La formation des bibliothécaires en Amérique du Nord
Modernité et valeurs professionnelles
Réjean Savard
L'auteur explique d'abord le contexte dans lequel la formation en bibliothéconomie a évolué ces dernières années en Amérique du Nord, formation où la normalisation est restée importante et au sein de laquelle les nouvelles technologies ont occupé une place sans cesse grandissante. Il présente et questionne ensuite la vision professionnelle que supposent les nouvelles technologies de l'information en rapport avec les valeurs professionnelles traditionnellement défendues par les bibliothécaires nord-américains notamment l'équité d'information. Au terme de cet exposé, l'auteur se demande si la formation en sciences de l'information en Amérique du Nord pourra conserver la « convergence » qui a prévalu depuis Dewey.
The author initially explains the context within which training in librarianship has evolved in recent years in North America, training in which standardization has remained important and at the heart of which new technology has occupied an ever larger place. He then presents and questions the professional vision that assumes that new information technology is in keeping with the professional values traditionally defended by North American librarians, notably the equity of information. In the terms of this essay, the author asks whether training in information science in North America will be able to preserve the "convergence" which has prevailed since Dewey.
Der Autor beschreibt zuerst den Kontext, in dem sich die bibliotheksökonomische Ausbildung in den USA in den letzten Jahren bewegt hat, eine Ausbildung in der die Normalisierung eine wichtige Stellung einnimmt und in der die neuen Technologien immer mehr an Bedeutung gewinnen. Anschliessend präsentiert und hinterfragt er die berufliche Einstellung zum Verhältnis zwischen neuen Informationstechnologien und beruflichen Wertmasstäben, die traditionell von den nordamerikanischen Bibliothekaren verteidigt werden. Zum Schluss fragt sich der Autor, ob die nordamerikanische Ausbildung in den Informationswissenschaften ihre seit Dewey vorherrschende "Konvergenz" erhalten kann.
El autor explica en primer lugar el contexto en el que la formación en biblioteconomía ha evolucionado estos últimos años en América del Norte, formación en la que la normalización sigue siendo importante y en el seno de la cual las nuevas tecnologías han ocupado un lugar cada vez más grande. Después presenta y cuestiona la visión profesional que suponen las nuevas tecnologías de la información en relación con los valores profesionales tradicionalmente defendidos por los bibliotecarios norteamericanos, entre otras cosas la equidad de información. Al término de esta exposición el autor se pregunta si la formación en ciencias de la información en América del Norte podrá conservar la " convergencia " que ha prevalecido desde Dewey.
Contrairement à la France où « vouloir faire un recensement des diplômes intéressant l'activité propre des bibliothèques relève de la mission impossible(...) » 1, la formation des bibliothécaires est relativement homogène en Amérique du Nord depuis Dewey qui fonda la première école en 1887. Toutes ces écoles sont universitaires et le diplôme partout reconnu est une maîtrise de deuxième cycle, que l'École de bibliothéconomie et des sciences de l'information de l'université de Montréal (EBSI) décerne depuis plus de vingt-cinq ans.
Cet état de fait résulte de l'implication très ancienne (1924) de l'American Library Association dans un processus d'agrément (accreditation) des écoles de formation : périodiquement, chacune des quelque soixante écoles agréées par l'ALA reçoit la visite d'un comité chargé d'évaluer ce diplôme (objectifs pédagogiques, contenu de la formation, ressources disponibles, etc.). Avec le résultat qu'il est aujourd'hui presque impossible de travailler comme bibliothécaire en Amérique sans cette maîtrise agréée.
Cette formation, bien qu'étant universitaire, est une formation à finalité professionnelle, comme l'est ici celle des travailleurs sociaux, des psychologues et des médecins. Elle se doit donc de coller à la réalité quotidienne de ces professions. Or, la profession de bibliothécaire étant victime depuis quelque temps déjà de véritables « secousses sismiques » 2, il n'en fallait pas plus pour que leur formation soit, elle aussi, sérieusement secouée.
D'importantes transformations
Depuis les années 1980, d'importantes transformations ont eu lieu dans les écoles de formation de bibliothécaires en Amérique du Nord :
– la plupart des écoles ont ajouté à leur appellation, outre le terme de bibliothéconomie (library science ou librarianship), l'expression de « sciences de l'information » ou encore d'« études en information » (information science ou information studies), comme l'a d'ailleurs fait l'ENSB (École nationale supérieure des bibliothèques) en France quand elle est devenue l'ENSSIB (École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques);
– quelques écoles ont aussi abandonné le terme bibliothéconomie (library science ou studies) dans leur appellation, et ce mouvement semble à la hausse (cf encadré 1)
;
– la plupart ont révisé leurs programmes en profondeur;
– certaines écoles ont été jumelées ou incorporées à d'autres départements universitaires (communication, éducation, management, etc.);
– plusieurs écoles ont développé, outre le diplôme de maîtrise de base, agréé par l'ALA, d'autres diplômes de niveaux premier et deuxième cycle dans des domaines connexes : archivistique (archives courantes et historiques), systèmes informatiques, télécommunications, etc.
L'objectif essentiel de ces transformations était de conquérir de nouveaux marchés d'emploi pour les diplômés de ces écoles. Comme le décrit bien Joyce Kirk dans un état de la question publié récemment 3, les formateurs doivent faire face à un défi complexe où se mêlent les influences sociales, politiques et technologiques tout en tenant compte des impératifs purement académiques que leur imposent les universités. Ces dernières sont bien souvent confrontées à une situation économique difficile, ce qui ne facilite pas les choses pour les écoles de formation de bibliothécaires qu'elles abritent. Et, bien souvent, la bibliothéconomie ne pèse pas lourd face à des départements dont la mission est plus fondamentale – ou du moins est-elle perçue comme telle – au sein de l'institution 4.
Parmi ces influences qui affectent les écoles de bibliothécaires, les nouvelles technologies de l'information constituent certainement la pression la plus forte, puisqu'elles ont un lien direct très marqué avec ce qui se passe dans la profession de bibliothécaire. Si on en croit la presse professionnelle, cette profession semble en effet avoir été bouleversée par l'arrivée des nouvelles technologies : depuis la prophétie – jamais réalisée – de Lancaster où, dans ses écrits du milieu des années 1970, il annonçait plus ou moins la mort des bibliothèques 5, une foule d'articles et de monographies tous plus ou moins empreints de panique sont venus annoncer aux bibliothécaires leur prochaine disparition. Mais on constate maintenant à la lecture des revues professionnelles de bibliothéconomie que, depuis le début des années 1990, ce climat de panique semble s'être quelque peu résorbé : le passage à la « société de l'information » semble mieux accepté, d'autant plus qu'un certain discours, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de cette profession, fait souvent une place importante au bibliothécaire. Ainsi, dans un éditorial enflammé, l'influent magazine Scientific American déclarait en 1997 que ce dont Internet a avant tout besoin, c'est d'un bon bibliothécaire 6. Et plusieurs auteurs – comme William Birdsall – sont venus dégonfler le mythe de la bibliothèque électronique comme annonçant la fin de la bibliothèque en tant qu’institution 7.
Des nouvelles technologies maîtrisées
De plus en plus, en effet, les bibliothécaires maîtrisent bien les nouvelles technologies. À l'EBSI, les étudiants passent plus de temps devant leur ordinateur ou au laboratoire d'informatique qu'à la bibliothèque : ils doivent maîtriser – avant même leur admission – les commandes informatiques de base (DOS, Windows, traitement de texte), le courriel est devenu dès leur arrivée à l'école un outil essentiel pour leur formation. Des cours de base leur permettent de concevoir et de gérer leur propre page Web, on les familiarise avec les bases de données et avec un ensemble de logiciels de gestion de l'information. Ils connaissent bien les systèmes de gestion automatisée de bibliothèques, les normes comme la Z39.50 n'ont plus de secret pour eux; ils gèrent même maintenant leur propre périodique électronique, Cursus 8. Le milieu professionnel a lui-même beaucoup évolué sur le plan des nouvelles technologies, y compris celui des bibliothèques publiques où, par exemple, Internet en accès public est maintenant disponible dans plus de 85 % des bibliothèques au Québec, même en milieu rural.
Les rapports de la profession avec les nouvelles technologies seraient donc en voie d'être résolus, si ce n'est déjà fait. La plupart ont réalisé, comme Herbert White, que les nouvelles technologies n'allaient pas faire mourir les bibliothèques : « If people think that changing the mix between printed books and computer access somehow “changes” what libraries are supposed to do, then that conception is both wrong and simplistic » 9. En effet, ainsi que l'ont bien démontré plusieurs professionnels – comme Bertrand Calenge en France et Jesse Shera aux États-Unis –, la bibliothèque doit d'abord être définie comme un « bouquet actif de clés d'accès à des savoirs » 10 à travers ses collections et ses services ou encore un outil destiné à « maximiser l'utilisation sociale des enregistrements graphiques pour le bénéfice de l'humanité » 11. Dans ce contexte, le support d'information importe peu : le livre a bien sûr prédominé jusqu'à maintenant, il prédomine encore, mais l'arrivée des nouveaux supports technologiques ne devrait en rien altérer la mission des bibliothèques.
Cependant, il faut peut-être reconnaître que la tâche est plus complexe. Le bibliothécaire se doit maintenant de connaître intimement le fonctionnement des nouvelles technologies. Il doit même s'en faire le promoteur pour le bien de ses clientèles. C'est pourquoi la formation des bibliothécaires comprend maintenant de nombreuses heures d'enseignement dans le domaine des nouvelles technologies et c'est très bien ainsi.
En revanche, le bibliothécaire ne doit pas perdre de vue sa mission originelle. Malgré l'importance que l'on peut accorder aux nouvelles technologies, celles-ci ne sont que des outils. Comme l'écrivait Dominique Tabah 12, il faut se méfier de toute « dérive techniciste ». Tout comme le bibliothécaire n'est pas à proprement parler un spécialiste du livre, il ne doit pas non plus se définir comme un spécialiste de l'informatique ou encore d'Internet. Il faut cependant bien admettre que certains sont tentés de le faire et si l'on en croit les programmes de formation continue des bibliothécaires où les nouvelles technologies écrasent de tout leur poids les autres sujets de formation (du moins en Amérique du Nord), on peut se demander si cette profession a un intérêt pour autre chose que les applications informatiques à la bibliothéconomie.
Le problème
Alors qu'en France, un clivage important entre bibliothécaire et documentaliste existe, puisque ces deux professionnels de l'information sont formés dans des écoles différentes et regroupés dans des associations tout aussi différentes, la formation des spécialistes de l'information en Amérique du Nord est relativement unifiée et stable : à l'EBSI par exemple, les futurs documentalistes et bibliothécaires ont toujours reçu la même formation de base, le choix de quelques cours à option leur permettant peut-être de mieux se préparer à un milieu ou à l'autre, mais comme on leur conférait le même diplôme (de bibliothécaire), ceux-ci pouvaient tout aussi bien aboutir dans un centre de documentation d'entreprise que dans une bibliothèque publique 13.
Même si des tensions peuvent avoir été décelées çà et là les formateurs nord-américains avaient, en général, assez bien intégré les transformations vécues par les écoles ces dernières années et que nous avons décrites ci-dessus. Le changement de nom des écoles de même que l'importance accordée à l'informatique dans les programmes de formation l'illustrent assez bien. En revanche, tout récemment certains individus ont commencé à questionner cette mutation et particulièrement cette « convergence » de la formation pour les différentes professions de l'information 14.
Sans toutefois contester l'ouverture vers de nouveaux marchés, souvent considérée comme contribuant de façon significative à la viabilité économique des écoles, des formateurs et des praticiens se sont interrogés sur la place de plus en plus étroite réservée à la bibliothéconomie traditionnelle dans les écoles. Il faut préciser ici que, pour faire place aux nouveaux enseignements que nécessitaient les nouveaux marchés, des cours ont dû être supprimés, puisqu'il est évident qu'on ne peut pas gonfler indéfiniment les programmes d'étude. Ce fut le cas à l'EBSI par exemple où des cours sur l'histoire du livre et des bibliothèques, l'édition, la littérature de jeunesse, la gestion du personnel en bibliothèque, etc., ont été éliminés, ou encore leur contenu fusionné à d'autres cours, en tout ou en partie. De plus, comme ce fut le cas aussi à l'EBSI, les cours traitant spécifiquement de bibliothèques – de développement des collections par exemple – ont été transférés du tronc commun vers des cours optionnels, avec le résultat que seule une partie des étudiants sont maintenant formés de façon approfondie en bibliothéconomie. Ce traitement accordé aux matières purement bibliothéconomiques varie évidemment d'une école à l'autre; aucune étude exhaustive n'a été faite jusqu'à maintenant pour en évaluer la situation réelle, mais reste que l'enthousiasme qui a marqué l'accueil fait aux sciences de l'information dans les écoles de bibliothéconomie a maintenant fait place à une certaine inquiétude.
Curieusement, cette inquiétude ne repose pas sur la perte de connaissances, habiletés ou savoir-faire dont aurait besoin le futur bibliothécaire dans l'exercice quotidien de son travail, car la formation technique bibliothéconomique est la plupart du temps assurée, même dans un contexte « sciences de l'information » où les outils de travail reçoivent une attention particulière. Cette inquiétude repose davantage sur l'insuffisance des valeurs professionnelles acquises, que les nouveaux programmes ne permettraient pas de transmettre adéquatement. Enfin, ces valeurs professionnelles du bibliothécaire seraient selon certains foncièrement différentes de celles exigées par les nouveaux marchés de l'information.
Ces valeurs traditionnelles du bibliothécaire en Amérique du Nord reposent essentiellement sur la défense du libre accès à l'information, ou, comme l'écrit Kathleen De La Peña McKook, l'« équité d'information » (information equity) 15.
Bibliothéconomie et gestion des ressources d'information
La première à avoir soulevé le débat est sans doute Leigh S. Estabrook, doyenne de l'École d'Illinois. Dans un article publié en 1986, elle posait la question suivante : « If the way of thinking about librarianship is changed, what effect will that have on the normative values of librarianship ? Is information practice simply a generic form of librarianship as carried out in different settings ? Or is librarianship “about” something unique? » 16.Son argumentation portait sur la comparaison entre bibliothéconomie et gestion des ressources d'information. Sans opposer totalement les deux domaines, expliquant même que chacun pouvait tirer des enseignements de l'autre, elle signalait quand même certaines différences qu'elle considérait pour la plupart comme mineures (outils différents, contextes différents, etc.). Mais elle en retenait une qu'elle tenait pour majeure : la manière dont les deux domaines conçoivent leurs relations avec les usagers. D'une part, les bibliothécaires ont toujours considéré l'information comme un « bien public » (notion de public good en anglais) pour laquelle un accès gratuit ou du moins le plus ouvert possible est essentiel. Elle cite à cet égard les positions officielles de l'ALA qui, depuis les années 1930, combat énergiquement toute restriction à l'accès à l'information sous toutes ses formes 17. Ses positions sont clairement établies dans une série de documents importants dont le très connu « Library Bill of Rights » (cf encadré 2) 18
. Ces dernières années, ce manifeste a fait l'objet de révisions importantes afin de tenir compte des nouvelles technologies. De plus, les membres de l'ALA ont adopté en assemblée générale une résolution condamnant de façon claire et nette toute tentative de bloquer l'accès à l'information sur Internet dans les bibliothèques 19.
Selon Leigh S. Estabrook, les positions traditionnelles des bibliothécaires sont diamétralement opposées à celles professées ou observées du moins dans les nouveaux marchés de l'information. Elle souligne que ces derniers sont fortement engagés dans une gestion de l'information fondée sur des considérations commerciales et une approche coûts-bénéfices. Elle conclut que cette différence est susceptible d'engendrer des complications importantes pour ce qui a trait à la formation en sciences de l'information et qu'une formation ne distinguant pas les priorités des deux marchés pourrait entraîner des « coûts cachés ». Elle termine en posant cette question : « Existe-t-il une seule profession ou deux ? ».
La première profession dont parle Leigh S. Estabrook est bien entendu celle de bibliothécaire. Pour l'autre, elle faisait référence à la gestion des ressources de l'information. Dans un article publié récemment, Dave Muttiman expliquait très bien les tenants et les aboutissants de cette nouvelle discipline actuellement très en vogue dans les revues professionnelles autant en sciences de l'information qu'en management, et qu'on appelle aussi simplement « gestion de l'information » et de plus en plus « gestion de la connaissance » (knowledge management) 20. Selon lui, la gestion de l'information incorpore les outils du management, des sciences de l'information, de l'informatique et du génie informationnel afin de maîtriser le « capital informationnel ». Rappelant la définition de Taylor et Farrel selon laquelle la gestion de l'information consiste à « identifier, coordonner et exploiter les entités d'information dans une organisation afin de pouvoir utiliser cette information dans une optique de valeur ajoutée et d'avantage sur les concurrents » 21, il explique que cette approche correspond tout à fait à une vision de l'information comme « marchandise clé » (key commodity) qu'il appelle « capitalisme informationnel », prenant ainsi appui sur les travaux de Castells 22. Selon lui, cette conception de l'information annihile à plus ou moins long terme celle d'information comme bien public, pour la remplacer par celle d'information comme produit de consommation, où celle-ci n'a plus de valeur en soi mais uniquement par rapport à sa « performativité », c'est-à-dire sa capacité d'améliorer la performance d'un système ou sous-système économique. L'analyse de Muddiman, effectuée à travers le prisme du postmodernisme, démontre clairement comment la gestion de l'information et la bibliothéconomie, même si elles partagent des outils communs, évoluent actuellement vers des destinations tout à fait différentes, voire opposées. Il précise d'ailleurs que « les conceptions de base et les valeurs » des deux professions sont en « disjonction fondamentale ». En conséquence, ajoute-t-il, il est peu probable que la gestion de l'information continuera de coexister de façon harmonieuse avec la bibliothéconomie.
Dans un long exposé sur les fondations et l'avenir de la bibliothéconomie, Michael Harris et Stan Hannah avaient eux aussi pressenti cette divergence 23. Les deux auteurs abordent l'évolution de la profession et discutent à fond l'impact des nouvelles technologies et de la « commodification » de l'information sur une base historique. Ils expliquent que la « commodification » de l'information correspond à la montée du conservatisme aux États-Unis depuis l'élection de Ronald Reagan en 1980 et qu'il ne s'agit pas d'un hasard 24. Ils critiquent notamment sévèrement les travaux de Lancaster à qui ils reprochent « son incapacité constante à penser l'information en d'autres termes qu'économiques ». Ils y vont même d'un jeu de mots à son endroit opposant sa paperless society à ce qu'ils appellent une pay-per society de plus en plus omniprésente 25. Leurs conclusions sont très similaires à celles de Muddiman : la « commodification » et la « mercantilisation » de l'information constituent une tentative systématique pour restreindre l'accès à l'information nécessaire au fonctionnement efficace de la démocratie 26. Ils accusent même certains bibliothécaires et formateurs d'avoir en quelque sorte vendu leurs compétences techniques au plus offrant en abandonnant leurs responsabilités sociales : les spécialistes en gestion de l'information se voient en effet offrir de meilleurs salaires que les bibliothécaires aux États-Unis et les écoles de bibliothéconomie peuvent être mieux perçues par leurs universités si elles se conforment aux valeurs économiques les plus en vogue, par exemple le néolibéralisme. Ils prédisent enfin que cette situation ne pourra que diviser davantage la profession avec, d'un côté, les partisans de l'information en tant que bien public, et de l'autre, ceux de l'aile « pro-industrie de l'information » 27.
Les valeurs économiques de la nouvelle société de l'information
Sans non plus parler spécifiquement de formation, William Birdsall a aussi dénoncé les valeurs économiques de la nouvelle société de l'information qui, selon lui, menacent la démocratie et les bibliothèques : « A totally unregulated free market demands that all cultural and social issues be subordinated to, and resolved by the marketplace. Consequently, knowledge as a public good is reconceptualized into information as a commodity to be sold on the open competitive market. (...) Thus, tax supported services such as libraries should be replaced by private initiatives » 28. Le capitalisme a toujours eu besoin d'innovations technologiques pour maintenir une économie florissante, ajoute-t-il, citant notamment l'impact économique provoqué jadis par le train, le téléphone, et maintenant la télévision. Pour lui, cette nouvelle société de l'information a tendance à renforcer la conception du citoyen comme simple consommateur. Il en conclut que le véritable défi des bibliothécaires ne sont pas les technologies de l'information, mais plutôt ce qu'il appelle « l'idéologie des technologies de l'information ». À travers les institutions comme la bibliothèque publique, et en s'appuyant sur leurs valeurs professionnelles traditionnelles valorisant l'accès universel à l'information, les bibliothécaires doivent impérativement s'impliquer dans le débat sur les idéologies de l'information.
Mais, en fait, cette question des valeurs professionnelles n'a pas véritablement été débattue au sein de la profession avant l'année 1999. L'ALA organisait en effet en juin de cette année-là un important congrès sur la formation professionnelle qui allait susciter passablement de discussions autant en aval qu'en amont de cette conférence 29. Les débats se sont cristallisés autour de l'appellation des écoles qui, comme nous l'avons précisé plus haut, ont eu tendance ces dernières années à éliminer les termes bibliothéconomie, bibliothèque et bibliothécaire de leur titre, voire de leurs diplômes 30. C'est donc autour de ce qu'il a été convenu d'appeler « la controverse du “L word” (pour Library et Librarianship) » que la question des valeurs professionnelles a pris un nouveau départ. Ainsi, déjà en avril 1999, American Libraries soulignait l'importance de cette conférence dans un numéro où se retrouvaient deux articles sur la formation favorables à la divergence des formations. Deux formateurs venaient d'abord affirmer que la science de l'information avait peu ou pas de rapport avec les réalités du marché du travail de la plupart des diplômés et que l'engagement accru depuis quelques années dans les écoles nord-américaines de professeurs n'ayant pas de formation en bibliothéconomie était dramatique. Ceux-ci concluaient que bibliothéconomie et sciences de l'information sont deux professions différentes 31. Dans le second article, Ed Quattrochi, ancien examinateur externe du Comité d'agrément de l'ALA (comité d'inspection), affirmait lui aussi que la formation en bibliothéconomie doit être considérée comme « seulement une facette de la formation des professionnels de l'information ». Son témoignage confirme que plusieurs écoles ont dû éliminer des cours spécifiques aux bibliothèques (il cite notamment l'histoire du livre, la littérature de jeunesse, et le développement des collections) dans les opérations de révision de programme destinées à conquérir de nouveaux marchés.
Mais le congrès lui-même a généré plusieurs communications intéressantes dont celle de Kathleen De La Peña McCook. Figure réputée de la bibliothéconomie aux États-Unis, son exposé est un vibrant hommage à la profession de bibliothécaire. Elle affirme avec vigueur que les nouvelles technologies ne doivent pas faire dévier les bibliothécaires de leur mission. L'objectif de la médecine est la guérison, celui du droit la justice, et les nouvelles technologies, quoique très présentes dans ces deux domaines, n'ont nullement altéré la mission de ces deux professions. De même écrit-elle, « la bibliothéconomie a un objectif tout aussi clair et simple, soit l'équité d'information, c'est-à-dire travailler à vaincre l'illettrisme sur tous les fronts incluant celui des nouvelles technologies, défendre la liberté intellectuelle, conserver, préserver et rendre accessible le savoir humain, et s'assurer qu'il y a toujours des livres à lire dans les écoles » 32.
Dans un autre article de cette conférence, Donald Sager tente de définir ces valeurs professionnelles : même si tous ont une idée assez claire de celles-ci, elles demeurent difficiles à cerner, écrit-il. « Ce n'est pas quelque chose qu'on peut transporter dans une brouette ; il s'agit de la distillation de l'expérience et de la connaissance de générations de femmes et d'hommes au service de leurs usagers » 33.
Conclusion
Ce débat n'est certes pas terminé. Le Congrès sur la formation professionnelle a formulé plusieurs recommandations qui vont obliger les formateurs et les praticiens à poursuivre leurs discussions. Quoique les participants au congrès aient reconnu l'existence des valeurs professionnelles propres à la bibliothéconomie, la première de leurs recommandations demande que soient clarifiées ces valeurs centrales de la profession. Certains suggèrent déjà que le processus d'agrément fasse une place plus importante à ces valeurs professionnelles, par exemple en refusant l'agrément aux diplômes n'assurant pas le transfert de ces valeurs professionnelles. Si l'ALA en arrive à cette conclusion, il faudra sans doute reconsidérer la « convergence » de la formation pour les différentes professions de l'information actuellement en cours en Amérique du Nord et se tourner vers une « divergence » des formations, un peu comme le modèle français (différents diplômes pour différentes professions).
Cette « divergence » n'empêcherait pas les écoles d'accéder aux nouveaux marchés, au contraire : elle les obligerait à distinguer les formations en les rendant plus spécifiques aux différents marchés, donc plus en mesure de répondre aux besoins de chacun de ceux-ci. Dans ce contexte, le modèle proposé en Indiana par Blaise Cronin – ardent défenseur de la « divergence » s'il en est – pourrait devenir la norme : une maîtrise agréée par l'ALA pour le milieu des bibliothèques, et une autre spécifique à la gestion de l'information, mais qui ne bénéficie pas de cet agrément. Cela devrait même permettre aux employeurs de mieux s'y retrouver. Quant à certains partisans de la gestion de l'information, ils pourraient prendre leurs distances par rapport à la bibliothéconomie qu'ils jugent souvent nuisible à leur « image ».
Mais, comme le soulignait Thomas Galvin, il ne faudrait surtout pas que les diverses professions de l'information se conçoivent en vase clos, intellectuellement isolées les unes des autres 34.Tout en conservant leur identité, elles doivent partager leurs expertises de manière à pouvoir poursuivre leur développement en fonction de valeurs qui leur sont propres. Pour les sciences de l'information et la gestion de l'information, il y a peut-être peu à perdre. Mais pour la profession de bibliothécaire, rien n'est aussi sûr. Sans des programmes de formation adéquats, elle risque de perdre son âme et de disparaître petit à petit. La société et la démocratie en seraient alors les plus grands perdants.