Je pense donc j'archive

L'archive dans la société de l'information

par Claire Sibille

Anne-Marie Chabin

Paris : L'Harmattan, 1999. – 208 p. ; 22 cm. ISBN 2-7384-8340-2. 110 F/16,76 euros.

De prime abord, la société de l'information, qui focalise l'attention sur le fait, l'idée ou l'image, n'est pas favorable aux archives, dont la constitution progressive et régulière suppose une notion de continuité. Pourtant, à l'aube de l'an 2000, le besoin collectif de mémoire n'a jamais été aussi fort. Archiviste-paléographe, successivement archiviste départementale de l'Essonne, consultante en gestion électronique de documents et gestionnaire de fonds audiovisuels, Marie-Anne Chabin s'interroge sur l'avenir de « l'archive » dans cet environnement paradoxal.

Une gestion complexe

Dans le premier chapitre, « Le syndrome d'Épaminondas », l'auteur souligne le décalage temporel et environnemental consubstantiel à la gestion des archives. La complexification et l'hétérogénéité de la production documentaire, l'évolution de l'intérêt de l'administration, du citoyen ou de l'historien pour les archives en rendent de plus en plus complexes la sélection, le classement et la description. L'archiviste, qui décide de garder ou d'éliminer, est le lien entre les producteurs et les utilisateurs de l'archive.

Le deuxième chapitre, « Tout est archive », s'attache à définir l'archive, dont l'apparition est liée à la naissance de l'écrit en Mésopotamie. D'après la loi du 3 janvier 1979, un document est archive dès sa production, quel que soit son support. L'archive n'est pas collectée délibérément pour elle-même, elle résulte de l'activité d'un organisme. Elle perd son sens si elle est isolée des autres archives produites par cet organisme : on parle de « fonds d'archives ». Les archives publiques procèdent de l'activité de l'État, des collectivités locales, des établissements publics et des organismes de droit privé chargés d'une mission de service public ; les minutes et répertoires des notaires sont également des archives publiques. Toutes les autres archives sont privées, mais la loi de 1979 a prévu le classement d'archives privées présentant un intérêt historique majeur pour le patrimoine national. La loi énonce le double intérêt des archives : l'accès à l'information pour l'administration et les citoyens, et l'Histoire. Cet accès est assorti de délais de communicabilité pour la préservation des intérêts de l'État et des personnes. Parallèlement à l'extension de son usage et de sa renommée sociale, l'archive subit une démarche sacralisante : l'emploi du singulier veut insister sur ce que les documents ont à la fois de familier et d'unique. C'est l'utilisateur qui fait l'archive : l'auteur distingue une fonction probante et utilitaire (« archives de naissance ») et une valeur ajoutée (« archives de baptême »).

Le chapitre suivant, « Ordre et désordres », recense les différents événements qui, entre le moment de sa production et le moment de sa consultation, peuvent modeler un fonds : l'oubli du contexte de sa création, l'usure du support, les destructions accidentelles ou intentionnelles, la dématérialisation des documents numériques et la démultiplication des archives. La conservation, le classement des archives et la recherche documentaire ont un coût.

Le rôle de l'archiviste

Le chapitre quatre, « Science et conscience des archivistes », traite du rôle de l'archiviste, qui, face au foisonnement documentaire, sélectionne les documents qui répondront au besoin des utilisateurs. Ce n'est pas la totalité des archives produites. L'archiviste est en effet un « éliminateur » d'archives. Le classement des archives par origine, en fonction de l'organisme producteur, est appelé « principe de provenance » et s'oppose au classement thématique ou « principe de pertinence ». Les procédés de reproduction, les bases de données informatiques et les outils d'indexation permettent de combiner le respect de l'ordre de production des archives et le regroupement thématique de leurs contenus.

L'attrait du passé et le devoir de mémoire rendent l'utilisateur de plus en plus exigeant. La loi du 3 janvier 1979 a réduit de cinquante à trente ans le délai commun d'accès aux archives publiques, avec des délais de soixante à plus de cent ans pour les documents mettant en cause la sûreté de l'État, la vie privée et le secret médical, ainsi que pour les dossiers de justice. La loi est assortie d'une procédure de dérogation autorisant dans certaines conditions la consultation anticipée des dossiers encore fermés. Quelle que soit sa formation initiale, chartiste, universitaire ou autre, l'archiviste est au service d'une collectivité qui le paie pour gérer sa mémoire. Marie-Anne Chabin déplore que les archivistes français soient encore insuffisamment formés aux nouvelles technologies de l'information.

Dans l'avant-dernier chapitre, « Les universaux », l'auteur dégage les universaux qui, selon elle, s'appliquent aux archives : le support, l'auteur, le message, le destinataire, le mobile et le non-dit. L'archive se décline à plusieurs niveaux : document indivisible, sous-ensemble de documents créés chronologiquement l'un à cause de l'autre, ou ensemble de documents liés au traitement d'une même affaire. Cinq règles s'appliquent aux archives : les archives sont produites par strates en fonction de la nature et de la densité des activités exercées par le producteur ; l'environnement technique conditionne le message de l'archive ; la masse et le temps exercent une sélection naturelle ; le temps révèle l'intérêt secondaire de l'archive ; l'archive est objective, son utilisation est subjective.

Dans le dernier chapitre, « Au cœur de la société de l'information », Marie-Anne Chabin pense que la « société de consommation de l'information » n'a pas rejeté la notion de preuve. Il faut « endormir Épaminondas et réveiller Janus », tenir compte de la valeur de gestion immédiate des archives et de leur valeur ajoutée documentaire pour l'ensemble de leurs utilisateurs potentiels. La société de l'information masque la permanence des archives. L'« archivation » des documents électroniques (processus intellectuel de maîtrise de l'archive alors que le terme d'archivage se limite aux opérations matérielles) englobe une description intégrée à l'archive lors de sa production et une description pérennisée résultant d'un traitement professionnel de l'information. L'archiviste doit devenir un spécialiste de l'information et de l'archive numérique et travailler avec les informaticiens et les ingénieurs pour fabriquer des outils qui rapprocheront l'utilisateur de l'archive.

Marie-Anne Chabin nous fait réfléchir sur le passé et l'avenir, la mémoire et l'action, le savoir et le pouvoir, le secret et la transparence, l'histoire et la liberté. Le sens du métier d'archiviste et celui des archives se situent dans ces parallèles dont les évolutions technologiques viennent renforcer les pertinences. C'est ce que réussit à évoquer l'auteur dans ce brillant essai. Les archivistes, passeurs de mémoire, transforment les outils du savoir en outils du pouvoir, mais leur pratique professionnelle entre secret et transparence fonde en partie l'exercice d'une démocratie raisonnée.