Doc Forum

Les savoirs en questions

Bertrand Calenge

Un peu plus de deux ans après une première manifestation 1, alors pilotée par l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib) et la librairie Decître, l'association Doc Forum organisait à Lyon, du 27 au 30 janvier 2000, la Biennale du savoir et les journées professionnelles Doc Forum.

L'implication de partenaires très variés (groupes privés, associations culturelle ou professionnelle, grande école, etc.) dans l'organisation a mêlé des objectifs peut-être trop différents, du colloque scientifique au salon du livre, en passant par l'orientation professionnelle et par l'innovation technologique. Ce foisonnement a sans aucun doute dérouté le grand public, trop peu présent à ce rendez-vous, mais a offert aux chercheurs comme aux professionnels des bibliothèques et de la documentation un moment extrêmement riche d'interrogations sur le savoir, ses formes en mutation, sa diffusion et son appropriation.

Le recours à des penseurs et acteurs de toutes origines (universitaires, bibliothécaires, éditeurs, inventeurs), le niveau ambitieux des nombreux thèmes retenus ont fait des 27 et 28 janvier, dites « journées professionnelles Doc Forum », un moment très fort dans les manifestations nationales de la vie culturelle et professionnelle. On pouvait tout aussi bien s'attarder sur l'acquisition des connaissances dans les sciences du vivant, qu'entendre les interrogations sur la diffusion des sciences humaines, ou réfléchir aux ambiguïtés de la médiatisation des savoirs – et des inconnues – scientifiques. En outre, une opération d'édition numérique « instantanée » des principales interventions de ces deux journées donnait lieu à la parution d'un livre mis en vente dès le 29 janvier au matin, grâce aux efforts conjoints de l'Enssib, de l'éditeur 00h00.com, et de la société Xérox 2, belle démonstration concrète de l'efficacité d'un partenariat entre des acteurs très différents de la « chaîne du livre ».

Les substituts du livre

Une conférence-table ronde, animée par Pierre Le Loarer et François Bocquet, s'intéressait à la réalité et à l'avenir des livres électroniques. Même si de nombreux médias font état d'avancées technologiques et nous promettent un avenir de lecture révolutionné, bien rares sont les personnes qui, en France du moins, ont même seulement vu une de ces « machines à lire ». C'est pourquoi l'intervention initiale de Pierre Le Loarer, directeur des services de documentation de l'Institut d'études politiques de Grenoble, claire et pédagogique, était la bienvenue pour sa présentation de l'état des lieux. Si l'appellation de livre électronique recouvre souvent, de façon abusive, toutes les formes de numérisation des textes et images, on peut proposer de la limiter aux dispositifs techniques de lecture portable utilisant le recours aux données numériques. Dans cette définition restreinte, l'hypothèse d'appareils incorporant des feuilles souples de « papier électronique » reste à l'état de prototype, et seuls sont commercialisés ou en voie de l'être des livres électroniques « tablettes », qui reprennent, en l'adaptant, le principe des agendas électroniques ou des ordinateurs portables. Seuls, deux appareils de ce type sont actuellement en vente : Every book et Rocket e-book, mais deux autres devraient bientôt les rejoindre : Softbook et Cytale, ce dernier étant le seul projet français présenté.

Si les aspects techniques et ergonomiques contribuent à différencier ces produits, avec une interrogation certaine sur les capacités d'autonomie réduites dès que l'écran est rétro-éclairé ou en couleurs, les enjeux résident surtout dans les stratégies d'alimentation des contenus.

À l'heure actuelle, chaque constructeur négocie avec des éditeurs pour proposer des oeuvres selon un format de chargement et de lecture spécifique. Mais l'avenir semble bien appartenir à l'apparition d'un standard de fichier unique valable pour tous les types de livres électroniques : le projet le plus avancé dans ce domaine est l'Open e-Book Publication Structure (http://opene-book.org) écrit en XML (eXtensible Markup Language). Il restera encore à régler de nombreux problèmes : normaliser la protection des contenus, améliorer la lisibilité des « pages ». Une fois ces questions résolues, la situation spécifique du livre électronique se fond dans la perspective plus large du texte électronique depuis n'importe quel ordinateur connecté. À quel prix ? Aujourd'hui, les prix de vente d'une oeuvre téléchargeable sont encore trop élevés (de 20 à 40 % moins cher que la même oeuvre sous forme de livre imprimé). C'est donc un produit toujours incertain dans sa conception technique comme dans ses contenus informatifs et sa diffusion commerciale qui est promu aujourd'hui. Certes, le représentant de la société Cytale vante la diversité des usages possibles de cet outil qu'il voit universel ; certes on voit également apparaître des chaînes d'associations de compétences, comme celles de l'éditeur 00h00.com, du fabricant du produit Palmpilot et, entre les deux, de la société Edispher qui met en forme les documents pour les adapter au produit ; certes, la recherche sur les différents problèmes évoqués peut conduire à des innovations intéressantes (un prototype de la jeune société @folio permet de stocker des documents sur une « feuille » électronique semi-transparente, remplaçant ainsi avantageusement les cataractes de papier vomies par nos imprimantes). Mais la richesse et la fragilité des pistes d'avenir obligent à prendre du recul.

Ce recul fit l'objet d'une table ronde animée par Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, qui posa quelques éléments de réflexion. Entre les possibilités d'une lecture interactive, personnalisée, voire d'une « métalecture », et les exigences anthropologiques d'une appropriation intime du savoir et d'une sociabilité autour de celui-ci, quelle est la place du livre électronique ? La dématérialisation de la « forme » imprimée du codex conduit à s'interroger sur le statut de l’œuvre – plus que sur celui de l'auteur – dans sa cohérence et dans sa pérennité : le livre imprimé autorise la monumentalité de l’œuvre, la transmission de la trace. Pour Jean Clément, cette vision est balayée par la déterritorialisation du texte, et il affirma même que « l'e-book est le dernier avatar du livre, menacé de disparition » : le texte est disséminé, déconstruit, l’œuvre se fragmente et le livre disparaît devant la notion de corpus.

Après ces discours circonspects, ces analyses fines, ces paroles prophétiques ou ces affirmations tranchées, on aurait aimé voir évoquer les questions cruciales des droits des auteurs et des éditeurs dans le paysage à venir. Hélas, l'intervention de Florence Piriou, au nom de la Société française de défense des auteurs de l'écrit .(SOFIA), déçut. Arc-boutée sur la défense du droit d'auteur patrimonial dans un contexte d'édition imprimée, elle refusa de s'engager sur la piste pourtant prometteuse du droit moral, mis en jeu dans les nouveaux avatars du texte.

Un accès libre à Internet dans les bibliothèques ?

Parallèlement aux conférences-tables rondes, denses demi-journées de réflexion, des manifestations plus légères émaillaient le parcours des visiteurs, soit sous la forme de « rendez-vous Internet », soit sous la forme de rencontres (avec, par exemple, des acteurs d'expériences numériques dans des municipalités), soit enfin sous la forme de tables rondes. L'une d'entre elles, organisée par le Bulletin des bibliothèques de France, se tenait le 27 janvier sur le thème « Un accès libre à Internet dans les bibliothèques ? ». Si les bibliothèques en général connaissent un fort développement de l'accès public au réseau des réseaux, le point d'interrogation oblige à prendre du recul sur ce phénomène, et à réfléchir sur les significations et les enjeux de cette offre. Comme le souligna Jean-Luc Gautier-Gentès, inspecteur général des bibliothèques et animateur de la table ronde, poser une telle question n'est pas illégitime, même si elle ne doit pas faire oublier une autre question plus fondamentale encore dans le contexte du développement des ressources numériques : la (re)définition des missions de la bibliothèque. Dans un premier temps, l'interrogation renvoie à des questions morales – faut-il contrôler en amont l'accès aux sites « douteux » ? – et juridiques – où se situe la responsabilité des bibliothécaires ? Du côté des diffuseurs, donc responsables des publications distribuées selon l'actuelle législation ? Mais l'accès libre à Internet, c'est aussi la communication entre personnes – peut-on laisser l'accès aux messageries par exemple ? –, la confusion possible du lecteur devant les centaines de millions de pages offertes, l'application du droit d'auteur, etc. Face à ces multiples interrogations, Jean-Luc Gautier-Gentès se méfie des affirmations sommaires et manichéistes, qui révèlent surtout une soumission à l’outil Internet. Il plaide pour une réflexion plus distanciée, qui prenne en compte les exigences civiques des bibliothécaires, les implications financières de l'accès à Internet, les complémentarités possibles entre écran et imprimé dans les collections, et qui provoque donc aussi un travail professionnel sur les outils et ressources du réseau.

Alain Pansu, directeur de la médiathèque de Taverny, offrit le bilan des réflexions d'un praticien confronté à ces différents problèmes, qu'il considéra sous les deux angles de la « censure » et de la gratuité. Mais si la censure se borne à vouloir limiter les « dérapages », elle peut difficilement prendre la forme d'une interdiction d'accès à certains sites : les logiciels protecteurs, d'origine américaine, pratiquent des interdictions d'accès fondées sur une vision du monde trop prude pour l'Europe ; établir une liste de sites à interdire est une gageure (dans les faits, un seul site est interdit à Taverny, car ses utilisateurs monopolisaient l'accès aux écrans : c'est un site de jeux !). Alain Pansu plaide pour la reconnaissance d'une auto-censure des usagers dans un lieu public, pour « une démarche de présence et de dialogue » en direction des enfants, pour une formation des utilisateurs, qui deviennent de plus en plus sélectifs avec l'usage, enfin pour une présélection des sites jugés intéressants par la bibliothèque. Et il recommande d'utiliser aussi les outils stratégiques (mémoire-cache par exemple) pour évaluer l'adéquation de l'offre aux publics, bref d'inclure Internet dans les pratiques professionnelles. En revanche, il voit dans les questions de coût un enjeu plus important pour une liberté de l'accès, et réclame une gratuité de cet accès pour les utilisateurs des bibliothèques publiques, compte tenu de l'effondrement des coûts de connexion (réseau interne, ligne spécialisée et site intranet accessible en Internet représentent à Taverny un coût de fonctionnement de 45 000 F par an).

Sur ce dernier point, Jean-Pierre Douillet, maire-adjoint de Vincennes et chargé du livre et de la lecture à la FNCC (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture), est plus réticent : la gratuité n'est pas assez responsabilisante, et il plaide plutôt pour une tarification modérée des accès à la durée. En revanche, il est très affirmatif concernant les censures possibles : halte à toute censure pour les adultes, qui doivent rester libres de leurs choix – le rôle des bibliothécaires est là de proposer des choix, de conduire des actions de formation, de gérer les flux ; concernant les enfants, il est légitime d'opérer une sélection des sites, dans une perspective pédagogique qui leur apprenne à devenir progressivement libres.

Joël Roman, rédacteur en chef à la revue Esprit, offrit un utile recul d'utilisateur de bibliothèques et d'éditeur de revue. Internet n'est pas inscrit dans le même contexte que les livres ou les revues : pour ces derniers, il existe des filtres en amont de leur production (éditeurs, réglementations) et en aval (libraires, bibliothécaires) ; ces filtres ont une fonction positive (mise en forme, pédagogie) et négative (illégalité, non-pertinence). Internet est dépourvu de filtres. La question de la liberté de l'accès à Internet dans les bibliothèques doit être clarifiée dans ce contexte : les bibliothécaires n'ont pas seulement à être pédagogiques ou accompagnateurs, ils ont un rôle de mise en forme des contenus, d'une part en balisant les parcours, les itinéraires – compte tenu de la déficience des moteurs de recherche –, d'autre part en élaborant des systèmes de validation des textes et des contenus. Ces réflexions positives n'abolissent pas les questions de la pornographie et des « interdits politiques », d'ailleurs propres aux débuts de la diffusion de toute nouvelle technologie de l'information (diffusion de l'imprimé au XVIIIe siècle, par exemple) : il serait erroné de penser que ces interdits ne touchent que les enfants, et on ne peut éviter une réflexion morale et civique sur ces points.

Enfin, Joël Roman souligna les questions nées de l'interactivité d'Internet : qu'est-ce qui va être émis depuis la bibliothèque ? Si cette dernière ne pouvait pas être le lieu d'où l'on puisse diffuser sa prose personnelle, il est certain que les usages à venir vont promouvoir une réflexion sur l'offre de la bibliothèque dans le réseau.

Comme on le voit, la question de l'accès à Internet recouvre des enjeux moraux, civiques, juridiques, économiques et documentaires beaucoup plus larges 3. Dominique Lahary, directeur de la bibliothèque départementale de prêt du Val d'Oise, offrit en conclusion quelques interrogations aux auditeurs, dans plusieurs directions : dans la bibliothèque elle-même, les pratiques d'accès à Internet montrent que la bibliothèque n'est pas seulement un système documentaire, mais un lieu de vie. Hors de la bibliothèque, d'autres lieux d'accès à Internet se multiplient : peut-être la richesse du lieu bibliothèque tient-elle dans son offre simultanée d’Internet et des livres ? Le « balisage » du réseau des réseaux est-il possible demain sans une coopération entre les bibliothèques ? Autant de questions que les bibliothécaires ne peuvent, ne veulent pas éviter, et dont la richesse et la complexité font pressentir une (re)définition ambitieuse des bibliothèques dans la société.

  1. (retour)↑  Le compte rendu de cette première manifestation, « Doc Forum à Lyon : le savoir en fête », est paru dans le BBF n° 2, 1998, p. 68-69.
  2. (retour)↑  Ce livre Les Savoirs déroutés, est disponible auprès de l'Association Doc Forum (10 rue Charles Biennier 69002 Lyon) et par le site de l'éditeur 00h00.com : http://www.00h00.com Par ailleurs, un grand nombre de textes et de supports d'interventions sont accessibles sur le site de Doc Forum : http://www.docforum.tm.fr
  3. (retour)↑  Jean-Luc Gautier-Gentès prépare sur ces questions un article qui sera publié dans une prochaine livraison du Bulletin des bibliothèques de France.