail à la bibliothèque universitaire, 48,8 % des étudiantes déclarent avoir flâné dans les rayons (où sont exposés les documents en libre service 18), contre 41,0 % des étudiants.
Codes et usage illégitime
Expertes en bibliothèque, les étudiantes utilisent aussi la bibliothèque universitaire comme un lieu de services qui n’ont a priori aucune légitimité. Pierre Bourdieu a analysé la dénonciation, comme scolaires, des pratiques scolaires par les plus scolarisés qui justement les maîtrisent. De même, l’usage le moins légitime de la bibliothèque universitaire est sur tout le fait de ceux (en l’occurrence de celles) qui en maîtrisent l’usage légitime, on pourrait dire qui en maîtrisent les codes, analogues au code artistique 19 de Pierre Bourdieu, bien que cette notion ne soit pas exempte d’un certain intellectualisme. L’utilisation d’un outil a priori trivial comme la photocopieuse (trivial dans l’ordre culturel, car il signifie la répétition antinomique de l’authenticité de l’œuvre unique) est un indicateur du jeu possible entre le légitime et l’illégitime : les étudiantes utilisent plus la photocopieuse que les étudiants 20 mais davantage pour photocopier des documents internes à la bibliothèque universitaire (livres, revues…), c’est-à-dire des documents légitimes dans l’ordre culturel de la bibliothèque universitaire (cf. graphique 1).
Cette expertise des étudiantes en bibliothèques est en conformité avec la mesure de la réussite scolaire, puisque les étudiantes de l’échantillon ont significativement moins redoublé que leurs homologues masculins (à origine sociale équivalente) : dans l’ensemble de l’échantillon, 52,5 % des étudiantes ont redoublé au moins une fois dans leur cursus (du primaire au supérieur) contre 64,1 % des étudiants 21. Les étudiantes de l’échantillon paraissent donc avoir une plus grande proximité avec les bibliothèques, et donc avec un certain type de culture légitime, la culture traditionnelle littéraire. Cependant, cette proximité des étudiantes vis-à-vis de la culture littéraire est bien la conséquence de construits sociaux : la division sexuelle identifie les qualités attribuées à la culture littéraire à celles attribuées aux femmes.
S’il existe ainsi un « effet sexe » sur quelques usages étudiants de la bibliothèque universitaire (effet qu’il ne faut pas attribuer à la nature mais bien relier à la féminisation et à la dévalorisation de la culture des lettres), il n’en demeure pas moins que les variables classiques sont finalement assez peu discriminantes pour les usages de la bibliothèque universitaire. Les facteurs de différenciation sont à chercher dans d’autres appartenances sociales. Ce sont les divisions universitaires selon les filières qui sont les plus différenciatrices( cf. tableau 4), ces filières jouant le rôle de « matrices disciplinaires de socialisation » selon l’expression de Bernard Lahire 22. Loin d’être de simples canaux qui trient les étudiants pour leur conférer, ou non, un niveau et une spécialité de diplôme, les filières ont des effets propres sur les pratiques étudiantes. Les contenus d’enseignements et les rapports qu’entretiennent les différentes disciplines avec la culture classique ont des effets différenciateurs sur des pratiques qui pourraient être considérées comme triviales et laissées à l’arbitraire des acteurs.
Des usages hétérogènes par filière
Dans l’ensemble, la proportion des étudiants n’ayant pas fréquenté la bibliothèque universitaire les deux dernières semaines est très faible. Si l’on prend l’item « trois fois et plus », le taux des étudiants d’histoire, d’espagnol, de lettres modernes, de géographie est supérieur à la moyenne. Inversement, les filières de langues étrangères appliquées (LEA), d’arts plastiques, de psychologie, d’histoire de l’art et d’anglais sont plutôt sous-représentées.
La sous-représentativité de ces filières peut être expliquée par une fréquentation relativement forte de la bibliothèque de section. Leur taux de fréquentation est supérieur à la proportion globale, si l’on prend la même modalité que celle prise pour la bibliothèque universitaire (tableau 5). Cette différence peut être attribuée à la documentation proposée par les multiples bibliothèques : en effet, dans les bibliothèques de sections, les étudiants ont plus facilement accès à des ouvrages plus récents et plus spécialisés. Le cas des étudiants de psychologie est surprenant. En effet, on aurait pu s’attendre à ce que ces étudiants soient proches de la culture livresque et des usages des bibliothèques, alors que leur taux de fréquentation est relativement faible, que ce soit pour la bibliothèque universitaire ou pour la bibliothèque de section. Ce fait peut être éclairé par un élément relatif aux différents services proposés par la bibliothèque universitaire (cf. tableau 5).
En effet, en interrogeant les étudiants sur ces services, on constate que les étudiants de psychologie sont les plus nombreux à ne pas en être satisfaits. Ils arrivent en première position en ce qui concerne par exemple les ouvrages en libre service. 45,8 % d’entre eux sont insatisfaits, contre 35,8 % d’historiens et 30,1 % de géographes. On observe la même tendance en ce qui concerne les fonds de prêt : 31,0 % d’étudiants de psychologie déclarent être insatisfaits, contre par exemple 26,0 % des étudiants de géographie et 20,0 % des étudiants d’espagnol. On peut donc supposer que les services proposés par la bibliothèque universitaire (richesse de la documentation, documentation plus spécialisée, documentation adaptée, etc.) ont un effet sur la faible fréquentation des étudiants de psychologie. Le cas des étudiants de LEA est également heuristique : malgré un taux qui dépasse la moyenne globale, leur fréquentation demeure relativement faible. Ceci est probablement lié à l’hétérogénéité de cette discipline. En effet, cette filière n’est pas concentrée sur des contenus homogènes comme le sont certaines disciplines, par exemple l’histoire ou la sociologie, elle regroupe plusieurs options (on compte par exemple 10 options pour le Deug niveau 1) qui ne relèvent traditionnellement pas des facultés de lettres (droit, économie, gestion). On peut supposer que cette hétérogénéité a des conséquences sur la fréquentation de la bibliothèque universitaire. Hétérogénéité renforcée par la nouveauté de cette filière, aux contenus plus professionnalisés, donc assez éloignée de la culture littéraire traditionnelle : cette alliance hétérogénéité-nouveauté implique des nécessités intellectuelles et matérielles qui peuvent ne pas correspondre à l’offre intellectuelle et matérielle de la bibliothèque universitaire.
Le fort taux des étudiants d’histoire pour cet item n’est pas sans rappeler l’un des résultats obtenu à la bibliothèque universitaire de Paris X– Nanterre 23, où les étudiants d’histoire présentaient également un des taux de fréquentation parmi les plus élevés. Ces indications suggèrent plusieurs questions : pourquoi certaines filières se distinguent-elles, et en particulier la filière d’histoire ? Est-ce la charge du travail qui est plus importante dans certaines filières (notamment en histoire) que dans d’autres ? Est-ce que le travail dans ces filières nécessite des documents (ouvrages et autres) difficiles à se procurer par ailleurs ? Ou faut-il s’interroger plus largement sur les rapports entre les filières universitaires et la culture livresque ? Y a-t-il hiatus ou continuité entre l’offre de la bibliothèque universitaire et les matrices culturelles de chaque filière ?
Cette proximité des étudiants d’histoire avec la bibliothèque universitaire se retrouve dans le tableau 6, qui indique que la venue spécifique à la bibliothèque universitaire est très nettement supérieure pour ces étudiants.
En moyenne, le temps passé à la bibliothèque universitaire au moment de la dernière visite varie entre une et deux heures (cf. tableau 7). Si on additionne les deux dernières modalités (ce qui équivaut à « plus d’une heure »), il dépasse 70,0 %. La proportion des étudiants d’histoire est largement supérieure à la proportion globale, 49,3 % d’entre eux déclarant y avoir passé plus de deux heures contre 20,0 % pour ceux d’anglais et 19,6 % pour ceux de LEA. Ces indications semblent montrer que les étudiants ne se rendent pas à la bibliothèque seulement pour l’emprunt, mais surtout pour travailler sur place.
Raisons pratiques de l’utilisation de la bibliothèque universitaire
Quelle que soit la filière, la bibliothèque universitaire n’est pas considérée seulement comme une salle d’étude, où peut s’effectuer le travail universitaire (lecture de notes, préparations diverses, etc.), elle est aussi utilisée comme un lieu d’approvisionnement (cf. tableau 8 et 9).
Cependant on observe un usage très différencié selon les disciplines. Les étudiants d’histoire qui fréquentent intensément la bibliothèque universitaire ont une utilisation diversifiée des différentes ressources de cet espace, avec une prédominance pour la consultation et l’emprunt, respectivement 92,6 % et 81,7 %.L’usage de la bibliothèque comme lieu de travail commun par ces étudiants arrive en troisième position avec 74,6 %. Ils sont aussi parmi les plus nombreux à emprunter ou à consulter un grand nombre d’ouvrages 24. Ce taux élevé peut être expliqué par la forte augmentation du nombre de publication en sciences humaines et sociales et tout particulièrement dans le domaine de l’histoire comme le souligne Françoise Kleltz : « Cet accroissement conduit qu’en histoire les étudiants d’aujourd’hui sont obligés de lire plus de livres qu’il y a trente ans 25. » L’arsenal pédagogique de cette discipline conduit ces étudiants à fréquenter davantage la bibliothèque universitaire pour se procurer des ouvrages (lire souvent en photocopiant), des revues ou des livres trop spécialisés ou difficiles à se procurer ailleurs. Ainsi, la lecture apparaît, dans le cadre de cette discipline, comme un support central dans les pratiques pédagogiques.
Au contraire, les étudiants de LEA et d’anglais viennent en bibliothèque d’abord pour y trouver un lieu de travail. La lecture que l’on pourrait qualifier de « canonique » ne semble pas constituer la raison principale de leur fréquentation. On peut supposer que les contenus d’enseignements des langues nécessitent moins de consultations et d’emprunts (mais plus d’achats), comparativement aux historiens par exemple. Alain Viala et Floriane Gaber ont montré dans leur étude 26 qu’en général, « les contenus d’enseignements des lettres imposent l’achat et l’étude détaillée de textes, ce qui diminue le besoin de consultation documentaire ». En effet, nos données montrent que les étudiants de lettres et de langues ont acheté plus d’ouvrages depuis la rentrée universitaire que les autres filières : 97,0 % pour les étudiants de lettres modernes, 95,5 % pour les étudiants d’espagnol, 91,0 % pour les étudiants d’anglais, contre par exemple 73,2 % pour les psychologues et 69,5 % pour les géographes.
Revues et périodiques
Le pourcentage des étudiants qui déclarent consulter ou emprunter des revues et des périodiques est faible, de manière générale (alors que la consultation des revues est organisées sur le modèle des livres : libre service pour titres récents, demande au guichet pour les autres). La consultation et l’emprunt des revues ne concernent que très peu d’étudiants. Cependant on observe des différences très marquées entre les filières. Seuls les étudiants d’histoire de l’art, de psychologie et de géographie déclarent s’investir davantage dans les revues spécialisées. La consultation des revues est particulièrement faible en anglais, espagnol et surtout en lettres modernes, avec 12,3 %. Par contre, les étudiants de ces trois formations sont les plus consommateurs d’encyclopédies et de dictionnaires. Il semble que les contenus d’enseignement orientent vers l’utilisation de tel ou tel type de support.
Si l’on s’interroge sur les variations selon le niveau d’études, le croisement des données à cet égard montre que les étudiants du premier cycle sont plus nombreux que ceux du second cycle à venir en bibliothèque pour travailler leur cours : 76,6 % contre 54,8 %. Par contre, l’emprunt des livres et la consultation des revues universitaires attirent plus l’attention des étudiants du second cycle : 66,0 % du second cycle pour l’emprunt des livres contre 54,5 % du premier cycle, et 28,7 % du second cycle pour la consultation des revues contre 20,0 % du premier cycle. Ceci semble indiquer que la nature des enseignements pousse les étudiants du premier cycle à adopter une pratique axée sur le travail des cours et les notes, alors que cette pratique est moins adoptée (car moins adaptée) chez les étudiants de second cycle. Au contraire, chez ces derniers, c’est la lecture qui prime sur le travail des cours.
La photocopie
On note, enfin, un usage relativement modeste de la photocopieuse, avec des différences importantes selon les disciplines (cf. tableau 10). Les filières où l’usage est massif sont l’histoire, l’histoire de l’art et la géographie, dont le taux dépasse la moyenne. Reste à examiner ce que l’on photocopie.
Dans l’ensemble, l’usage de la photocopieuse concerne essentiellement les ouvrages exclus du prêt et les cours. La répartition par disciplines fait apparaître quatre types d’usages :
– un usage massif par les historiens, les historiens de l’art et les géographes en ce qui concerne les ouvrages exclus du prêt. La lecture des ouvrages universitaires motive une forte demande de photocopies dans ces formations, mais il est logique aussi que ce type de document non empruntable soit massivement photocopié ;
– un usage moins massif que le premier, mais relativement important, pour la photocopie des cours. Ce type d’usage est surreprésenté dans les formations de langues : espagnol, anglais et LEA. La photocopie des cours est fortement développée dans ces filières où la lecture apparaît occuper un rôle moins important que dans d’autres disciplines. En effet, à travers ces deux types d’usage, on constate que ceux qui font beaucoup de photocopies des ouvrages font, au contraire, peu de photocopies des cours ;
– un usage relativement faible pour les ouvrages disponibles au prêt, avec une prédominance en histoire, en géographie et en lettres modernes ;
– et enfin un usage très faible de la photocopie pour des articles de revues, et particulièrement faible en espagnol.
L’usage de la photocopieuse selon le cycle d’études révèle que les photocopies des cours sont davantage le fait des étudiants du premier cycle (18,5 % contre 13,0 %), alors que les photocopies des ouvrages sont le fait des étudiants du second cycle (19,5 % contre 16,5 %). Ces résultats indiquent que les étudiants du second cycle, qui ont eu le temps de se familiariser avec les services offerts par la bibliothèque et qui sont « davantage sollicités par l’initiation à la recherche », comme le soulignaient Alain Viala et Floriane Gaber, sont en toute logique plus amateurs de photocopie d’ouvrages que leurs camarades débutants.
L’emprunt apparaît tout d’abord comme un support indispensable pour compléter un cours dans l’ensemble des filières, avec une forte représentation en histoire de l’art et en anglais ; ensuite, pour un travail universitaire (exposé, dossier ou fiche de lecture) particulièrement en géographie et en histoire (cf. tableau 11). L’emprunt ne s’inscrit pas uniquement dans une optique pédagogique, il peut aussi être utilisé pour le plaisir personnel. C’est le cas par exemple des étudiants d’anglais, de psychologie et d’arts plastiques dont les pourcentages dépassent largement la moyenne. L’emprunt se fait aussi en fonction des impératifs des examens. Ainsi, en lettres modernes, histoire, arts plastiques et espagnol, le livre est indispensable pour la réussite de l’année universitaire ; leur taux d’emprunts varie de 19,0 à 23,0 %.
La répartition par cycle révèle deux disparités importantes : les raisons avancées par les étudiants de premier cycle concernent surtout le travail des cours (39,3 % contre 27,7 % pour ceux du second cycle) alors que celles mises en avant par ceux du second cycle sont la réalisation d’un mémoire (17,0 % contre 0,3 % pour ceux du premier cycle). La lecture apparaît comme un investissement nécessaire pour les deux niveaux d’études ; toutefois, ce n’est pas pour les mêmes raisons. En premier cycle, le livre est utilisé comme un support pédagogique complémentaire à l’enseignement oral, tandis qu’en second cycle il est utilisé à la fois pour les cours et pour le travail d’un mémoire. Françoise Kleltz a montré 27 que les motivations conduisant au choix des livres varient selon les cycles d’études, d’une part, et les disciplines d’autre part : en premier cycle la lecture est une obligation indissociable des examens, ce n’est qu’en troisième cycle que de nécessaire, la lecture peut devenir agréable. Enseignants et étudiants reconnaissent que les étudiants les moins avancés ont rarement une approche gratuite des ouvrages.
Les variations de comportements entre les différentes disciplines face à la bibliothèque universitaire confirment les disparités dans la place pratique et symbolique qu’occupe le livre universitaire selon les pratiques pédagogiques. La consultation des livres est relativement homogène entre les disciplines parce que la lecture est exigée par le travail universitaire et nécessaire à l’apprentissage. Les étudiants en langues consultent davantage les dictionnaires, tandis que les étudiants de sciences humaines ont surtout recours aux encyclopédies, qui sont des instruments de base. Les revues attirent surtout l’attention des psychologues. Les étudiants du premier cycle vont davantage vers les dictionnaires et les encyclopédies alors que ceux du second cycle sont plus attirés par les livres et les revues, même si les différences sont faibles.
Nouvelles et anciennes technologies : des appropriations différenciées
L’introduction dans l’espace de la bibliothèque, et plus généralement dans les pratiques culturelles, de ce qu’il est convenu d’appeler les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » a des effets soit ambigus 28, soit encore largement prospectifs 29.
Internet
Apprécier l’utilisation d’un média moderne comme Internet est d’autant plus intéressant que l’offre de la bibliothèque est faible : au moment de l’enquête, seuls deux postes connectés au réseau étaient en libre service. L’usager potentiel était donc confronté à une concurrence importante de ses pairs. On pourrait attribuer à cette faible offre la rare utilisation constatée de ce média. Cependant, cette explication en termes strictement de marché (une offre culturelle supérieure à la demande augmente le prix, qui est ici le prix du temps de l’attente) est largement incomplète : si seul un cinquième des étudiants déclare avoir utilisé Internet le mois dernier (tableau 12), comment alors expliquer que cette utilisation soit significativement plus le fait des étudiants de LEA, significativement moins le fait des étudiants d’histoire, lettres modernes, et des étudiants d’histoire de l’art ? Tout se passe comme si ce média aux rapports équivoques avec la culture traditionnelle attirait plus les étudiants les moins fervents utilisateurs de la bibliothèque universitaire dans son offre traditionnelle.
L’utilisation d’Internet (ou de la photocopieuse) semble donc moins liée à l’objet technique lui-même qu’au rapport entre les étudiants et la culture scolaire et légitime : l’usage différencié des objets mis à la disposition des étudiants est subordonné aux écarts de proximité entre les étudiants et la culture classique, représentée notamment par le livre. Cette proposition semble être corroborée par une autre utilisation de la bibliothèque : la bibliothèque universitaire peut être conçue comme lieu de recherche (d’informations, de documents…) équipé de divers outils qui correspondent à des moments différents de l’histoire des techniques : le catalogue sur fiches, qui permet de savoir si la bibliothèque universitaire possède tel ou tel document (entré dans la biblio thèque universitaire avant 1980), les micro-fiches, qui permettent de visionner certains documents bien précis (essentiellement des thèses), les ordinateurs, qui permettent de savoir si la bibliothèque universitaire possède tel ou tel document (entré dans la bibliothèque universitaire depuis 1980), enfin les cédéroms et Internet 30, qui permettent l’accès à des documents multimédia 31. Le recours à ces outils n’est pas identique selon les filières (cf. tableau 13).
Les ordinateurs sont, pour toutes les filières, l’outil de recherche le plus usité, surtout par les étudiants d’histoire et de lettres modernes qui sont ceux qui utilisent aussi le plus les fiches-papier, avec ceux d’histoire de l’art. L’utilisation massive des nouvelles technologies est liée à plusieurs enseignements d’informatique disponibles au sein de l’université. Ces enseignements sont même parfois obligatoires dans certaines filières.
À l’inverse, les étudiants de LEA et d’anglais utilisent Internet significativement plus que les autres et ce sont les étudiants de ces filières qui déclarent, respectivement à 37,2 % et à 41,9 %, ne pas avoir utilisé au moins l’un de ces outils. D’un côté, une utilisation traditionnelle (les outils qui permettent de trouver des documents internes à la bibliothèque universitaire), de l’autre une utilisation d’outils plus modernes – quand elle est possible – qui donnent accès à des documents dont le lien avec la bibliothèque est moins évident.
La filière d’étude est une appartenance qui entraîne des effets puissants sur les usages et les pratiques. Autrement dit, les usages de la bibliothèque universitaire, tels qu’on a pu les décrire jusqu’ici, trouvent leur principe dans les différentes disciplines universitaires. Les contenus d’enseignement définissent un rapport symbolique et pratique au livre, et plus généralement à la culture livresque, rapport prescripteur de pratiques. L’histoire, les lettres modernes et la géographie sont des filières où la place du livre est centrale : la confrontation avec celui-ci est censée être une clé primordiale dans la réussite 32.À l’inverse, une filière comme les LEA, qui se veut une filière professionnalisée où l’apprentissage des langues ne repose pas sur une pédagogie des auteurs et dont les fins affichées sont la participation des étudiants au monde économique (des « séculiers » pour reprendre l’expression de Bernard Lahire 33), a un rapport plus distendu à la culture livresque. Cet usage plus intensif d’Internet par les étudiants de LEA peut aussi être expliqué comme une forme de substitution : les étudiants de cette filière, dont nous avons déjà souligné la spécificité dans l’espace universitaire des lettres et sciences humaines, peuvent utiliser Internet pour trouver des documents qu’ils ne trouveraient pas dans l’enceinte de la bibliothèque universitaire. Aux étudiants séculiers, Internet apparaît comme une ressource ajustée à leurs dispositions, tandis que les autres ressources de la bibliothèque sont moins inspirées par une logique de l’« actualité » : peu de magazines d’informations générales, un nombre restreint de quotidiens. Internet peut apparaître alors comme une alternative pour des étudiants devant être en phase avec le monde.
Nouveaux supports et culture classique
Cet axe régulier-séculier semble structurer les contenus d’enseignements et les pratiques étudiantes. Les étudiants de langues (anglais et espagnol) semblent particulièrement confrontés à cet axe : soit se détacher de la culture classique – et des usages en bibliothèque qui y correspondent –, comme le font les étudiants d’anglais, soit hésiter entre les deux pôles comme le font les étudiants d’espagnol. Il faudrait explorer de façon plus monographique comment cet axe structure les pratiques des étudiants des autres filières. Le cas des pratiques des étudiants de psychologie peut apparaître comme un bon révélateur de l’évolution des disciplines et de l’image qu’elles donnent d’elles-mêmes : alors qu’on aurait pu s’attendre à ce qu’ils soient proches de la culture livresque et des usages de la bibliothèque universitaire qui y sont relatifs, leurs pratiques apparaissent au contraire s’en éloigner. L’attraction 34 qu’exercent les sciences « dures » sur la psychologie peut avoir aussi comme effet d’introduire la figure du « savant scientifique » à la place de celle de « l’honnête homme » dans l’espace des lettres et sciences humaines.
Conclusion
L’appartenance à une filière est l’un des principaux éléments de différenciation entre les étudiants, aussi bien en matière de fréquentation qu’en matière de mode d’usage de la bibliothèque universitaire. En effet, la fréquentation de la bibliothèque universitaire est très diverse selon les disciplines : un usage très intense chez les étudiants d’histoire, d’espagnol, à degré moindre en géographie et en lettres modernes. Les bibliothèques, lieu du livre, sont aussi un lieu de travail : la bibliothèque universitaire n’échappe pas à cet usage, puisque les trois quarts des étudiants interrogés déclarent y avoir eu au moins une séance de travail de plus d’une heure au cours du dernier mois. Cependant, les différences interfilières sont là aussi fortement marquées : les étudiants d’histoire et d’espagnol dépassent largement la moyenne. L’utilisation de la bibliothèque comme lieu de travail par les étudiants est significativement différenciée en termes d’investissement temporel selon les filières. En effet, parmi les étudiants qui ont eu au moins une séance de travail à la bibliothèque universitaire au cours du dernier mois, on observe d’un côté les étudiants d’histoire qui se distinguent par un fort investissement – ils sont par exemple 28,0 % à avoir eu une séance de travail de plus de trois heures ; de l’autre les étudiants d’anglais, arts plastiques, psychologie et d’espagnol qui se caractérisent par un investissement plus faible, leur taux ne dépassant pas 10,0 %.
Mais la bibliothèque universitaire ne peut se résumer à cette seule fonction, elle est aussi un lieu d’approvisionnement. L’emprunt des livres est aussi fortement déterminé par l’appartenance disciplinaire. Les étudiants d’histoire, de lettres modernes et de géographie sont les plus emprunteurs, tandis que ceux d’anglais, de LEA et de psychologie sont les moins nombreux à avoir emprunté des ouvrages. Les étudiants d’histoire de l’art occupent quant à eux une position intermédiaire. Lieu du livre, lieu du travail.
On ne peut cependant s’en tenir à ces deux usages. L’offre de services de la bibliothèque universitaire est plus vaste. L’utilisation de la photocopie, partie périphérique des pratiques universitaires, manifeste des comportements différenciés selon les disciplines. En effet, l’usage de la photocopieuse est essentiellement le fait des étudiants qui sont les plus utilisateurs de la bibliothèque universitaire, à savoir ceux d’histoire, de géographie et d’histoire de l’art.
Les cycles induisent également des comportements différents vis-à- vis de la bibliothèque universitaire : ainsi les étudiants du premier cycle sont davantage utilisateurs de la bibliothèque comme d’un espace de travail. Force est de constater aussi que l’emprunt, la consultation et les photocopies restent très peu utilisés par les étudiants du premier cycle. Ces indications peuvent être interprétées comme un manque pédagogique d’apprentissage des pratiques de bibliothèque ou de recherche d’information.