L'invention de l'« illettrisme »

Rhétorique publique, éthique et stigmates

par Martine Poulain

Bernard Lahire

Paris : La Découverte, 1999 – 371 p.; 24 cm. – (Textes à l’appui). - ISBN 2-7071-3157 : 189 F / 28,81 euros.

Après l’étude pionnière et courageuse de Jean-François Laé et Patrice Noisette 1, après Jean Hébrard 2, Jean-Claude Pompougnac 3 ou encore de l’auteur de ces lignes 4, Bernard Lahire revient ici sur l’analyse des discours sociaux qui ont accompagné la prise de conscience en France et dans nombre de pays démocratiques occidentaux de l’existence de l’« illettrisme ».

La fabrique publique de l’illettrisme

On ne résumera pas ici les étapes de l’apparition dans le champ social de la question de l’illettrisme. La découverte fit scandale et les associations caritatives, certains pédagogues et travailleurs sociaux, ou encore les politiques produisirent des discours destinés à frapper l’opinion, discours de surenchère faisant de l’illettré l’archétype de l’exclu.

Bernard Lahire rappelle les leitmotivs de ces propos et analyse les procédés discursifs de cette indignation publique, dont il pointe à son tour les outrances – et les dangers. Il s’attache à analyser les rhétoriques – on aurait dit aussi, autrefois, les idéologies, mais ce mot n’est décidément plus à la mode, lui non plus – d’ATD-Quart Monde (inventeur du terme), du GPLI (Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme), de l’AFL (Association française pour la lecture), etc., qui déclinèrent tout au long des années 1980 et 1990 le registre confus et flou de ces propos, maniant alternativement et de façon tout aussi confuse le movere (la volonté de bouleverser, de remuer) et le docere (l’information, la connaissance du problème). L’illettrisme est ainsi devenu un attribut obligé du « grand marché des problèmes sociaux », un catch all category (une catégorie attrape-tout) extensible et redéfinissable à loisir.

L’expert et le savant

Cette émotion problématique n’eut d’égale que la réserve – inhabituelle, Bernard Lahire a raison de le souligner – d’un certain nombre de chercheurs devant la « fantastique montée publique de l’illettrisme » comme problème social.

Novateur et courageux est le chapitre que l’auteur consacre à ses pairs et à l’analyse des propos, écrits et prises de position de l’intelligentsia, sociologue ou non, sur la question de l’illettrisme. Une partie des analystes habituels des relations entre écrit et société, ou entre école et société, s’est en effet trouvée dans une situation inhabituelle : habitués à raisonner souvent en termes d’inégalités, et à dénoncer les lacunes des institutions publiques dans la lutte pour la réduction de ces écarts, ils n’ont pu qu’exprimer leur perplexité devant l’usage démagogique de la notion d’illettrisme. Ils ont dû alors s'attacher à dénoncer les effets pervers d’une générosité apparente, susceptible en fait de stigmatiser les illettrés, devenus en tout parias et handicapés, certains des discours de surenchère n'ayant pas hésité à les décrire comme « incapables de penser ».

Bernard Lahire distingue deux types de postures intellectuelles et pratiques des chercheurs en sciences sociales dans leur rapport avec le diagnostic social. Certains se comportent en savants, d'autres en experts, les seconds s'investissant davantage dans l'action : ils cherchent à participer à la résolution du problème qu'ils ont contribué à analyser. La posture d'expert fut en l'occurrence, pour l’auteur, problématique, parfois en contradiction avec la posture scientifique, si ce n'est coupable au plan éthique. Bernard Lahire ne mâche pas ses mots envers Alain Bentolila 5, archétype, pour lui, de l'expert devenu coupable de dérapages sémantiques et pratiques divers. Il revient longuement sur la polémique qui avait suivi la publication par le journal Le Monde d'un article d'Alain Bentolila qui portait pour titre : « L'illettrisme, autisme social ».

Bernard Lahire n'a point pour but de stigmatiser à son tour ses pairs, mais d'appeler à une forme de vigilance dans les relations qu'ils entretiennent avec l'espace social. La place des experts scientifiques est en effet de plus en plus importante dans l'exercice des politiques, qui font appel à eux sans doute beaucoup plus fréquemment qu'auparavant. Ce nouveau statut impose une réflexion sur le pouvoir des sciences sociales et des chercheurs qui les exercent : comme tout pouvoir, celui-ci n'est pas au-dessus de tout soupçon…

On peut savoir gré à Bernard Lahire d'avoir, à l'occasion de cette histoire des discours sur l'illettrisme, interrogé le positionnement des experts dans l'exercice politique. Cet usage, souhaitable, est dans le même temps problématique.

On exprimera plus de réserves sur l'analyse qu'il fait des sources littéraires qu'il convoque. Autant il est agréable de voir que de plus en plus de sociologues comprennent que la littérature est un passionnant miroir social, autant on ne peut suivre Bernard Lahire quand il reproche à Bernhard Schlink (dans Le Liseur) 6 ou à Mathieu Lindon (dans Le Procès de Jean-Marie Le Pen) 7 d'avoir associé nazisme et illettrisme. La description d'une singularité dans une fiction ne peut être critiquée comme si elle avait volonté à devenir propos généraliste.

Et l'on sait bien, au contraire, que le plus grand paradoxe du XXe siècle restera à tout jamais d'avoir engendré une génération qui a si bien su allier la plus grande érudition à la plus grande inhumanité.

  1. (retour)↑  Jean-François Laé et Patrice Noisette, Je, tu, il, elle apprend. Étude documentaire sur quelques aspects de l'illettrisme, Mire, ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, 1985. Bernard Lahire semble ignorer la froideur – c'est un euphémisme – avec laquelle avait été reçue cette étude par ses propres commanditaires, dont le titre original était Dans la poche du kangourou : aspects de l'illettrisme tel qu'on en parle. L'administration publia le texte, tout en lui donnant un titre qui n'avait rien à voir avec son contenu…
  2. (retour)↑  Jean Hébrard, « L'illettrisme, une émotion des classes cultivées », Bibliothèques publiques et illettrisme, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Direction du livre et de la lecture, 1986.
  3. (retour)↑  Jean-Claude Pompougnac, Illettrisme : tourner la page?, Paris, Hachette, 1996.
  4. (retour)↑  Martine Poulain, « L'Illettrisme, fausses querelles et vraies questions », Esprit, septembre 1989.
  5. (retour)↑  Voir, par exemple, d'Alain Bentolila, De l'illettrisme en général et de l'école en particulier, Paris, Plon, 1996.
  6. (retour)↑  Bernhard Schlink, Le Liseur, Auvers-sur-Oise, À vue d’œil, 2000.
  7. (retour)↑  Mathieu Lindon, Le Procès de Jean-Marie Le Pen, Paris, Gallimard (Folio; 33 10).