L'Épreuve de la grandeur

prix littéraires et reconnaissance

par Martine Poulain

Nathalie Heinich

Paris : La Découverte, 1999. – 297 p.; 14 cm. – (Armillaire). - ISBN 2-7071-3170-9 : 145 F/22,11 euros.

La jouissance peut être souffrance, estime Nathalie Heinich au début de son ouvrage consacré aux effets de la reconnaissance, par l'attribution des prix littéraires, sur les écrivains qui se les voient décernés.

La renommée, une épreuve

De la souffrance, c'est en effet ce qu'ont éprouvé, à des degrés divers, certains lauréats des prix en question. Pour comprendre comment la reconnaissance perturbe des existences, et comment chacun des écrivains a ressenti ces « écarts de grandeur entre soi et autrui et entre les différents moments de soi-même », Nathalie Heinich a eu recours à des entretiens avec sept écrivains aussi divers que Claude Simon, Jacques Chessex ou Emmanuèle Bernheim.

Chez Claude Simon, l'épreuve du Nobel est demeurée limitée. L'écrivain est resté le même. L'accroissement de sa notoriété n'a guère affecté la perception qu'il avait de lui-même. Pour Jean Rouaud, au contraire, le Goncourt entraîna une série de ruptures avec sa vie antérieure. Il vécut des moments de dépersonnalisation, fut l'objet de rivalités et d'envies, l'agrandissement brutal de son espace relationnel fut perturbant : « Diversifié et démultiplié, le regard d'autrui affecte la cohérence du sentiment d'identité, qui perd de son évidence, cesse d'aller de soi ». Pour retrouver l'apaisement, Jean Rouaud a dû réduire les écarts. De là a pu naître une nouvelle identité, dans laquelle il devient l'écrivain qu'il voulait être.

Annie Ernaux, après le Renaudot en 1984, chercha surtout à « rester elle-même », fidèle à ses origines et à l'identité qu'elle s'était construite. Elle partagea cette reconnaissance avec ses lecteurs, dont les lettres témoignent qu'ils l'estiment un peu leur.

Éloignement et agrandissement

Dans une seconde partie, Nathalie Heinich reprend un certain nombre d'éléments issus des entretiens, et se pose la question suivante : « Pourquoi est-il souvent si difficile de réussir sa réussite? ». Avec l'attribution d'un prix, l'écrivain est amené à expérimenter de façon aiguë « la mesure intérieure de sa propre grandeur ». Désigné « grand » par le regard d'autrui, l'individu se sent pris pour quelqu'un d'autre. Rien de plus terrible que de ne plus ne se reconnaître, disait Emmanuel Levinas : « L'identité de l'individu ne consiste pas à être pareil à lui-même et à se laisser identifier du dehors par l'index qui le désigne, mais à être le même – à être soi-même, à s'identifier de l'intérieur ».

Pour que la reconnaissance ne soit pas destructrice, comme elle le fut pour Jean Carrière, « la grandeur doit pouvoir transformer un sujet sans l'amener à se perdre : s'élever tout en restant soi-même, c'est la condition essentielle pour pouvoir jouir de sa propre ascension ». Exercice d'autant plus difficile que le milieu littéraire fait « payer » aux consacrés leur consécration.

Les études de cas permettent à Nathalie Heinich de lier son analyse à des thèmes chers à une certaine sociologie : celle qui s'intéresse aux écarts de grandeur entre les individus, à leur exigence de justice et de justification. L'être humain a fondamentalement besoin, rappelle Nathalie Heinich avec Tzvetan Todorov, de reconnaissance. Une reconnaissance qui n'est plus entendue dans le sens social que lui ont donné les sociologues de la domination, mais une reconnaissance morale, par laquelle l'individu cherche respect et estime.