Le 150e anniversaire des bibliothèques publiques britanniques

Gernot U. Gabel

« Les bibliothèques publiques ne seront au mieux que des salles où les masses incultes viendront se mettre au chaud sans bourse délier, pour y emprunter des romans vulgaires dans des éditions au rabais. » On a là un exemple des préjugés que durent combattre les parlementaires réformistes il y a un siècle et demi, avant la ratification de la loi sur les bibliothèques publiques.

Edward Edwards

Le mouvement pour la création de bibliothèques publiques doit beaucoup à un homme, Edward Edwards, qui n’hésitait pas à critiquer de vive voix les pratiques observées par la bibliothèque du British Museum. Frappé par la justesse de ses remarques, Antonio Panizzi, le conservateur du département des imprimés du British Museum, l’engagea sur un poste d’assistant bibliothécaire en 1839.Au cours des années qui suivirent, s’imposant peu à peu en observateur averti des pratiques en vigueur dans les bibliothèques étrangères, Edwards publia d’innombrables articles sur le sujet. Ses multiples interventions en faveur d’une amélioration des services de bibliothèque finirent par attirer l’attention de William Ewart, parlementaire d’une circonscription écossaise pour le compte du Parti libéral, alors très attaché à introduire des réformes dans un certain nombre de domaines sociaux et culturels. Pour les deux chambres du Parlement, qui, jusqu’à la réforme électorale inscrite dans la loi en 1832, avaient été dominées par les propriétaires terriens et la noblesse, il s’agissait là d’une approche inédite de la politique. L’entrée de représentants de la bourgeoisie à la Chambre des Communes orienta d’autant plus nettement le débat dans le sens des réformes que la nouvelle majorité parlementaire se devait de donner satisfaction à ses électeurs. Quantité de lois nouvelles furent alors votées pour tenter de juguler les plus graves fléaux sociaux de l’époque.

En 1845, William Ewart réussit à faire adopter par le Parlement une loi autorisant l’affectation d’une partie des recettes fiscales à la construction de musées dans les centres urbains. Après ce succès, il passa à la défense de la lecture publique et convainquit ses collègues parlementaires de constituer une commission d’enquête chargée d’étudier le fonctionnement des bibliothèques de Grande-Bretagne et de le comparer avec les pratiques en cours à l’étranger. Cette commission présidée par Ewart comptait entre autres personnalités influentes le filateur Joseph Brotherton et le futur Premier ministre Benjamin Disraeli. Elle entama ses délibérations au mois de mars 1849. Le premier témoin qu’elle auditionna fut Edward Edwards, dont la déposition orienta de façon décisive la ligne d’action dès lors suivie par la commission. Edwards dépeignit l’Angleterre comme un pays où tout restait à entreprendre. Il souligna l’état de pénurie des bibliothèques londoniennes et provinciales, brossa un portrait nettement plus positif de la situation de certains pays étrangers et des États-Unis en particulier, soutint, arguments à l’appui, qu’il fallait donner aux municipalités les moyens financiers de fonder des bibliothèques gratuitement ouvertes à tous.

Le deuxième témoin à se présenter devant la commission fut l’ancien Premier ministre français Guizot, qui détailla les ressources dont disposaient les bibliothèques publiques de son pays. Plusieurs responsables de grandes bibliothèques ecclésiastiques et universitaires furent également entendus. Au terme de ces auditions, les membres de la commission d’enquête avaient écouté plus d’une dizaine d’avis plus ou moins contradictoires et étaient précisément au fait de la situation des bibliothèques britanniques et étrangères. Dans le rapport de douze pages issu de leurs délibérations, ils préconisaient la création d’un service des bibliothèques financé sur les deniers publics, en insistant sur la nécessité d’ouvrir des bibliothèques de prêt dans les villes, de les installer dans des immeubles neufs protégés contre l’incendie, équipés de l’éclairage au gaz et de normes de sécurité rigoureuses, et qui resteraient longuement ouverts au public. Assez curieusement, toutefois, l’argent des impôts ne devait pas, dans leur esprit, servir aux acquisitions de volumes imprimés et de périodiques. Ils estimaient que les donations suffiraient à pourvoir les nouveaux établissements en livres.

La loi de 1850

Présenté à la Chambre des Communes, le rapport de la commission d’enquête suscita des réactions positives et, dans les semaines qui suivirent, Ewart gagna à sa cause un certain nombre de parlementaires. Sa position fut toutefois affaiblie par un article anonyme publié dans la revue Athenaeum, qui remettait en cause avec acrimonie les arguments avancés dans le rapport. Cette diatribe aurait été commise par Panizzi, dont la bibliothèque avait été inspectée quelques années plus tôt par une autre commission d’enquête. Quoi qu’il en soit, en février 1850, Ewart, sans se démonter, présenta officiellement devant le Parlement la première loi sur les bibliothèques publiques. L’attaque de Panizzi ayant cependant semé le doute dans l’esprit des parlementaires quant à l’exactitude des témoignages invoqués, ils pressèrent Ewart de nommer une nouvelle commission d’enquête.

Cette dernière, qui se rencontra à trois reprises avant la deuxième lecture de la loi, convoqua à nouveau Edward Edwards à témoigner en premier. Il fut cette fois interrogé sans ménagement, mais moins pour ses prises de position en faveur de la lecture publique que pour ses critiques du fonctionnement du British Museum. Tirant la leçon de cette expérience, Ewart décida de convoquer Panizzi en tant que témoin, et il sut se montrer assez habile pour séparer le débat autour du British Museum de la question des bibliothèques populaires. Il parvint même à amener Panizzi à se rallier à une proposition appelant l’État à financer l’implantation de bibliothèques publiques à Londres et dans les provinces.

Le rapport de la seconde commission d’enquête fut aussi bien reçu que le précédent, et les discussions qu’il suscita à la Chambre des communes se focalisèrent pour l’essentiel sur des points de détail. L’opposition, menée par un certain colonel Sibthorp dont l’attitude négative devint un temps la cible favorite des satiristes du Punch, fut impuissante à contrer le projet d’Ewart. En acceptant qu’il soit localement ratifié par un vote des contribuables, Ewart donna satisfaction à ses collègues parlementaires qui se méfiaient des conseils municipaux, et le texte fut enfin approuvé le 30 juillet 1850. La Chambre des Lords n’ayant émis aucune objection, la loi fut validée par la reine Victoria à la mi-août.

En regard d’autres textes de loi réformistes de la même époque, la loi sur les bibliothèques publiques n’a rien de très ambitieux. Elle habilitait les maires des communes anglaises et galloises de plus de dix mille habitants à demander à leurs administrés de se prononcer par la voie des urnes sur la construction d’une bibliothèque municipale. Une majorité des deux tiers des suffrages exprimés était nécessaire pour que la mesure soit inscrite au budget. En cas d’échec, aucune autre élection sur le sujet ne pouvait être organisée avant un délai de deux ans. Si, en revanche, le projet était voté, le conseil municipal avait tout pouvoir de louer ou d’acheter le terrain, bâti ou non, de son choix, d’équiper le bâtiment en becs de gaz et en rayonnages, et de nommer le personnel. Les livres, eux, devaient être donnés ou légués, et l’admission restait absolument gratuite pour les lecteurs. Quant au budget consacré à la bibliothèque, le taux d’impôt servant à le financer ne pouvait excéder un demi-penny de la livre anglaise.

Ce seuil très bas freina fatalement la généralisation des bibliothèques publiques. Il faut en effet garder à l’esprit qu’une ville dont les habitants avaient approuvé la loi ne pouvait augmenter les impôts que du 1/480 e de la livre sterling pour financer sa bibliothèque. En 1850, le système décimal monétaire (1 livre = 100 pence) n’était pas encore entré en vigueur, et la livre valait alors 240 pence (à l’époque, 1 livre = 20 shillings, 1 shilling = 12 pence). Rien d’étonnant, donc, que certains esprits sceptiques aient jugé dérisoire de créer des bibliothèques financées sur une base aussi étroite.

Déjouant les prévisions de Ewart, les municipalités d’Angleterre et du Pays de Galles ne mirent d’ailleurs aucun empressement à adopter la loi. Celles d’entre elles qui décidèrent de tirer parti de la nouvelle législation n’étaient pas suffisamment nombreuses pour constituer un mouvement. Également appliquée à l’Écosse et à l’Irlande à dater de 1853, la loi présentait en effet des lacunes trop évidentes pour déclencher l’enthousiasme. Dans un article paru dans le Times l’année suivante, Ewart lui-même se déclara déçu de la lenteur des progrès jusqu’alors observés. En décembre 1854, un amendement introduit à sa demande autorisa les bibliothèques à acheter des livres et haussa à un penny le seuil du recouvrement.

La loi ainsi modifiée fut adoptée en 1855, mais les améliorations mineures qui lui avaient été apportées ne changèrent pas grand-chose à la situation. Quatre ans plus tard, en 1859, 21 municipalités seulement avaient ouvert une bibliothèque ; ce chiffre passé à 35 en 1869 augmenta plus considérablement en 1879, où l’on recensa 48 établissements supplémentaires. Au vrai, ce n’est que dans les années 1880 que le mouvement prit vraiment de l’ampleur et que l’idée qui l’avait impulsé gagna en popularité.

Les philanthropes

À côté des municipalités, les philanthropes locaux contribuèrent de manière décisive à lui donner l’élan nécessaire. Ainsi, de riches habitants de Coventry et de Derby offrirent des sommes imposantes pour construire et équiper l’immeuble de la bibliothèque ; à Glasgow, le propriétaire d’une manufacture de tabac se montra plus. généreux encore, et, à Preston, un avocat prospère décida de créer une fondation qui dota la bibliothèque d’un budget plus que suffisant. Ailleurs, comme par exemple à Manchester, à Salford et à Cambridge, le lancement de souscriptions publiques permit de financer l’ouverture de bibliothèques publiques.

Les nouveaux établissements étaient cependant loin d’être parfaits. Certaines municipalités avaient choisi de les installer sur des terrains à l’écart du centre ville, au fond d’un passage peu fréquenté, d’une ruelle sombre aux allures de coupe-gorge, ou dans des bâtiments construits pour d’autres usages et mal adaptés à leur nouvelle fonction, quand ils n’étaient pas tout simplement vétustes et laids. Trop souvent, l’éclairage au gaz, le seul qui existât à l’époque, ne permettait pas d’éclairer correctement les salles. « La moitié des salles », se plaignait un utilisateur, « sont en permanence plongées dans l’obscurité, et sauf à posséder la vision nocturne de la chouette ou de la chauve-souris, les lecteurs ont des difficultés à déchiffrer les caractères. » Pour remédier à ces défauts, il fallut néanmoins attendre l’invention de l’ampoule électrique.

En règle générale, les lecteurs de ces premières bibliothèques publiques n’avaient pas directement accès aux livres, qu’ils devaient demander au bibliothécaire. En effet, les rayonnages du sol au plafond qui permettaient un gain de place appréciable étaient fréquemment équipés de hautes échelles. Dès 1894, toutefois, « comptoirs » et « guichets » disparurent et les lecteurs purent directement choisir leurs livres sur les étagères. L’aménagement des salles de lecture fut repensé. On voulait croire, à l’époque, qu’« un choix judicieux de journaux empêche les gens de tomber dans les pièges des débits de boisson. Une bonne bibliothèque publique peut faire plus pour le bien public qu’une force de police nombreuse. » Les défenseurs des bibliothèques publiques voyaient en elles le meilleur remède contre l’alcoolisme ou, selon le même argument, le meilleur garant pour la sécurité urbaine. Le grand filateur de Salford, Brotherton, estimait ainsi que les bibliothèques « fournissaient la force de police la moins chère qu’on puisse trouver ». Rares enfin étaient ceux à ne pas reconnaître que les bourgeois instruits qui se faisaient les champions de la lecture publique souhaitaient avant tout soustraire les ouvriers « aux perturbations potentielles de la rue ».

Les bienfaiteurs

Parmi toutes les bonnes volontés qui, à un titre ou à un autre, apportèrent leur soutien à la lecture publique, il nous faut mentionner ici les noms de deux grands bienfaiteurs. L’éditeur John Passmore Edwards (1823- 1911) reversait une large part de ses bénéfices à des institutions charitables. Des hôpitaux, des musées, des jardins publics, des cercles littéraires profitèrent de ses libéralités, mais il était surtout fier d’avoir fondé des bibliothèques dans plusieurs quartiers de Londres et dans sa Cornouailles natale. « Ce qu’il faut à ce pays, c’est moins de pubs et plus de bibliothèques publiques », aimait-il à répéter. Entre 1892 et 1900, John Passmore Edwards avança les sommes nécessaires à la création de plus de vingt bibliothèques.

À plus grande échelle, Andrew Carnegie (1835-1919) dispensait pour sa part des subsides destinés à « stimuler » le développement des bibliothèques. L’argent versé par le magnat américain de l’acier servait toutefois exclusivement à construire les locaux des bibliothèques, généralement sous réserve que la municipalité fournisse elle-même un emplacement libre et qu’elle se charge d’assurer le fonctionnement de l’établissement sur ses finances propres. Entre 1879 et 1918, les dons ainsi accordés par Carnegie permirent au total d’édifier des bâtiments de bibliothèque dans 310 communes (213 en Angleterre et au Pays de Galles, 50 en Écosse, 47 en Irlande). Beaucoup de villes britanniques se retrouvèrent ainsi avec de spacieux locaux de bibliothèque, mais un budget des plus réduits pour les acquisitions et les salaires du personnel. Selon un rapport publié en 1915, 120 des bibliothèques construites grâce aux subventions Carnegie consacraient moins de 50 livres sterling par an à leurs acquisitions. On comprend, dans ces conditions, qu’un nombre impressionnant de bibliothécaires aient milité pour la suppression du seuil de l’impôt, toujours fixé à 1 penny, qui maintenait les budgets d’acquisitions et de fonctionnement dans un état proche du dénuement.

Avec la hausse importante du niveau général des prix survenue à la fin de la première guerre mondiale, il devint évident que cette politique de blocage ne pouvait être poursuivie plus longtemps. Courant 1919, le Parlement approuva avec une célérité dont il était peu coutumier une proposition de loi entérinée par le pouvoir royal dès le mois de décembre. En sus d’abolir le seuil limite de reversion, la loi de 1919 autorisait également les communes rurales à se doter d’une bibliothèque. En effet, si 90 % des villes de plus de 30 000 habitants en étaient alors équipées, la population des comtés provinciaux ne disposait d’aucun service similaire, hormis dans quelques zones où la Fondation Carnegie était intervenue. Perçu comme une nécessité urgente, le développement rural fut sans doute l’une des évolutions les plus importantes de l’entre-deux guerres. Depuis l’adoption de la loi de 1972 sur le redécoupage régional qui a considérablement réduit le nombre des comtés, leur population est partout supérieure à 200 000 habitants, ce qui leur assure une base financière suffisamment solide pour entretenir et développer des services de bibliothèque satisfaisants.

La Library Association

Pour l’année de son jubilé, la section des bibliothèques publiques de la Library Association (LA) a pu avec fierté présenter à la presse ces chiffres qui témoignent du succès de son action (cf encadré).

Illustration
L'action de la Library Association 1950-2000

La LA a par ailleurs saisi l’occasion de cette année de jubilé pour organiser une campagne de relations publiques destinée à mobiliser le public, la presse et le gouvernement. Au mois de janvier, elle a envoyé la brochure du jubilé à tous les responsables de bibliothèque du pays pour les engager à reprendre à leur compte la campagne en préparant des manifestations locales et régionales. Sur le plan national, elle a en outre réussi à convaincre le Parlement d’adopter une résolution en faveur des bibliothèques, résolution qui fut votée le 14 février dernier, date anniversaire de la première lecture de la loi de 1850. Les actions de l’Association ne sont pas non plus restées sans effet sur le gouvernement travailliste. Après les années d’incurie des gouvernements libéraux successifs, le Premier ministre Tony Blair et les membres de son cabinet ont redécouvert combien il était important d’accorder au service des bibliothèques les moyens de fonctionner. Chris Smith, le ministre de la Culture, s’honore aujourd’hui de pouvoir qualifier les bibliothèques publiques d’« universités de quartier » et il a l’intention de prélever plusieurs millions de livres sterling sur les profits dégagés par la Loterie nationale, afin de les équiper d’un accès à l’Internet. Longtemps considérées comme un modèle dépassé, il semble à en croire les déclarations ministérielles que les bibliothèques publiques aient à nouveau le vent en poupe. Tellement qu’en cette année du jubilé, l’Hôtel de la Monnaie s’apprête à émettre une pièce qui leur sera consacrée. Dessinée sous l’égide d’une commission présidée par le duc d’Édimbourg, cette pièce de 50 pence sera mise en circulation pendant l’été. D’ici peu, donc, les bibliothécaires pourront acheter leur pain quotidien avec « leur » propre monnaie.