Les savoirs déroutés

experts, documents, supports, règles, valeurs et réseaux numériques

par Jérôme Kalfon
Villeurbanne : Presses de l'Enssib ; Lyon : Association Doc-Forum-La Biennale du savoir, 2000. – 321 p.; 21 cm. - ISBN 2-910227-30-8 : 170 F/25,91 euros.

Il n'est pas rare que les actes de congrès tardent à être publiés, il est exceptionnel qu'ils le soient rapidement, mais il est extraordinaire que ceux-ci soient publiés dès le lendemain de la tenue des rencontres, dans leur cadre même. Telle est pourtant la première caractéristique de cet ouvrage, qui rassemble une série de textes présentés à l'occasion de la tenue de la Biennale du savoir, fin janvier 2000, conçu, édité et imprimé sur les lieux mêmes de ces rencontres.

L'assemblage de sujets réunis dans cet ouvrage est de premier abord… déroutant. Rien ne semble justifier le rapprochement de sujets tels que la formation des journalistes aux nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) et la question de savoir si la télémédecine est ou non éthique.

Confrontations de points de vue

La confrontation de points de vue de médecins, de juristes, de bibliothécaires, de journalistes, entre autres, met en lumière l'émergence forte d'interrogations comparables sur les changements qui affectent tous les domaines du fait de la généralisation de l'utilisation des réseaux numériques. Un réseau où tout se mélange, une technologie de l'information globalisante où tous les domaines se côtoient, se rencontrent, voire s'interpénètrent, remettent forcément en cause les modes de fonctionnement de l'ensemble des acteurs. Les routes ne sont plus les mêmes, les véhicules non plus, le paysage en devient méconnaissable.

Les modes de fonctionnement habituels se trouvent bouleversés. Les repères habituels disparaissent, et en cette période de mutations, rien n'est stable. Des problèmes semblables se posent, quelle que soit la discipline, en particulier en ce qui concerne l'accès, les modes de transmission, les modes d'acquisition à l'information, à la connaissance et aux savoirs. Les enjeux politiques, économiques et sociétaux de ces questions sont considérables.

Les interrogations sur la situation actuelle et ses évolutions probables mettent en évidence des problématiques transversales et, ce qui était moins attendu, une nette convergence des approches. Une synthèse de celles-ci ne peut tenir dans une simple note de lecture; on se contentera de souligner quelques aspects saillants des questions abordées au cours de ces rencontres.

Les technologies de l'information et de la communication ont, dans la majorité des sociétés, un caractère irréversible et « invasif ». Elles changent profondément le rapport des individus au savoir, et en particulier, celui des élèves et des étudiants. Les modèles d'enseignement vont s'en trouver bouleversés, que ce soit pour la formation initiale ou la formation continue. Elles vont probablement mettre fin à un modèle où les connaissances priment sur les compétences. Des initiatives visent à faire en sorte que les connaissances soient ancrées sur des phénomènes concrets et que les compétences se multiplient.

Concernant l'accès à l'information scientifique pour les non-spécialistes et le grand public, l'accent est mis sur la nécessité de faire comprendre que la science est parfois incertaine alors qu'elle représente l'autorité. Le caractère intrinsèquement provisoire des connaissances et des théories scientifiques doit être constamment rappelé. Il est souligné que la science n'est rien d'autre qu'un concept social et que les citoyens doivent prendre part aux débats. La façon dont la société développe et emploie le savoir scientifique et les évolutions technologiques qui en découlent est une question qui ne peut être passée sous silence.

Face à des enjeux économiques considérables, une lutte se fait jour entre les organismes publics ou semi-publics financeurs de la recherche, qui étendent les points d'accès gratuits à une masse d'information de plus en plus grande et de moins en moins « grise », et l'espace éditorial privé où un nombre restreint d'éditeurs contrôle 85 % de l'édition scientifique mondiale.

Divergences

Les divergences fondamentales apparaissent entre les exigences de la recherche et celles des milieux journalistiques. L'information rapide et sensationnelle n'est pas un facteur d'appréciation de la valeur d'un fait scientifique. Les journalistes scientifiques ont parfois tendance à produire eux-mêmes leur information au détriment de la rigueur. Une crise est en train de naître dans la transmission de l'information scientifique, et notamment, sur les principes et usages de validation du fait de processus inédits par leur taille ou leur nature. Ainsi en va-t-il de la multiplication des prépublications par la messagerie électronique où les processus de validation ne sont pas de rigueur. L'impartialité des membres des comités de lecture des revues de haut niveau commence à être remise en cause, car, à la pure concurrence scientifique, s'ajoutent les concurrences économique et médiatique, parfois imbriquées.

À propos des substituts électroniques du livre, la présentation de l'état de l'art est abordée par une démarche prospective quant à ses implications dans l'édition, les transformations pour les bibliothèques, et sur la lecture savante elle-même, qui est aussi écriture. La logique de flux se substituant à la logique de stock, l'introduction de stratégies de gestion des connaissances dans les organisations avec l'arrivée des NTIC devient indispensable.

Ces rencontres ne pouvaient pas ne pas aborder les questions juridiques que posent les NTIC. En soulignant les limites des législations locales, les indispensables collaboration et harmonisation internationales tant en ce qui concerne la protection des droits d'auteurs et le copyright que la lutte contre la délinquance sur Internet, des participants ont tracé à ce sujet quelques pistes de changements probables.

À l'image de beaucoup de rencontres concernant les NTIC, une belle part est faite à la prospective et aux projets en cours. Mais ces derniers sont à consommer avec modération et il a été souligné à juste titre que, même si quelques pratiques nouvelles ont émergé, la qualité des nouveaux médias n'est pas encore suffisante pour prétendre concurrencer la transmission par les supports traditionnels. Il n'en demeure pas moins que les métiers de la documentation vont immanquablement changer et qu'une place nouvelle se fait jour pour les médiateurs, car bien poser une question, un problème, c'est aider à y répondre. Cet ouvrage pose une multitude de questions et son principal apport est de montrer que les réponses seront grandement facilitées par une approche décloisonnée.