Bibliothèques départementales de prêt

Politiques d'acquisition

Bertrand Calenge

Les journées d'études annuelles de l'Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt (ADBDP), qui se sont déroulées à Nîmes du 8 au 10 octobre 1999, ont tenté en trois denses journées de faire le point sur les politiques d'acquisition en bibliothèques départementales de prêt (BDP).

Mêlant les interventions d'universitaires et de chercheurs, de professionnels des BDP et de témoins de bibliothèques municipales importantes ou de bénévoles de terrain, et même d'un témoin britannique, ces interventions et débats ont mis en lumière, devant un public exceptionnellement nombreux, la complexité et la richesse non seulement de la thématique choisie, mais aussi des spécificités des réseaux départementaux dont les BDP sont la tête. Réseaux non négligeables par leur importance et leur dynamisme car, comme le rappelait Jean-Claude Van Dam (Direction du livre et de la lecture), les BDP consacrent 4,52 F par habitant à desservir – communes de moins de 10000 habitants – à leurs dépenses d'acquisitions, mais les bibliothèques municipales des réseaux représentent aussi les établissements qui connaissent le plus fort développement en termes de construction et d'aménagement (à l'examen des concours particuliers de la Dotation générale de décentralisation). BDP et bibliothèques locales sont étroitement liées. Les départements dépensaient 111 millions de francs à l'investissement en 1998, notamment en aide aux petites communes. Le Centre national du livre (CNL) consacrait aux BDP et à leurs réseaux 25 % des 34 millions de francs dépensés en direction des bibliothèques. L'aide à l'équipement en nouvelles technologies initiée en 1998 par la Direction du livre et de la lecture et la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) a soutenu 198 communes de moins de 500 habitants en 1999. Et la Bibliothèque nationale de France reconnaît aux BDP la possibilité de prêter aux bibliothèques de leurs réseaux les notices bibliographiques acquises.

Collections et citoyenneté

L'expression « politique d'acquisition » évoque les difficiles situations connues par plusieurs municipalités dirigées par le Front national, autant que les pratiques formalisées de gestion ou que les débats professionnels sur l'organisation du travail. Elle renvoie d'abord et surtout à la fonction du bibliothécaire vis-à-vis des publics.

En ouverture des journées, Anne-Marie Bertrand posa clairement les termes d'une question : « N'est-on pas en train de passer d'une politique de l'offre à une politique de la demande, et de ce fait n'abolit-on pas la responsabilité intellectuelle du bibliothécaire comme collectionneur ? ». Retraçant les étapes historiques des politiques implicites, Anne-Marie Bertrand montra la permanence d'un discours d'offre, passant d'une prescription à visée éducatrice dans l'après-guerre à une proposition émancipatrice plus récente. Parallèlement, démarches gestionnaires et approches marketing ont tenté de mieux cerner les différents publics et leurs demandes, et d'anticiper sur celles-ci ; mais, selon A.-M. Bertrand, la demande c'est aussi le conformisme consensuel du politique, comme le suivi des seuls usagers présents, avec le risque de délaisser la conception téléologique de la bibliothèque au profit d'un suivi immédiatement utile. Et de plaider pour qu'on ne renonce pas au projet culturel global en recherchant de nouveaux publics.

Cette position claire ouvrait la voie à la question des relations du politique et de la collection. Jean-Luc Gautier-Gentès, inspecteur général des bibliothèques, argumenta avec rigueur sur le thème « Extrémisme et consensus ». Faut-il accepter une représentation des extrémismes dans les collections ? Certains arguments s'y opposent (ne pas offrir de tribune facilitant une propagation de ces idées, protéger les personnes susceptibles d'être blessées par ces textes), d'autres l'acceptent voire le revendiquent (ne pas sous-estimer le pouvoir répulsif des thèses extrémistes, démonter l'argument du complot, utilisé par les partisans de ces thèses). J.-L. Gautier-Gentès insiste sur la nécessaire distinction à opérer entre consensus social (être capable de vivre ensemble) et consensus intellectuel (partager les mêmes idées) : trop de consensus intellectuel gêne le consensus social, et les bibliothèques doivent participer d'abord au consensus social. Une limite reste cependant posée : « le désaccord des citoyens ne doit pas prendre de formes coercitives ou agressives », et J.-L. Gautier-Gentès appelle à distinguer l'extrémisme de la pensée (par exemple vouloir se débarrasser de l'État) de l'extrémisme de la haine (qui s'en prend aux individus ou aux groupes).Toutefois, dans les bibliothèques gérées par des municipalités Front national, la prescription politique ne passe pas que par l'idéologie, mais aussi par une certaine vision du monde, refusant l'actualité et l'ouverture au profit des classiques ou du local. En conclusion, J.-L. Gautier-Gentès appelle à rétablir un humanisme volontaire, à affirmer le caractère sélectif et positif de la bibliothèque, mais aussi à prévoir des mécanismes de sauvegarde de la démocratie, par des critères techniques évaluant la surreprésentation d'un courant – critères à travailler –, et par une loi affirmant sinon garantissant la bibliothèque comme « zone franche de l'esprit ».

Une loi fixant la base d'une déontologie, c'est aussi ce que réclamait Catherine Canazzi, directrice de la BDP du Vaucluse et ancienne directrice de la BM d'Orange. Relatant son expérience face à la municipalité Front national jusqu'en mars 1996, elle décrivit les critères de refus ou au contraire de prescription d'acquisition de cette municipalité. Constatant l'absolue impossibilité de dialogue, elle avoua que la situation n'offrait qu'une alternative : se soumettre ou se démettre. Elle choisit la seconde, qualifiant sa décision de « clause de conscience ».

Cette forme très contemporaine de censure, Marie Kuhlmann (co-auteur de l'ouvrage Censure et bibliothèques au XXe siècle 1) la resituera dans une perspective élargie. D'abord comme censure « externe », qui apparaît en période de crise politique ou sociale, comme elle en donna quelques exemples français au XXe siècle : seconde guerre mondiale (liste Otto adoptée par le gouvernement de Vichy), guerre d'Algérie (censure par décret), municipalités communistes pendant la guerre froide (proscription des livres de culture américaine, de religion, policiers, etc.), municipalités de droite élues durant les années 80 dans des bastions communistes (refus d'éditions réputées « de gauche » et encouragement des auteurs du « Club de l'Horloge »), municipalités du Front national enfin en 1995. Mais elle évoqua également l'autocensure, stable depuis de nombreuses années. Et de rejoindre J.-L. Gautier-Gentès en prônant une large ouverture, avec l'exigence de la non-agression envers des groupes, et des censures limitées, débattues, expliquées aux lecteurs.

Politiques d'acquisition en émergence

Comment s'inscrit la pratique professionnelle dans ce contexte ? Les bibliothèques municipales ont l'avantage sur les BDP d'une certaine (et courte) antériorité. Madeleine Deloule (BM de Saint-Denis) insista sur le choix d'une simplicité de la démarche dans l'élaboration d'une politique d'acquisition : organiser les responsabilités par section, par contenus, par lignes budgétaires, susciter des coordinateurs à compétence transversale, mettre les choix noir sur blanc. L'organisation n'abolit pas nombre de questions à débattre : éviter la neutralité (source de fonds inodores et sans saveur), rechercher le lien entre achat et promotion, articuler « les livres du temps court et les livres du temps long », trouver d'autres critères que la seule référence au nombre de prêts. Et elle concluait en ouvrant quelques pistes de réflexion sous forme d'interrogations : qu'est-ce que séduire un public ? Comment négocier avec le public ? Que recouvre la notion de dépaysement ? Qu'est-ce que le patrimoine en constitution ?

Toutes ces interrogations pouvaient rassurer les BDP en proie au doute devant la complexité de la situation. Car, comme le révélèrent Bruno Dartiguenave (BDP du Maine-et-Loire) en compagnie d'Anne Lemoine (conservateur stagiaire à l'ENSSIB), les BDP sont très désireuses d'avancer dans l'élaboration concrète de politiques d'acquisition. Une enquête conduite en 1999 par l'ADBDP montre à la fois la variété des tentatives et la faiblesse des entreprises abouties. Sur 65 BDP ayant répondu au questionnaire, seules 4 ont formalisé leurs pratiques par un texte rédigé, et un seul conseil général a validé un tel document. Les procédures internes sont gênées par l'absence d'outils statistiques fiables (seules 18 BDP les utilisent pour faire évoluer leurs acquisitions). Les objectifs mêmes d'une politique d'acquisition oscillent entre prescription culturelle et adéquation aux bibliothèques partenaires. Sur ce dernier point, nombreux sont les établissements qui pensent nécessaire une concertation avec leurs réseaux départementaux, mais qui regrettent l'absence d'outils et de méthodes.

C'est à ces outils et méthodes que Bertrand Calenge, rédacteur en chef du Bulletin des bibliothèques de France et auteur d'ouvrages consacrés aux politiques documentaires, consacra son intervention. En situant la place de la BDP dans un réseau patrimonial, comme centrale de services documentaires à des petites bibliothèques, il proposa cinq pistes pour préciser les modalités concrètes d'une politique d'acquisition de BDP : étudier le niveau d'efficacité d'une petite bibliothèque en analysant ce que peut être son « cœur de collections » ; adapter un plan de classement unique pour le niveau, plan adaptable en deux niveaux de précision selon la taille des collections; construire avec chaque petite bibliothèque ses procédures de désherbage; élaborer pour chaque relais le profil documentaire du dépôt renouvelé proposé par la BDP; enfin définir une charte des collections contractuelle, dans laquelle les principes et objectifs documentaires de la BDP seraient associés aux principes et objectifs propres à chaque municipalité. Bertrand Calenge conclut en appelant à partager les expériences et à faire connaître les textes et procédures élaborées par chaque bibliothèque, notamment via la mise sur le Web 2.

Pratiques d'une politique

Mais comment se vivent les efforts de rationalisation et de formalisation des pratiques documentaires ? Plusieurs approches furent proposées, dans des directions variées et riches.

Formaliser une politique d'acquisition suppose une réflexion collective. Nicole Giraud (consultante) et Marie-José Rich (directrice de la BDP de l'Aube) relatèrent le travail de formation-action conduit sur neuf mois pour asseoir les grands objectifs d'une charte et réorganiser le service des acquisitions, en y associant l'ensemble du personnel. La force fédératrice de cette action, pour l'ensemble du personnel, a souffert cependant d'une absence de l'association de correspondants du réseau.

La présence du réseau est à l'inverse une force de l'action conduite par la BDP de la Dordogne. Jocelyne Leroy rapporta le système de carte documentaire mis en place dans ce département, avec la promotion d'acquisitions et de conservation partagées sur certaines thématiques, entre la BDP et quelques bibliothèques municipales du réseau. Point important : ce partage s'accompagne d'un système de réservations et d'une navette qui relie chaque semaine tous les points du réseau, permettant l'exploitation de ces collections partagées.

Pour sa part, Françoise Hecquard (directrice adjointe de la BDP des Yvelines) s'attarda sur les modalités pratiques d'une évaluation des collections et des acquisitions, et sur l'utilisation de tableurs – de type Excel – pour élaborer statistiques et indicateurs. Elle souligna que ces outils indispensables et perfectibles n'abolissaient pas quelques questions de fond : les collections de la BDP sont-elles celles d'une grosse BM ou celles d'un centre de ressources ? À quels objectifs se réfère le désherbage en BDP ? Comment analyser et suivre l'évolution des demandes des correspondants, de plus en plus formés ?

Ces correspondants furent appelés à témoigner, en la personne de Sylvie Briand, bibliothécaire volontaire et responsable Culture de l'Association Carrefour des Mauges, « bras » culturel d'un district de 65 communes en Maine-et-Loire. Elle fit part des priorités accordées par les acteurs locaux à la sélection des romans (en attendant de la BDP un apport actif et compétent sur les documentaires), et à l'animation (en attendant de la BDP un soutien documentaire). La politique d'acquisition s'efface ici devant une politique culturelle élargie, où n'apparaissent pas les fonctions de formation et d'information d'une bibliothèque rurale.

Promouvoir les acquisitions

Penser les acquisitions ne va pas sans réflexion sur la fonction sociale et culturelle des collections offertes. Bernard Pudal (professeur à l'université de Montpellier) s'intéressa avec brio à la question qui lui était soumise : « Peut-on démocratiser la lecture ? ». Examinant les implicites de la question, il invita les participants à mettre en doute les certitudes : on connaît peu les pratiques de lecture (Anne-Marie Chartier a démontré qu'un groupe d'étudiants, interrogés sur leurs pratiques, oubliaient la moitié des titres qu'ils avaient lu), « lire un livre » renvoie à une lecture continue et linéaire donc essentiellement aux romans et essais, les forts lecteurs comme les faibles lecteurs appartiennent à toutes les catégories sociales. S'agissant du rapport entre lecture et démocratie, Bernard Pudal discuta le lien entre les deux : certes la lecture est facteur d'autonomie et de responsabilité, comme la bibliothèque offre un espace public favorisant le lien social, mais les textes importent moins que les conditions de leur appropriation : Roger Chartier a montré qu'à la fin du XVIIIe siècle, les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires lisaient les mêmes textes. De même, la lecture de la seule Bible pouvait autrefois conduire au respect de l'Église comme à l'hérésie. « Il n'y a d'effet lecture que si les gens ont décidé de trouver un effet lecture dans leur histoire, leur contexte…, et peu importe le texte. Le texte les aide à penser, à gérer sur un mode pratique leur identité sociale et intellectuelle ».

Le texte n'est pas donné pour autant, et les bibliothécaires ont vocation à donner l'occasion de le faire s'approprier. Les acquisitions doivent être lues, découvertes, pour être bibliothéconomiquement existantes. Intelligemment, les organisateurs de ces journées donnèrent un temps important à la promotion.

Avec l'inimitable talent des Britanniques pour la conférence vivante et stimulante, Bryan Evans, responsable de la promotion du Dorset County Library, présenta quelques actions originales menées par son établissement en vue de promouvoir les collections, essentiellement dans le domaine romanesque : action « Lecteurs en résidence » (sur le modèle des Écrivains en résidence), base de données proposant une sélection de romans par repérage des affinités de lecture (accessible en 2000 3), offre d'un sac de livres à tous les bébés entre 7 et 9 mois (projet Bookstart), etc. Les bibliothèques ont pour mission première de rendre les livres plus accessibles, rappela Bryan Evans, qui proposa ses 4 règles de base : « Attirez les gens avec quelque chose qu'ils savent qu'ils aiment. Conservez-les en leur proposant quelque chose qu'ils ne savent pas qu'ils souhaitent. Soyez large dans l'offre. Faites de la publicité ».

En France aussi, l'imagination est à l’œuvre. Dans le Maine-et-Loire (Bruno Dartiguenave), des valises thématiques multimédias sont accompagnées de matériel, de guides d'utilisation, et surtout de formation des correspondants. En Ardèche, la BDP conduit l'opération « Culture bleue » (Hélène Bouisset), qui apporte livres et animation aux personnes âgées dans les hôpitaux et maisons de retraite ; la réflexion sur les modes de lecture, les centres d'intérêt, s'allie ici avec bonheur à un partenariat qui couvre tout le milieu de l'aide sociale et de la santé. En Savoie (Marianne Rouxin), un programme de formation aux acquisitions, très structuré, permet une initiation de bonne qualité aux correspondants de la BDP. Dans le Pas-de- Calais (Pierre Andricq), un comité de lecture « Livres ados » rassemble 80 membres et édite une revue trois fois par an. En Eure-et-Loire enfin (Martine Blanchard), une exposition-sélection documentaire a été élaborée sur les rapports réciproques (correspondances baudelairiennes ?) entre rock et littérature. Autant d'exemples qui montrent la permanence de l'imagination fertile des « bédépistes ».

Si l'ordre des interventions relaté dans ce compte rendu ne suit pas la succession exacte des contributions prononcées, c'est bien en conclusion des journées qu'il revint à Dominique Arot, secrétaire général du Conseil supérieur des bibliothèques, d'en faire la synthèse. Relevant l'intérêt de ces journées, entre théorie et expériences, il constata la nécessité de « passer du non-dit à l'explicite » en matière de politique d'acquisitions, mais souligna également que l'incertitude naissait d'une absence de définition claire des missions des BDP.Toutefois, il encouragea les « bédépistes » à revendiquer leurs compétences, à affirmer leur familiarité le livre et les publics, en même temps qu'à produire des outils professionnels largement publics et largement débattus : « L'explicite est un impératif démocratique ».