Le papier

deux mille ans d'histoire et de savoir-faire.

par Philippe Hoch

Lucien Polastron

Paris : Imprimerie Nationale, 1999. - 221 p. : ill.; 33 cm. ISBN 2-7433-0316-6. 390 F/59,46 euros.

Louis-Nicolas Robert, « commis inspecteur des ouvriers » au moulin d’Essonnes, propriété d’un membre de l’illustre famille Didot, dépose au mois de janvier 1799 un brevet pour une machine à fabriquer du papier « sans fin », c’est-à-dire non plus en feuilles, mais en continu. Le bicentenaire de cette invention – laquelle devait permettre le passage progressif d’une activité demeurée artisanale depuis des siècles vers un mode de production industrielle – a suscité l’organisation de manifestations diverses tout au long de l’année 1999 (expositions, conférences, visites, démonstrations…). Il a aussi été prétexte à la publication simultanée de plusieurs ouvrages destinés à des publics variés, ayant trait au papier, à sa longue histoire et à l’avenir que l’on peut entrevoir pour ce support deux fois millénaire.

Sur l’étagère des nouveautés, distinguons deux volumes somptueux qui méritent, plus que d’autres, de retenir l’attention des amateurs de beaux livres et des nostalgiques des papiers de qualité. À la richesse de l’information et au soin de la rédaction, se joignent en effet des qualités formelles et matérielles qui contribuent à faire de l’un et l’autre ouvrage, pour différents qu’ils soient à bien des égards, d’authentiques réussites éditoriales qu’il convient de saluer comme telles.

Un monument classique

Avec Le Papier, de Lucien-Xavier Polastron, le prestigieux catalogue de l’Imprimerie nationale s’enrichit d’un titre supplémentaire, bien digne de la réputation que symbolise son nom et d’une tradition qui, après tout, remonte à François Ier. Il suffit de parcourir ce monument érigé à la gloire d’un matériau « banalisé » pour y retrouver un style, auquel de précédents volumes consacrés à la calligraphie ou à la typographie nous avaient habitués, tout en élégante sobriété. Il n’est guère que la calligraphie du titre, due à Kitty Sabatier, et la jaquette ajourée en paille de 270 grammes qui dérogent quelque peu au classicisme de règle dans la conception graphique et matérielle de l’ouvrage. L’illustration, éloignée des sentiers battus, offre un corpus de reproductions pour la plupart peu connues et de bonnes photographies de reportage, judicieusement choisies et légendées de façon détaillée. Par les commentaires auxquels l’iconographie donne lieu, l’image joue tout son rôle, qui n’est pas seulement décoratif, mais devient documentaire, tout en restant artistique.

Deux mille ans d’histoire et de savoir-faire : le sous-titre que Lucien Polastron a donné à son ouvrage en résume le contenu avec justesse. L’accent se trouve placé à la fois sur l’itinéraire de ce support, dans l’espace (de l’Extrême-Orient à l’Occident) comme dans le temps (plus de vingt siècles nous séparent de ses origines) et sur la diversité des procédés, artisanaux ou industriels.

Les quatre trésors du lettré

En guise de prélude à un long parcours historique et géographique, l’auteur évoque les « protopapiers » mis au point par les Aztèques ou les Mayas; le papyrus, « épiderme de l’Égypte pharaonique » ou encore le parchemin appelé à lui succéder dans l’Occident médiéval. Familier de la Chine, dont il a étudié la langue et l’écriture calligraphique, Lucien Polastron conduit bientôt le lecteur vers l’Empire du Milieu, qui est aussi celui « de l’écrit ».

Bien sûr, les origines du papier, « invention » chinoise, sont examinées avec soin et la chronologie, longtemps considérée comme établie, sérieusement révisée, en raison de fouilles archéologiques récentes; l’auteur n’exclut pas, du reste, que de nouvelles trouvailles puissent encore modifier la datation proposée aujourd’hui. Mais surtout, l’attention du lecteur est attirée, à juste raison, sur la place centrale qu’occupe le papier dans une civilisation où chaque esthète « est, en même temps qu’un intellectuel connaisseur des textes, un amoureux éclairé de leur apparence visuelle » ; une culture où les lettrés ont pour trésors « l’encre, la pierre, le pinceau et le papier ».

Ce matériau ne suscite pas une considération moindre au Japon. Il y apparaît, en effet, comme « une concrétion de tout ce que le pays offre de plus impeccable : l’eau, l’air, les plantes, la main d’hommes à l’âme droite ». Loin de ne constituer que le support privilégié de l’écriture, de la calligraphie ou de la peinture, le papier est indissociable d’une multitude d’objets ou d’activités que présente Lucien Polastron : ainsi, l’origami, bien sûr, ou les estampes japonaises, mais aussi la construction des maisons, les éventails, ombrelles, lampes, vêtements, cerfs-volants, sans oublier l’art culinaire.

Fétichisme

Entamée en Asie, l’histoire du papier se poursuit en terre musulmane, où il suscite « un respect frôlant parfois le fétichisme » dès lors que les paroles du Coran s’y trouvent inscrites. Et si les Arabes empruntent, au VIIIe siècle, le papier à la Chine, ils le transmettront à l’Occident, par l’intermédiaire des moulins d’Al-Andalus, l’Andalousie des « trois cultures » (musulmane, juive, chrétienne).

La destinée européenne du papier est présentée avec non moins de science. Mais est-ce parce que son histoire, plus récente, est davantage familière au lecteur que le charme de la lecture s’atténue par endroits ? L’information demeure précise, rigoureuse, l’auteur ne craignant point la sécheresse des nomenclatures ni le détail dans la description des gestes ou des outils, puis des machines, de plus en plus gigantesques qui font aujourd’hui de l’industrie papetière « la deuxième activité du monde en chiffre d’affaires ». Soulignons, pour finir, l’intérêt qu’offrent les nombreuses annexes sur lesquelles se clôture ce beau livre : réflexion sur le papier destiné aux artistes, nomenclature des papiers et formats usuels, glossaire très précis, carte et tableau chronologique, bibliographie, index, sans omettre une copieuse liste d’adresses.

Le papier dans tous ses états

« Pendant longtemps encore, il y aura un petit nombre d’amoureux du papier pour qui il sera toujours une substance rare, précieuse, riche et inattendue comme la vie » : de toute évidence, Pierre-Marc de Biasi et Karine Douplitzky, avec La Saga du papier, peuvent être rangés au nombre de ces connaisseurs passionnément attachés à l’objet de leur étude. Voici donc, sous leur plume érudite, le papier dans tous ses états et sous toutes ses formes : ne nous accompagne-t-il pas « dans chaque geste de l’existence quotidienne, dans les occasions les plus graves et les plus futiles de la vie privée ou publique, dans les plaisirs du corps et ceux de l’esprit » ? Au long du voyage qu’ils proposent à travers l’univers presque infini du papier, nos guides ont ménagé des étapes obligées, que Lucien Polastron avait lui aussi prévues. Ainsi, les origines chinoises du papier sont rappelées, les découvertes des dernières années évoquées avec rigueur, de sorte que le dossier de l’apparition du papier se trouve entièrement remis à jour.

Pierre-Marc de Biasi et Karine Douplitzky notent, eux aussi, l’« omniprésence » de ce matériau « dans la vie quotidienne des Japonais, de l’espace privé du corps à l’univers des relations sociales, du monde des choses à celui des rituels et des comportements », à telle enseigne qu’« il est difficile d’imaginer une société où le papier ait occupé autant de place dans l’histoire, matériellement et spirituellement ». Le chapitre consacré au monde arabe et persan nous vaut d’intéressants développements sur les usages du papier dans la civilisation islamique, dans le domaine de l’administration, mais surtout de la vie intellectuelle et religieuse. Les auteurs soulignent ainsi le rôle des librairies et des bibliothèques, notamment à Bagdad, dès le Xe siècle. Support du texte sacré, « médium » du savoir encyclopédique et de la poésie, le papier rend également possibles, en terre musulmane, des « innovations et des performances calligraphiques stupéfiantes qui font de la langue écrite arabe un objet esthétique à part entière ».

L’histoire du papier se poursuit en Europe, et les auteurs la content fort bien, des premiers moulins aux rotatives, en passant par l’invention de Louis-Nicolas Robert. Renvoyons donc le lecteur intéressé à ces pages rédigées sur la base des recherches les plus récentes. Mais l’originalité de La Saga du papier doit être recherchée ailleurs. Elle réside, en grande partie, dans les développements portant sur la place du papier au XXe siècle et dans la diversité des points de vue adoptés par les auteurs, lesquels ont savamment recours à des disciplines telles que l’économie, la science, l’esthétique ou la symbolique.

Route de papier

Lisons, pour nous en convaincre, le chapitre qui dessine les contours d’un nouvel empire du papier, celui de la bureautique, ou encore les pages analysant l’évolution d’« une industrie en mutation » et en constante expansion. Les chiffres de production, pour élevés qu’ils soient, finissent par ne plus frapper l’imagination du lecteur; mais ce dernier ne soupçonnait sans doute pas qu’« en un jour on pourrait recouvrir [de papier] une route reliant la Norvège à la France » ! De même, l’étude des problèmes écologiques brise plus d’un cliché au sujet du déboisement massif et de la contamination de l’environnement (ainsi, « sur l’ensemble du bois abattu dans le monde, 14 % seulement de la coupe sont destinés à l’industrie papetière »). En spécialiste reconnu des manuscrits modernes et du patrimoine écrit – sujet auquel il a consacré des travaux remarqués – Pierre-Marc de Biasi attire encore l’attention sur les problèmes majeurs de conservation que continue de poser un support de qualité généralement médiocre, en dépit des nombreux cris d’alarme lancés et de toutes les recherches menées depuis quelques années.

« Papier-sensation »

Au papier acide, condamné à l’autodestruction, d’une part, à l’immatérialité des technologies du XXIe siècle d’autre part, on opposera le « papier-art » ou le « papier-sensation », porteurs d’« une culture à la japonaise où l’antique et subtile substance de la graphosphère pourrait avantageusement se métamorphoser en matériau-plaisir et devenir le médium d’une nouvelle relation esthétique à la matière ». La Saga du papier, de ce point de vue, montre la voie. À l’équilibre d’une mise en page toute classique frappée de l’estampille « Imprimerie nationale », s’oppose ici une innovation graphique permanente. Celle-ci apparaît, entre autres, dans la typographie, la mise en espace, l’exploitation graphique de l’iconographie, l’utilisation très « moderne » des couleurs ou encore dans le recours à différents types de feuilles qui, à la manière d’échantillons, scandent les chapitres d’une somme dont le papier est à la fois le sujet et le matériau toujours vivant.