Le livre genevois sous l'Ancien Régime

par Dominique Varry

Georges Bonnant

Genève : Droz, 1999. – 362 p., 22 cm. – (Travaux d'histoire éthico-politique ; vol. LVIII). ISBN 2-600-00306-1 : 247,50 FF/37,73 euros.

L'ouvrage édité par les éditions Droz reprend huit articles de la revue Geneva ou contributions à des colloques, publiés entre 1956 et 1990. Chacun d'eux y étudie la pénétration de la librairie genevoise dans une aire géographique précise. Diplomate de métier, l'auteur a pu mettre ses affectations successives et ses réseaux relationnels au service de sa quête bibliographique.

Le monde ibérique

Un premier trio de contributions porte sur le monde ibérique : Portugal, Espagne, Amérique latine. Il montre que, sans être prépondérante, la librairie genevoise fut présente dans ces régions dès la seconde moitié du XVIIe siècle, et s'y affirma entre les années 1720-1780, prenant le relais de la librairie lyonnaise alors en déclin. Une famille comme celle des de Tournes, venue de Lyon et réimplantée partiellement dans cette ville au XVIIIe siècle, a avec d'autres (les Cramer, Grasset, Gosse, la Société typographique de Neuchâtel…) joué un rôle primordial dans ce commerce. Lyon a d'ailleurs servi, presque jusqu'aux années 1770, de plaque tournante dans ce trafic. Pour leur part, les ports de Cadix et Lisbonne réexpédiaient une partie de la marchandise vers les colonies américaines.

Privilégiant le livre latin, les ouvrages destinés à l'enseignement ou les rééditions d'auteurs ibériques à destination principalement des communautés religieuses et enseignantes, les Genevois atténuaient la provocation que représentait en milieu catholique l'adresse de Genève derrière celles de Coloniae Allobrogum, Aureliæ, Colognii… ou derrière les adresses étrangères des anciennes éditions qu'ils rééditaient. Pour certains ouvrages plus risqués, ils n'hésitaient pas à recourir à de faux-titres anodins, qui pouvaient induire en erreur un vérificateur pressé.

L'Italie

L'Italie a elle aussi constitué un excellent débouché des presses genevoises. Au XVIe siècle, celles-ci y ont surtout diffusé des traités de propagande réformée : Calvin, Ochino, Vermigli… Cette production a été rendue possible par la présence à Genève de nombreux réfugiés italiens. Par la suite, elle a mis l'accent sur les auteurs interdits en Italie : Dante, Machiavel, Sarpi… et tous les libelles contre la Cour de Rome, allant même jusqu'à éditer à deux reprises les index romain et espagnol, sans doute comme produit d'appel. La production du XVIIIe siècle fut encore plus diversifiée, incluant des ouvrages de théologie catholique et les auteurs des Lumières (Montesquieu, Newton, Raynal, Rousseau, Voltaire…). Ce commerce, qui redistribuait également des impressions européennes venues des foires de Francfort et Leipzig, eut à contourner une censure efficace, recourant aux fausses adresses et à toutes sortes de subterfuges pour l'acheminement.

Les pays du Nord

Un troisième ensemble géographique concerne les pays du Nord : Allemagne, Provinces-Unies, Grande-Bretagne. De 1570 à 1685, l'Allemagne a constitué un important débouché pour les presses genevoises et tout spécialement pour la théologie protestante et les éditions classiques. Par la suite, en particulier grâce aux foires, elle est devenue un fournisseur, et Genève s'est transformée en place de transit pour cette production. Pour leur part, les Pays-Bas ont accueilli plusieurs imprimeurs d'origine genevoise, et inversement certains imprimeurs hollandais et belges se sont établis dans la cité de Calvin.

La question religieuse, la révocation de l'édit de Nantes et l'afflux de religionnaires français dans les Provinces-Unies constituèrent jusqu'à la fin du XVIIe siècle un excellent débouché pour les presses genevoises. Inversement, celles-ci, au siècle suivant, se firent une spécialité de la reproduction des gazettes hollandaises et de leur diffusion vers l'Europe du Sud. La question des rapports entre ces deux aires géographiques est compliquée par le recours très général dans l'une et l'autre aux fausses adresses hollandaises ou genevoises selon les cas. L'exemple par excellence étant celui des de Tournes affichant Amsterdam sur leurs pages de titre. Sans être marginaux, les rapports entre les librairies genevoise et britannique semblent avoir été assez ténus. Au XVIe siècle, deux imprimeurs anglais, George Joye et Rowland Hall, s'étaient réfugiés à Genève et y avaient publié. Les éditions genevoises d'auteurs anglais, parmi lesquels les théologiens dominent, étaient pour la plupart des rééditions de traductions latines ou françaises préalablement parues ailleurs.

À la fin du XVIIIe siècle pourtant, les libraires britanniques s'intéressèrent à la production genevoise et neuchâteloise de Voltaire, Rousseau et Raynal. Après ce tour d'Europe, ou peu s'en faut, l'ouvrage se conclut par un article consacré aux imprimeurs Bonnant, actifs à Genève de 1715 à 1884. Issus d'une famille de protestants français réfugiés, leurs 169 années d'activité, qui virent la publication de 1 200 imprimés parmi lesquels les œuvres de Mallet du Pan, Isabelle de Charrière, et la participation à la publication, interdite en France, de l'Histoire philosophique des deux Indes de l'abbé Raynal, en font, après les de Tournes, la seconde entreprise genevoise d'imprimerie par sa lon gévité.

Au-delà d'une information puisée directement aux sources d'archives et au dépouillement des catalogues de nombreuses bibliothèques, cet ouvrage s'avère précieux par la publication, en fin de chaque article, d'annexes des plus utiles : listes d'auteurs étrangers publiés à Genève, éditions genevoises dans les diverses langues européennes, éditions genevoises dans les bibliothèques d'Amérique latine, catalogues de libraires genevois, livres genevois confisqués par l'Inquisition de Lima…

Enfin, au-delà du cas même de Genève, le lecteur français trouvera dans ce livre une information utile sur les rapports entretenus par cette ville avec la librairie lyonnaise, et sur le recours aux fausses adresses françaises (Besançon). Comme le souligne Jean-Daniel Candaux dans l'avant-propos, cette enquête à l'échelle de l'Europe et de l'Amérique latine, même inachevée et toujours sur le métier, « constitue la plus vaste étude jamais entreprise sur l'histoire de la librairie genevoise ancienne ». Gageons qu'elle recevra l'accueil qu'elle mérite amplement.