Voix au chapitre

Rencontres autour de la littérature de jeunesse contemporaine

Chantal Georges

Les 18 et 19 octobre derniers, pour la troisième année consécutive, à la bibliothèque Abbé Grégoire à Blois, le Centre régional du livre de la région Centre proposait deux journées de formation intitulées « Voix au chapitre » 1, rendez-vous désormais incontournable pour les bibliothécaires, les libraires, les enseignants autour de la littérature destinée à la jeunesse, celle qui bouscule, dérange, gratouille… et qui s'intéressait plus précisément cette année aux « séries ». En proposant cet angle de réflexion, Marie-Pierre Rigollet, chargée de mission au CRL-Centre, souhaitait « élargir le champ d'exploration aux livres qui dérangent, parce qu'ils sont de qualité moyenne, voire mauvaise et qu'ils “marchent” auprès des enfants ».

Une illustratrice

Michèle Cochet présenta l’œuvre de Nathalie Parain. À l'aide de diapositives, elle mit d'emblée l'accent sur la démarche originale de cette illustratrice qui considérait le livre pour enfants comme un objet de culture à part entière. Replaçant sa démarche dans celle de l'école des constructivistes, elle insista sur la rencontre avec Paul Faucher et la collaboration qui s'ensuivit.

Cet éditeur, qui ne voulait « pas des livres entonnoirs, mais des livres étincelles », publia bon nombre de livres de Nathalie Parain, livres grâce auxquels les enfants étaient invités à entrer dans le langage d'un artiste en construisant eux aussi des images.

Nous étions loin des « séries » ! et parcourir l'exposition « Ronds et carrés » conçue par Michèle Cochet autour de l’œuvre de Nathalie Parain, nous offrit l'occasion de vérifier la démarche originale de cette artiste dont le destin stylisé, simplifié, nous invite à changer notre manière de voir le monde.

Avec Pierre Bruno, maître de conférences à l'IUT (institut universitaire de technologie) de Dijon, on entrait dans le vif du sujet : il s'attachait dans un premier temps à définir le concept même de « séries » (un modèle, un auteur unique, un groupe de personnages, un registre littéraire, des conventions d'écriture – intellectuelles et matérielles), pour ensuite analyser les raisons de la multiplication, due en grande partie à la concurrence entre éditeurs, à l'évolution des réseaux de distribution du livre (vendues dans les grandes surfaces, les séries sont adaptées aux achats d'impulsion). Il soulignait ainsi la subdivision à l'extrême des collections, aux segmentations de plus en plus marquées, selon le sexe, l'âge, le genre. Il ne manquait pas de faire remarquer le rôle des éditeurs dits « qualitatifs » dans ce phénomène, qui, à leur tour, investissent dans la paralittérature. Ils exploitent leur image de marque et, par cette politique de diversification, dégagent des bénéfices. Pour illustrer son propos, il prit l'exemple des éditions Bayard et de la série « Chair de poule », qualifiant cette dernière de médiocre et rudimentaire, au style proche de l'écriture des scénarios des séries de télévision, dont la suppression de tout marquage trop typé en fait des récits destinés à un public international, et qui fonctionnent de manière caricaturale.

Un éditeur de séries

Interviewée par Thierry Guichard, Charlotte Ruffault, directrice éditoriale des éditions Bayard, fut invitée à s’exprimer. Le directeur de la revue Le Matricule des anges s'attacha tout d'abord à retracer son parcours éditorial, jalonné de noms d'éditeurs/concepteurs militants avec lesquels elle travailla comme Christian Bruel, Harlin Quist, Laurence Lentin, François Ruy-Vidal et à s'interroger sur cette carrière qui l'avait conduite de la création à l'édition de séries.

Charlotte Ruffault reste quant à elle persuadée qu'elle fait toujours le même métier, celui de passeur. Convaincue que seule une élite a accès à la culture, elle met tout en oeuvre pour que le plus grand nombre évolue de la lecture à la littérature, aidée en cela des prescripteurs.

Serait-ce alors le rôle des séries ? L'éditeur en proposant au lecteur un récit qui fonctionne sur le stéréotype, le cliché, lui assure-t-il un confort de lecture ? Lui permet-il de retrouver confiance dans l'écrit ou bien le fossé se creuse-t-il entre l'élite et les autres ? Questions en forme de réflexion posées à chacun d'entre nous, prescripteurs s'il en est. Quant à Charlotte Ruffault, tout en ne niant pas le rôle du marché (et le poids de la grande diffusion) non plus que l'importance du marketing, elle veut croire que si la série « sert à faire du fric », c'est pour publier autre chose, chercher, créer. Mais pour combien de temps encore ?

Une vraie rencontre

Dangereuse la lecture ? Non, sûrement pas si l'on sait faire la distinction entre la fiction et la réalité. Pour argumenter son propos, Joëlle Turin analysait quatre titres d'ouvrages publiés pour les adolescents et qui ont dérangé les adultes 2. En rappelant les travaux de Marthe Robert et Vincent Jouve 3, elle relevait tous les procédés littéraires mis en oeuvre dans la fiction (notamment les figures des personnages et les procédures pour renforcer l'effet du réel), procédés qui sont autant de rappels pour faire comprendre au lecteur qu'il est dans un texte et pas dans la vie.

Si la lecture n'est pas dangereuse, la littérature, et plus précisément celle pour la jeunesse peut-elle tout dire ? Oui, mais pas n'importe comment, répond Christophe Honoré, interrogé par Thierry Guichard.

Ainsi dans les livres pour enfants, il y a des choses qu'on n'écrit pas, la difficulté pour l'écrivain étant dans la justesse, l'image qui dit sans avoir besoin de raconter. Et de préciser encore qu'il écrit en fonction du personnage et non du lectorat, en adoptant une morale, une rigueur de point de vue. Pour ce faire, il a certes recours à un narrateur, celui qui raconte l'histoire, qui est pour lui un crayon plus qu'un personnage, proche de l'écrivain.

En abordant le problème du sida, de l'alcoolisme, de l'homosexualité, Christophe Honoré ne se place pas du côté de l'actualité, mais du côté de l'intime. Il dit écrire pour comprendre pourquoi il écrit et n'écrire que pour une ou deux personnes. Un écrivain qui dérange, Christophe Honoré ? Non sans humour, il se demanda « si un écrivain homosexuel c'est dangereux pour les enfants », tout en précisant que parler à la première personne, ne pas se cacher, être à découvert est sans doute plus dérangeant que les thèmes abordés dans ses livres. Une vraie rencontre.

Quant à Elzbieta, auteur également, elle mit l'accent sur les différences de lecture entre adultes et enfants, évidence oubliée des adultes semble-t-il. Les enfants ont leur propre stratégie pour découvrir un livre; ils ont déjà des goûts de lecture et si les adultes sont quelquefois dérangés par ses livres, qu'ils éprouvent des difficultés dans leur interprétation, c'est qu'ils ont oublié « de laisser le sens venir à l'esprit de manière privée ».

Et de terminer son propos par ce conseil aux adultes : « Chaussez des lunettes à double foyer avant de lire mes livres ». Qu'on se le dise !

  1. (retour)↑  Les actes des journées d’octobre 1999 seront publiés dans le courant de l’année 2000.
  2. (retour)↑  Melvin Burgess, Junk, Paris, Gallimard-Jeunesse, 1998 (Frontières ; 6) ; Christophe Honoré, Mon cœur bouleversé, Paris, L'École des loisirs, 1999 (Médium); Malika Ferdjoukh, Fais-moi peur, Paris, L'École des loisirs, 1995 (Médium); Robert Cormier, En pleine nuit, Paris, L'École des loisirs, 1996 (Médium).
  3. (retour)↑  Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1976 (Tel ; 13) ; Vincent Jouve, L'Effet personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992 (Écriture).